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Rédigé par : Gwenaëlle Mertz
Date de rédaction :
Organismes : Association pour contribuer à l’Amélioration de la Gouvernance de la Terre, de l’Eau et des Ressources naturelles (AGTER), Institut d’étude du développement économique et social (IEDES), Université Paris1 Panthéon Sorbonne
Type de document : Article / document de vulgarisation
Edgar Pisani. Utopie foncière. Ed. Gallimard, Paris, 1977.
Conscient des limites que présente la gestion du foncier agricole, Edgar Pisani, le ministre de l’agriculture qui avait été un des artisans de la modernisation de l’agriculture française dans les années 60, propose deux décennies plus tard une analyse approfondie de la question et les lignes générales d’un cadre juridique novateur. Ses propositions seront intégrés au programme du Parti Socialiste pour les élections de 1981. La pièce centrale de ce dispositif est l’Office Foncier, qui aurait eu pour fonction de concilier progressivement droits collectifs sur le territoire et droits d’usage privatifs.
Une fois la Gauche arrivée au pouvoir, le projet foncier d’E.Pisani, trop « révolutionnaire », a été très vite abandonné. Si certaines modalités pratiques peuvent aujourd’hui sembler avoir un peu vieilli, ses propositions sont toujours dans l’ensemble d’une pertinence remarquable. Cette fiche en présente une synthèse. Elle se veut une invitation pour tous ceux qui s’intéressent à la gestion du foncier rural, en France ou dans d’autres pays, à lire ou à relire l’utopie foncière, ouvrage qui vient d’être réédité en 2010.
Une proposition de loi audacieuse
En 1977, paraît l’Utopie Foncière d’Edgard Pisani. Sous un titre volontairement provocateur, il s’agit, pour cet ancien ministre de l’agriculture (1962-1966) et de l’équipement (1966-1967) sous De Gaulle, de proposer une nouvelle gestion de la terre afin de résoudre les problèmes qui commencent à poindre suite à la réforme de modernisation de l’agriculture française qu’il a largement contribué à mettre en place.
En effet, si celle-ci a été efficace par rapport à ses objectifs de relever le niveau de production, afin d’atteindre au moins l’autosuffisance en particulier grâce à une amélioration de la productivité, elle a entraîné la disparition de nombreuses exploitations et avec elle un problème désormais croissant d’accès à la terre pour produire. D’autre part, une hausse constante du prix du foncier apparaît et elle s’auto-entretient, promettant une plus-value toujours plus importante pour les propriétaires à la revente. La transmission des exploitations au sein même de la famille devient plus difficile à mesure que le capital fixe/foncier prend de la valeur, l’installation l’est encore plus car le coût de l’accès au foncier implique un endettement qui limite la possibilité de réaliser des investissements productifs en plus de la terre. Enfin, les exploitations sont encouragées à s’agrandir toujours plus pour rentabiliser leurs investissements, ce qui entraîne les agriculteurs dans un cercle vicieux d’agrandissement créant une pression forte sur la terre.
Face à ces problèmes, après avoir adhéré au Parti Socialiste en 1974, E. Pisani participe à la rédaction du programme de l’Union de la Gauche pour la présidentielle de 1981 sur le volet agricole. Dans l’Utopie Foncière, se trouvent réunies ses idées à ce sujet. Après une partie à la première personne qui explique comment il s’est trouvé confronté à l’agriculture, le livre inclut un essai présentant la relation entre l’homme et la terre en France d’un point de vue historique puis une proposition de loi transformant le régime de la propriété du sol.
Cette loi se fixe pour objectif de mener une nouvelle politique d’aménagement du territoire et du cadre de vie qui prenne en compte tout ce sur quoi elle peut avoir des conséquences. Un des moyens privilégiés pour atteindre ce but est le passage à la propriété collective du sol.
Afin de rendre cette loi applicable et opérationnelle, en plus de l’instauration d’un livre foncier, registre des réalités et valeurs foncières, sur lequel serait basée une refonte de l’impôt foncier, Pisani propose la mise en place d’offices fonciers, établissements chargés de la gestion du foncier français.
1. La mission des Offices Fonciers
L’article 26 de la proposition de loi les définit comme suit :
« La gestion par l’Office du patrimoine foncier qui est le sien a pour objet l’exécution du service public, la conduite de la politique d’aménagement du territoire et du cadre de vie et la maîtrise du marché foncier. » 1
E. Pisani veut montrer que son but n’est pas d’abolir brutalement la propriété privée du sol, par principe, mais plutôt d’atteindre ces objectifs, ce qui revient finalement à faire en sorte que le sol soit mis au service de tous les citoyens, dans leur intérêt. Les offices fonciers doivent permettre de dominer suffisamment le marché foncier pour que la spéculation sur la terre ne soit plus possible, fournir aux services publics ce qui leur est nécessaire pour remplir leurs missions et maîtriser les sols pour mener une politique cohérente d’aménagement du territoire et du cadre de vie. Les offices doivent avoir la main sur le foncier, et sur son usage, avec comme seul souci le service public. Le texte « postule que le sol est l’instrument et l’objet d’une politique collective et qu’à ce double titre la collectivité a le besoin et le droit de le posséder ».
Avec ces objectifs, l’office foncier remplit une fonction précisée à l’article 21 :
« L’Office foncier a pour fonctions l’acquisition et la gestion de tous les sols dont l’appropriation collective commande la politique d’aménagement du territoire et du cadre de vie :
- a) Il reçoit par transfert tous les biens fonciers appartenant aux collectivités et établissements publics quels que soient leur affectation et leur usage.
- b) Il est mis en possession de tous les biens déclarés vacants et sans maître.
- c) Il opère pour le compte des collectivités toutes les acquisitions foncières qu’elles ont décidé de réaliser.
- d) Pour la réalisation de réserves foncières, il acquiert à l’amiable (en achat ferme ou en viager) ou en exerçant son droit de préemption tous les biens fonciers qu’il peut acquérir. » 2
Cela fait des offices les opérateurs uniques des acquisitions foncières du pays. Ils en sont les gestionnaires et les administrateurs. Edgar Pisani précise cependant que ce processus d’acquisition ne correspond pas à une nationalisation massive de la terre, mais peut se réaliser de façon progressive en acquérant une partie des terres qui se trouvent mises en marché ou mutent chaque année (environ 1/6000ième du sol français par an à l’époque).
Leur but est de maîtriser le sol afin de mettre en œuvre la politique d’aménagement du territoire. Mais à la différence de la SAFER :
« L’Office foncier administre les biens qu’il acquiert ou reçoit. Il ne peut les rétrocéder. Ces biens sont, ou affectés à un service public, ou loués, ou concédés à long terme, ou attribués sans limitation de durée en possession familiale garantie. » 3
On voit bien ici que les offices fonciers n’ont pas simplement vocation à réguler le marché foncier mais bien à acquérir de façon progressive les terres de la Nation, et ce dans le but de les mettre à la disposition de tous, toujours dans l’intérêt de la collectivité.
2. Le cadre juridique des Offices Fonciers
« Il est créé, pour couvrir l’ensemble du territoire national, des établissements publics intercommunaux à caractère administratif, dotés de l’autonomie financière et dénommés offices fonciers. » 4
L’article 20 ci-dessus précise le caractère local des offices, choisi volontairement car plus à même de réaliser la décentralisation de la politique d’aménagement du territoire. Comme il aurait été trop compliqué et coûteux d’en créer un pour chaque commune, chaque office doit regrouper plusieurs communes sous l’autorité desquelles il se place -et non sous une autorité déconcentrée de l’État central- et ils doivent à eux tous recouvrir l’ensemble du territoire national. Les offices doivent être autonomes financièrement, pour leur permettre d’agir plus rapidement mais aussi pour garantir leur impartialité.
« L’Office foncier est administré par un Conseil composé de représentants des communes ; ce Conseil élit son président. Pour la définition de ses orientations, de ses règles d’action et de ses programmes, le Conseil bénéficie des avis et délibérations d’un Comité foncier économique, social et culturel où siègent les représentants qualifiés des différents intérêts en cause. Lorsque l’avis du Comité est émis sous la forme d’une délibération formelle, le Conseil ne peut s’en écarter qu’à la majorité des 3/5 de ses membres. L’Office publie tous les cinq ans un programme d’action ; il publie tous les ans un budget et un compte administratifs. Le contrôle de la gestion de l’Office est assuré dans les conditions mêmes où est assuré le contrôle de la gestion communale. » 5
Ce sont les représentants communaux élus qui gèrent les activités des offices, mais afin de s’assurer du caractère démocratique et représentatif de l’intérêt général des décisions, le Conseil de l’office est aidé dans ses décisions par un Comité foncier, économique, social et culturel où siègent les représentants des différents intérêts en cause. Ainsi, la population est invitée à participer à la définition, l’orientation de la politique d’aménagement de son espace permettant l’expression de la volonté de la collectivité à ce sujet. La volonté de placer la politique d’aménagement du territoire sous le regard de la population rappelle la gestion participative de la ville de Porto Alegre, dans la volonté de contrôler le travail des élus et de l’orienter au fur et à mesure. Si le pouvoir du Comité n’est pas complètement direct sur les décisions, il est tout de même bien réel à travers la possibilité de ne pas reconduire les élus aux élections suivantes.
En ce qui concerne le financement des offices, l’article 24 stipule :
« Les opérations menées par l’Office foncier sont financées par les collectivités et établissements pour le compte desquels elles sont conduites. Il peut être chargé d’accomplir certains travaux d’aménagement, comme il peut moyennant la garantie des communes qui le constituent, emprunter les sommes nécessaires aux acquisitions qui entrent dans son objet. » 6
3. La gestion du foncier par les Offices
Les offices offrent donc les terres qu’ils acquièrent aux différents acteurs de la société en fonction de l’adéquation de leur projet avec la volonté générale locale, exprimée notamment au sein des Comités. Cette mise à disposition, quelle qu’elle soit, se réalise par le biais d’un contrat. La proposition de loi encadre ces contrats, qui seront différenciés en fonction du type de bien, de son objet, et de la personne contractante.
« Pour leur habitation principale, les ménages obtiennent l’attribution d’une parcelle privative ou d’un droit indivis. Ces parcelles et ces droits sont attribués sans limitation de durée dès lors qu’ils sont transmis en ligne successorale directe. Il en est de même des terres agricoles qui fondent une exploitation de type familiale. Toute sous-location de droit ou de fait de ces biens est interdite. À l’extinction de la ligne directe, le bien foncier et les immeubles qu’il porte reviennent de plein droit à l’Office. » 7
Pour ne pas s’opposer frontalement à ce que l’on apprécie dans la propriété privée, la proposition de loi prévoit que chaque ménage pourra bénéficier d’une parcelle personnelle dont il aura la jouissance et qu’il pourra transmettre, uniquement en ligne directe, à ses descendants. Il en va de même pour les terres agricoles. Chacun aura donc toujours l’impression d’avoir son propre bien car la concession n’a pas de limitation dans le temps même si en réalité il n’en est pas le propriétaire au sens où on l’entend aujourd’hui. De fait, si la ligne directe s’éteint la jouissance du bien ne pourra être transmise à de la famille plus éloignée. Pour tous les autres types d’usage, la concession devrait aller de 18 à 72 ans selon E. Pisani. À la fin des concessions, pour quelque raison que ce soit, le bien revient à l’office, avec les améliorations éventuelles qui auront été faites dessus. Le preneur qui les aura réalisées pourra être indemnisé sous certaines conditions.
En définitive, « le contrat de possession familiale garantie ou de concession précise :
la description exacte du bien au moment de la prise de possession ;
le mode de calcul de la redevance ;
les charges auxquelles consent le preneur concernant le bien objet du contrat, son entretien et son environnement ;
les engagements pris par l’Office ou par la collectivité dans le cadre des plans d’aménagement rural ou urbain ». 8
Cette proposition de loi permet l’ouverture d’une réflexion sur les règles qui pourraient fonder un nouveau système de gestion du sol et de ce qu’il porte. L’approche par le contrat paraît intéressante dans la mesure où elle permet une certaine souplesse. Les offices, en choisissant les preneurs et en fixant les limites de l’utilisation du sol, pourraient avoir un fort pouvoir contraignant et seraient en cela peut-être plus efficaces que la loi, en imposant des contraintes environnementales par exemple. Cependant la mise en place d’un tel système pourrait bloquer le marché foncier pendant la période de transition (les gens ne voulant pas vendre pour rester propriétaires de leur bien à tout prix). Cela pourrait également entraîner la création d’un marché foncier parallèle afin de contourner les règlementations. Enfin, la lourdeur de gestion de tels offices nécessiterait une bureaucratie nombreuse et des garde-fous devraient être installés pour éviter que les concessions ne deviennent un nouvel objet de clientélisme.
Une proposition reprise dans le programme du Parti Socialiste, mais que celui ci renoncera finalement à appliquer après son arrivée au pouvoir en 1981
La réflexion sur la question foncière dans le milieu rural en France a occupé une place importante dans les années 70. De nombreux acteurs y ont contribué, des syndicalistes paysans, des chercheurs, des politiques. La mise en place de la Société Civile des Terres du Larzac, après la victoire des paysans qui luttaient contre l’expansion du camp militaire, répondait à la volonté de tester un mécanisme de gestion de type « office foncier » (Cf. la fiche sur de sujet rédigée par José Bové).
Le programme de la gauche en 1981 retient la mise en place des Offices Fonciers 9. Les difficultés du premier gouvernement de gauche sous la présidence de François Mitterrand avec les représentants des agriculteurs viendront en partie de sa volonté de remettre en cause une cogestion qui ne reconnaissait pas le pluralisme syndical, et donc d’attaquer le monopole de la Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles. Par ailleurs, le projet des Offices Fonciers était très impopulaire auprès de nombreux agriculteurs, très attachés à leurs prérogatives en matière foncière. Enfin, la situation du marché foncier avait évolué : la situation de pénurie de terres, de concurrence entre les agriculteurs, qui était si forte dans les années 60, n’existait plus au début des années 80. Sauf dans quelques régions céréalières, le prix de terres baissait, ainsi que le nombre de candidats à l’installation. En 1982, François Mitterrand lui-même annonça publiquement la renonciation aux Offices Fonciers. 10
Quand bien même la proposition de loi d’Edgar Pisani n’ait pas abouti, sa réflexion garde aujourd’hui tout son intérêt 11. Ce texte montre en effet qu’il est possible de penser une gestion du foncier qui serve l’intérêt général, avec une sécurité foncière avérée, mais sans pour autant être fondée sur un régime de propriété privée absolue. Mais l’histoire a montré que de tels changements exigent la construction progressive d’un consensus et que les modalités de mise en œuvre de principes généraux intéressants peut poser de sérieux problèmes.
1 Utopie foncière, E. Pisani, Gallimard, Paris, 1977, p. 172
2 Utopie foncière, E. Pisani, Gallimard, Paris, 1977, p. 164
3 Utopie foncière, E. Pisani, Gallimard, Paris, 1977, p. 171
4 Utopie foncière, E. Pisani, Gallimard, Paris, 1977, p. 163
5 Utopie foncière, E. Pisani, Gallimard, Paris, 1977, p. 166
6 Utopie foncière, E. Pisani, Gallimard, Paris, 1977, p. 170
7 Utopie foncière, E. Pisani, Gallimard, Paris, 1977, p. 174
8 Utopie foncière, E. Pisani, Gallimard, Paris, 1977, p. 182
9 ainsi d’ailleurs que celle d’Office de produits et d’un système de quantum, qui avait comme objectif de garantir aux petits producteurs produisant dans des conditions moyennes de productivité un revenu minimum, et d’éviter que ceux-ci soient conduits à produire de plus en plus sans se soucier de savoir s’il existe ou non une demande pour le produit, les quantités supplémentaires livrées étant payées à un prix inférieur. (Servolin, Claude. L’agriculture moderne, Le Seuil, 1989. p 223.
10 Claude Servolin, L’agriculture moderne. Le Seuil, 1989. p 230-232.
11 Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si son ouvrage, qui était épuisé depuis longtemps, a été réédité récemment.