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Fiche 2 de 3.
Rédigé par : Michel Merlet
Date de rédaction :
Organismes : Institut de Recherche et d’Applications des Méthodes de Développement (IRAM), Réseau Agriculture Paysanne et Modernisation (APM), Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme (FPH)
Type de document : Article / document de vulgarisation
Les antécédents
Le Honduras est l’archétype de la république bananière du fait du poids des mines et des plantations aux mains d’entreprises étrangères. Les intérêts des couches dominantes nationales se sont concentrés sur la côte Nord, autour de l’économie de plantation, où existe depuis longtemps un très fort degré de prolétarisation. Les régimes militaires s’y sont succédé jusqu’à une période récente.
Le Honduras a un héritage colonial proche de celui du Nicaragua. Mais ce n’est qu’après la seconde guerre mondiale qu’une paysannerie métisse développe en silence la culture du café dans les zones montagneuses, sur la base d’investissement en travail. Du fait de l’importance des enclaves minières et bananières, cette production n’est pas l’enjeu d’une lutte violente avec les couches dominantes comme cela a été le cas au Nicaragua.
La réforme agraire hondurienne
Elle débute en 1962, quelques années après la révolution cubaine, avec l’appui de l’Alliance pour le Progrès et avec comme premier objectif d’éviter la contagion révolutionnaire.
Après la grève générale de 1954, les conflits agraires s’étaient multipliés sur la côte Nord où l’organisation syndicale ouvrière était puissante. Des licenciements massifs avaient forcé un retour à la petite production directe, ce qui impliquait de pouvoir accéder à des terres qui le plus souvent étaient accaparées par de grands éleveurs. C’est dans ce contexte que naquit la première organisation fédérative paysanne 1 qui organisa les premières invasions de terres appartenant à des compagnies bananières transnationales. Elle n’obtint jamais de statut légal: accusée de communiste, elle fut violemment réprimée.
Le gouvernement avait besoin pour réaliser une réforme agraire modérée d’organisations paysannes qu’il puisse contrôler. L’ANACH 2 est créée dans ce but; elle sera à l’origine, par divisions successives, d’un grand nombre d’organisations paysannes travaillant avec le secteur réformé.
La première loi de réforme agraire (Décret #2 du 29/09/62) prévoit la redistribution de parcelles individuelles à partir de terres aux statuts juridiques divers (nationales, communales ou privées), affectées parce qu’en friches ou pour avoir été appropriées illégalement. Son application très lente et la répression du mouvement paysan font avorter cette première tentative.
Au cours de ces mêmes années, un modèle d’organisation collective est expérimenté avec succès par la coopérative de Guanchías, intégrée par d’anciens ouvriers des plantations de bananes qui travaillent sur des terres abandonnées par la Tela RR Co. Le décret #8 de 1972 précipite la distribution de terres nationales et communales, tout en donnant son aval à cette option collective. Les mobilisations paysannes exigeant l’accélération du processus de réforme agraire, organisées par l’ANACH et souvent réprimées, permettent l’adoption d’une seconde loi de réforme agraire en janvier 1975 sous le régime réformiste du Général López Arellano. Cette fois, ce sont les redistributions de terres sous des formes collectives, coopératives ou entreprises, qui sont privilégiées.
Les arguments sont économiques (besoin de moderniser l’agriculture, d’utiliser des intrants et des machines) mais aussi moraux (lutte contre l’égoïsme et l’individualisme). Les documents utilisés pour la formation des dirigeants paysans, en apparence «modernistes» et «progressistes» révèlent une totale méconnaissance de la petite production familiale et un profond mépris des couches paysannes, considérées comme arriérées et incultes 3. On y retrouve mêlées des influences du modèle collectiviste israélien et des aspirations « socialistes » d’intellectuels et de militants 4. L’Etat a systématiquement un double jeu: suivant les circonstances, il appuie ou il accuse de communistes ceux qui promeuvent la réforme agraire.
Les organisations paysannes 5 s’enferment dans un rôle de promotion des coopératives et entreprises associatives de la Réforme Agraire, sensé mettre un terme à l’obscurantisme et au retard technologique des paysans individuels et permettre d’accéder à cet idéal mythique de l’entrepreneur. La cooptation du mouvement paysan se développe avec le financement de la plupart des organisations par les institutions de Réforme Agraire, souvent sous prétexte de formation, et de réels problèmes de corruption.
Bien que la loi de 1975 établisse aussi la possibilité d’affecter les terres de propriétés privées dont l’utilisation n’est pas en conformité avec la « fonction sociale » de la propriété, le processus de réforme agraire consiste surtout en un processus de « récupération de terres nationales » de la frontière agricole récente, « illégalement » en possession de grands éleveurs 6. La loi ne réussit pas à éliminer les formes de faire-valoir indirect et crée des contraintes supplémentaires pour les petits producteurs.
La lutte pour la terre est monopolisée par les organisations paysannes liées à la gestion de la réforme agraire. Pour avoir une chance d’accéder à de la terre, il faut intégrer un groupe de paysans sans terres, une des « bases » d’une organisation, participer à une prise de terre et obtenir ensuite de l’Institut National Agraire l’autorisation de rester sur ces terres, puis, beaucoup plus tard, la légalisation de la propriété collective.
Si la « propriété » ou les droits formels sur la terre restent dans tous les cas au niveau du collectif, la production dans les groupes de base est loin d’être complètement collective, même dans les plaines du littoral atlantique 7. L’aspiration des producteurs était beaucoup plus d’accéder à une parcelle individuelle que de travailler collectivement. Ils y avaient d’ailleurs directement intérêt, sauf dans certains cas précis, pour certaines spéculations (banane) ou quand les surfaces par coopérateur étaient importantes 8.
Plus de trente années d’application de programmes de réforme agraire n’ont pas permis au Honduras de résoudre le problème de l’inégalité foncière. Les producteurs sans terre ou ne disposant pas de plus de 1 ha étaient estimés en 1993 à plus de 200.000, soit 44% des familles rurales. La réforme agraire hondurienne a permis en tout et pour tout l’assignation d’environ 380.000 ha, soit environ 14% des terres cultivées, ou 4% du territoire total du pays 9.
Les années 1990: remise en cause des schémas historiques de la réforme agraire
La loi pour la modernisation et le développement du secteur agricole (1992)10 constitue la pièce centrale d’un dispositif visant à reconstruire sur de nouvelles bases l’ensemble du développement agricole du pays, dans le cadre de l’application de politiques d’ajustement structurel. Définie avec l’aide d’assesseurs internationaux 11, elle modifie dans de nombreux domaines les lois antérieures avec une claire orientation idéologique libérale.
La loi entend accélérer le processus de transfert formel de la propriété de l’Etat aux particuliers en réduisant à 3 ans le temps minimal d’occupation de terres nationales nécessaire pour pouvoir obtenir un titre. La loi vise aussi à réintégrer les terres du secteur réformé dans le système général d’enregistrement de la propriété en accélérant les processus d’émission de titres et leur inscription dans le registre de la propriété. En ce qui concerne la réforme agraire, la loi remet en cause la priorité au collectif: les bénéficiaires peuvent désormais opter pour l’attribution de parcelles individuelles et les membres de coopératives ou d’entreprises associatives disposent d’un titre de participation établissant la part du capital total qui leur revient. La loi réduit de 5 à 1 ha la surface en dessous de laquelle une exploitation est considérée comme minifundio et n’est pas susceptible d’être légalisée. Enfin, elle autorise la vente des terres des bénéficiaires de la réforme agraire, une fois que celles-ci ont été légalisées.
En même temps, la loi supprime les moyens légaux de poursuivre une réforme agraire véritable, redistribuant la terre d’une façon plus égalitaire:
elle autorise l’existence de propriétés dépassant les limites que fixait la loi de 1975, si elles font l’objet de projets d’investissement importants
elle supprime le faire-valoir indirect comme motif d’affectation pour la réforme agraire
les terres incultes restent en théorie susceptibles d’être expropriées …. sauf si elles sont couvertes de forêts.
La loi de modernisation redonne aux détenteurs de titres de propriété sur le foncier la propriété des arbres 12. Elle cherche à généraliser les mécanismes de marché, et à favoriser la location des terres et le co-investissement dans la production agricole.
La loi de modernisation prévoit cependant des mécanismes destinés à aider les petits producteurs à devenir plus compétitifs:
une aide exceptionnelle d’installation aux bénéficiaires de la réforme agraire et aux bénéficiaires des programmes de remise de titres,
la mise en place d’un réseau de caisses d’épargne et de crédit rural qui sensée travailler avec les organisations paysannes
la mise en place de mécanismes permettant à plus de producteur d’accéder au foncier par le biais du marché. 13
Dans la pratique, l’application de la loi va être beaucoup plus caricaturale que son texte ne le supposait. Aucune des trois propositions visant à favoriser une meilleure insertion des petits producteurs dans les marchés, capital d’installation, caisses de crédit, fond de terre, ne fut jamais suivie de la moindre application.
La « privatisation » des forêts va générer un problème important en redonnant de la valeur à de vieux titres de propriété émis pendant la période coloniale ou après l’indépendance et détenus par des co-propriétaires n’ayant jamais légalement divisé leurs terres (sitios proindivisos) et ayant souvent perdu complètement l’usage de terrains occupés depuis des générations par des paysans ne disposant pas de titres. Au lieu de sécuriser le foncier, la loi va considérablement augmenter l’insécurité des usufruitiers.
Enfin, et c’est sans doute un des éléments les plus significatifs, la loi va permettre une explosion des ventes de terres de la part des coopératives et entreprises de la réforme agraire.
Le processus de vente de terres du secteur réformé avait commencé avant même la publication de la loi, en 1990, avec la vente de l’entreprise associative phare « Isletas » par les membres à la Standard Fruit Company, pour un prix estimé au quart de sa valeur. Bien que la vente ait été en principe interdite par la loi de Réforme Agraire, l’Institut National Agraire ne s’y était pas opposé. Les ventes de terres vont se multiplier après la publication de la loi, surtout sur les terres fertiles qui peuvent produire de la banane ou de la palme. Après la dévaluation de la monnaie hondurienne et face à un marché en expansion de la banane, il y avait là pour les entreprises transnationales et pour quelques très grands entrepreneurs honduriens une opportunité d’investissement à saisir.
En mai 1994, soit à peine deux ans après la publication de la loi, les groupes paysans du secteur réformé avaient vendu plus de 30.000 ha de terres, soit un peu plus de 7% du total des terres réformées. Dans certaines régions au fort potentiel agricole, comme le littoral nord, où se sont concentrées plus de 80% des ventes, l’impact sur le secteur a été considérablement plus important.
L’ampleur du phénomène traduit bien la fragilité de nombre d’entreprises associatives et coopératives de réforme agraire, souvent en difficulté économique et minées par la corruption de leurs dirigeants. Le processus a continué par la suite dans tous les cas où les terres réformées étaient de qualité et bien situées, mais nous ne disposons pas de chiffres plus récents.
D’autres phénomènes, location de terres à des producteurs ou des entreprises, ou établissement de systèmes de « co-investissement » avec des capitalistes nationaux ou étrangers se sont aussi développés dans le secteur réformé. Les modalités de ces contrats varient mais les producteurs perdent en général le contrôle du processus de production, devenant des ouvriers qui continuent à assumer une partie des risques et ne peuvent même pas toujours valoriser la terre qu’ils apportent.
Les organisations paysannes ont beaucoup de mal à construire une stratégie commune d’alliance pour la défense et la promotion de l’agriculture paysanne 14. La principale organisation de petits producteurs individuels regroupe des petits et moyens producteurs de café 15. Mais ses activités restent liée au produit, et, bien qu’elle soit aujourd’hui présente presque partout dans le pays, elle n’intervient pratiquement pas dans le débat et l’application de la réforme agraire et des politiques foncières.
Dans ces conditions, il n’a fallu que quelques années pour que les effets de redistribution foncière de la réforme agraire hondurienne soient gravement remis en cause. De nouveau, des luttes pour l’accès à la terre commencent à surgir, en particulier dans le Nord du pays, avec leur cortège de violence et de répression.
1 le Comite Central de Unificación Campesina, qui se transforme en 1962 en FENACH [Féderación Nacional de Campesinos de Honduras].
2 Associación Nacional de Campesinos de Honduras
3 Voir « Teoría de la organización », C. Santos de Moraís.
4 Dans un pays où les plantations « modernes » des transnationales bananières côtoient une agriculture indienne et métisse pauvre qui n’avait jamais vraiment été reconnue par la colonisation espagnole, et dans lequel les producteurs les plus combatifs ont souvent eu une longue expérience salariée, on comprend la force d’un tel discours.
5 même les plus radicales souvent fortement réprimées par les gouvernements successifs
6 Dans les années 60 et 70, une vaste partie du territoire hondurien était encore couverte de forêts. Selon la législation hondurienne, les terres sur lesquelles aucun titre de propriété n’a été distribué sont considérées comme « nationales ». Le processus de frontière agricole, avec déplacement des paysans pauvres et installation de grandes exploitations pratiquant l’élevage extensif n’est pas accompagné de l’émission de titres fonciers.
7 En 1989, seulement 9% des groupes de la région Nord organisaient quasiment toutes les productions collectivement. 44% des groupes maintenaient au moins une parcelle en commun. 47% avaient divisé la terre en parcelles individuelles qu’ils travaillaient en maintenant une organisation coopérative pour les services (17%) ou sans aucune organisation coopérative (30%).
8 La valeur ajoutée par ha était alors très souvent très inférieure à ce qu’elle aurait été avec des systèmes de production paysans en polyculture élevage (monoculture de palme, par ex.).
9 70% des terres, soit couvertes de forêts soit dites de vocation forestière, font partie du « domaine public ».
10 voté sous le gouvernement R. Callejas.
11 USAID, principalement.
12 Depuis les années 70 jusqu’en 1992, les forêts étaient au Honduras propriété de l’Etat, même si le sol était propriété privée.
13 Des lois spécifiques complémentaires furent même votées dont celle sur le « fondo de tierras ».
14 Certaines, réunies au sein du COCOCH et pour la plupart historiquement liées à la réforme agraire, sont pourtant très actives au niveau national et international, avec VIA CAMPESINA.
15AHPROCAFE. Ce secteur a bénéficié d’un appui très différent de celui apporté à la réforme agraire avec la constitution d’un institut du café, d’une Banque du Café et d’une organisation de producteurs, tous financés par les producteurs via un prélèvement sur les exportations. Le secteur est devenu un des piliers de l’économie nationale.
Merlet, Michel. Réformes agraires, marchés fonciers, organisations paysannes: échecs et défis. Les cas du Nicaragua et du Honduras. Communication au Séminaire International Transitions foncières et changement social. CIESAS - IRD. Mexico. Mars 1999.
IRAM [MERLET M., POMMIER D. et al.] Estudios sobre la tenencia de la tierra. OTR. Banco Mundial. Septiembre 2000.
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