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Fiche 3 de 3.
Rédigé par : Michel Merlet
Date de rédaction :
Organismes : Institut de Recherche et d’Applications des Méthodes de Développement (IRAM), Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme (FPH), Réseau Agriculture Paysanne et Modernisation (APM)
Type de document : Article / document de vulgarisation
Les histoires agraires coloniales et post-coloniales du Nicaragua et du Honduras présentent de nombreuses similitudes. Les deux pays ont été au cours des dernières décennies le théâtre de réformes agraires qui se voulaient ambitieuses, menées dans des contextes politiques très différents. Leur étude comparée est riche d’enseignements. Dans les années quatre vingt dix, ils ont été soumis à des politiques d’ajustement structurel; les programmes de réforme agraire ont été stoppés pour revenir à des mécanismes de marché. Dans les deux cas, les acquis des transformations agraires 1 se sont effondrés avec une rapidité étonnante.
Pourquoi des réformes agraires qui avaient été le fruit de luttes sociales très dures, qui avaient impliqué de lourds sacrifices économiques et humains et qui avaient été menées avec un fort soutien de l’Etat pendant de longues années se sont-elles montrées aussi fragiles ?
La réponse n’a pas qu’un simple intérêt académique. Les leçons que l’on peut tirer de ces deux expériences doivent pouvoir aider à mettre en place des politiques foncières plus efficaces et plus durables.
1 Il serait plus juste de dire ce que l’on pensait être les acquis !
Les limites des deux réformes agraires
Les réformes agraires sont nécessaires pour corriger de fortes inégalités d’accès au foncier. Elles impliquent une intervention lourde de l’Etat. Les exemples honduriens et nicaraguayens illustrent à quel point le retour aux mécanismes de marché pose problème.
La façon dont les réformes agraires ont été réalisées, loin de préparer les bénéficiaires à la gestion du foncier dans la durée, a entraîné dans les faits et contrairement aux intentions affichées, une accélération du processus de transformation de la terre en marchandise.
L’imperfection des processus de légalisation des terres expropriées est souvent présentée comme une des principales faiblesses des réformes agraires des deux pays. Si elle a grandement facilité la remise en cause ultérieure des titres, en particulier au Nicaragua, les véritables problèmes de fonds sont ailleurs.
Bien que constituant aujourd’hui la priorité des organismes internationaux, l’émission de titres fonciers et le libre marché ne constituent pas des éléments suffisants pour garantir une distribution optimale des ressources foncières.
La sécurité de l’accès au foncier n’est pas liée mécaniquement à la possession d’un titre légal 1. Ce sont beaucoup plus des mécanismes sociaux locaux qui assurent en général le respect des droits de chacun.
L’histoire montre que les marchés fonciers dans la région 2 sont imparfaits, cloisonnés et peu transparents.
On constate que ce n’est pas parce qu’une réforme agraire a réalisé des redistributions de terres sur un pourcentage important du territoire agricole qu’elle atteint nécessairement ses objectifs: la perpétuation des acquis dans le temps exige la mise en place de mécanismes postérieurs de régulation des marchés fonciers. Or cela implique une construction institutionnelle spécifique, qui fonctionnera certainement mieux si elle intègre d’une façon ou d’une autre les principaux acteurs directement intéressés, les organisations de petits producteurs.
Les deux réformes agraires étudiées n’ont pas permis une telle structuration du milieu, et l’augmentation de capital sociétal qu’elle implique.
Les transformations n’ont été radicales que seulement en apparence, puisqu’elles n’ont pas réussi à modifier durablement les rapports sociaux dans les campagnes ni les rapports de force autour du foncier.
Les deux études de cas montrent aussi que le débat entre le « tout Etat » et le « tout marché », essentiellement idéologique, ne permet pas de bien rendre compte de la réalité: il la rend plus opaque et fait obstacle à la découverte des vraies raisons des phénomènes et à la prise ne compte des véritables intérêts des différents groupes sociaux.
Il est possible de préciser plusieurs aspects qui jouent un rôle central dans les échecs ou limites des deux réformes agraires.
Un traitement dogmatique de l’individuel et du collectif
L’imposition de formes collectives de production, sous des prétextes divers a constitué un élément central des politiques de réforme agraire tant au Nicaragua qu’au Honduras.
Ne pas reconnaître que l’individuel et le collectif constituent des éléments inséparables et articulés de façon dialectique, amène nécessairement à des positions dogmatiques, qui ne sont pas politiquement neutres.
Dans les deux cas qui nous intéressent, les conséquences les plus importantes de l’imposition des formes collectives ont été de deux ordres:
Elle a inhibé la construction de mécanismes réalistes et d’institutions durables de gestion de biens communs, en imposant des solutions figées et souvent irrationnelles;
Elle a limité l’intérêt du petit paysannat individuel envers la lutte pour l’approfondissement de la réforme agraire
Des interventions qui ne permettaient pas les évolutions
Les structures agricoles paysannes évoluent sans cesse, au gré de la reproduction des familles. Des mécanismes permanents d’adéquation de l’accès au foncier sont donc nécessaires, qui passent par les héritages, les ventes, les locations, les prêts, même parfois par des relations de métayage.
En interdisant légalement aux bénéficiaires de la réforme agraire la plupart de ces mécanismes, les réformes agraires handicapent gravement ceux-ci ou les obligent à opérer les réajustements (ventes de parcelles, cessions en métayage ou location) nécessaires à la survie des exploitations de façon plus ou moins clandestine, en marge ou en violation ouverte des lois. La capitalisation sociale de ces expériences et leur institutionnalisation en devient pratiquement impossible.
Un secteur réformé traité à part et des réformes faites par l’Etat de façon dirigiste et verticale
Dans les deux pays, un régime foncier spécifique a été créé pour le secteur réformé, où le marché ne s’appliquait pas, ou pas de la même manière. Les titres de réforme agraire ne sont pas de véritables « titres de propriété », mais plutôt des « titres d’usufruit ». Les terres ne peuvent être vendues ni hypothéquées, mais seulement transmises en héritage sous certaines conditions aux descendants.
Ces limitations étaient établies:
de façon temporaire, comme au Honduras, où les titres de réforme agraire devenaient après un certain nombre d’années de véritables titres de propriété, une fois que le bénéficiaire avait rempli un certain nombre de conditions - bonne utilisation et mise en valeur, paiement des annuités pour l’acquisition des droits), ou
de façon définitive comme au Nicaragua avant 1990.
Si cette option permettait d’éviter une nouvelle concentration des terres, elle permettait surtout aux gouvernements de tirer parti du levier politique que constitue la réforme agraire et d’accroître leur pouvoir et contrôle à court terme sur les populations rurales.
Mais la spécificité du secteur réformé ne se limite pas au régime foncier. Elle déborde sur les aspects d’organisation. Les paysans du secteur réformé sont invités à s’organiser de manière indépendante, sous la tutelle de l’Etat, qui leur apporte des appuis particuliers. Ils ne peuvent développer d’espaces propres de décision ni d’intervention sur le marché de la terre, puisque le secteur réformé sur lequel ils travaillent a été en quelque sorte exclu du domaine foncier ordinaire.
En conclusion, tant au Honduras qu’au Nicaragua, ce sont les gouvernements qui dirigent les transformations agraires, ne laissant aux organisations qu’un rôle d’application à la base des modèles et de formation idéologique, et pas du tout un rôle de conception et d’expérimentation sociale. La réforme agraire est de ce fait coupée des luttes paysannes, souvent circonscrites aux prises de terres.
Les organisations paysannes se sont confinées dans des rôles de:
de pression sur l’Etat pour l’adoption de textes de loi de réforme agraire, sans contester le monopole du niveau central de celui-ci sur la gestion du foncier ni revendiquer une participation croissante de leurs instances au niveau local dans ce processus.
de pression sur l’Etat pour la remise de titres de réforme agraire, sans discuter la nature des droits que conféraient ces titres,
de divulgation des messages idéologiques et politiques, ce que l’on appelle en Amérique Latine la « conscientisation » des producteurs.
Les organisations paysannes des secteurs réformés ont eu tendance à se couper des revendications profondes du monde paysan, ce qui les rendit fragiles et vulnérables, quand bien même elle ait pu jouir d’une certaine influence du fait de leur capacité de dialogue avec le pouvoir central. Elles n’ont pas non plus joué de rôle dans la résolution des conflits et à la gestion des ressources naturelles et du foncier et se sont ainsi transformées en exécutants des mesures gouvernementales, intégrant parfois en leur sein des pratiques et conceptions verticales de l’Etat.
Les divisions entre secteur réformé et secteur non réformé ont rendu la construction d’un projet commun entre producteurs et la mise au point d’alliances très difficiles. Ce sont au contraire les antagonismes et les contradictions d’intérêts qui ont été mis en avant. L’évolution des rapports de forces en faveur de la réforme agraire s’en est trouvée bloquée.
Les réformes agraires du Nicaragua et du Honduras ont été faites de façon telle que les paysans qui étaient censés en être les bénéficiaires ne puissent en aucun cas devenir un danger pour les classes dominantes.
1 Au Honduras, les producteurs de café se sont développé sans titres de propriété jusqu’à devenir suivant les années les premiers ou seconds exportateurs du pays.
2 et c’est très souvent le cas, du fait même de la nature des relations sociales qui se nouent autour de la terre et qui font que la terre ne peut pas être un bien marchand comme un autre.
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