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Fiche 1 de 4.
Rédigé par : Hubert Cochet
Date de rédaction :
Type de document : Article / document de vulgarisation
400 ans de spoliations foncières
Bien que les premières institutions coloniales aient surtout eu pour objectif la captation et le contrôle de la force de travail indigène, notamment pour travailler dans les mines, les colons s’intéressent de plus en plus à la terre à partir du XVIIe siècle. Tandis que la rentabilité de l’exploitation des mines d’argent diminue, les capitaux se déplacent vers le secteur agricole et l’hacienda coloniale se développe d’emblée comme un grand domaine d’agriculture commerciale. C’est d’abord autour de la production de blé et de canne à sucre que s’organise l’hacienda, notamment sur les terres les plus propices et parfois irrigables. Alors que le maïs est dans un premier temps « laissé » aux indiens, l’hacienda prendra peu à peu le contrôle de cette production, et surtout de son stockage et de son commerce, au XVIIIe siècle.
La céréaliculture à jachère (maïs et blé) et traction attelée légère se développe, notamment autour des villes espagnoles et des mines. Les nouveaux outils (araire + joug de corne) s’imposent dans un contexte de raréfaction de la main d’œuvre mais restent limités aux grands domaines espagnols en cours de constitution. L’usage de la traction attelée ne se diffuse en fait qu’au fur et à mesure de l’appropriation du sol par les colonisateurs. L’agriculture manuelle d’autosubsistance, basé sur le maïs associé se perpétue en zones « refuge ». Il faudra souvent attendre plusieurs siècles avant que la paysannerie d’origine indienne puisse avoir accès à la traction attelée.
Au cours du XVIIe siècle (entre 1640 et 1700), la majorité des haciendas voient leur tenure légalisée par la procédure de composición de tierras, un achat de droits sur la terre à la Couronne espagnole avec délivrance d’un titre de propriété. Le peon est alors un travailleur, ouvrier agricole en théorie « libre » mais dans la réalité retenu au domaine par les dettes qu’il a contractées auprès de la tienda de raya, magasin de l’hacienda où s’allonge l’ardoise du peon, et dans laquelle l’ouvrier est tenu de réaliser ses achats. En outre, le peon est logé (acasillado) à temps plein dans l’hacienda et ne peut quitter le domaine tant qu’il lui reste des dettes à rembourser. Cette dette est transmissible par héritage de sorte que l’on parle parfois de « servage pour dette » pour désigner ce rapport social liant « l’ouvrier lié » au patron de l’hacienda. L’hacienda est cependant une réalité plus complexe et différenciée car coexistent en son sein plusieurs unités de production très différentes : le cœur de l’hacienda, (les meilleurs terres) est le plus souvent cultivé en faire valoir direct avec les péons tandis que d’autres familles exploitent la périphérie de l’hacienda et sont reliées au propriétaire par des contrats de fermage ou de métayage (schéma n° 1). Les communautés indiennes qui subsistent dans les interstices laissés vacants par les grands domaines sont elles-mêmes engagées dans des relations de travail avec l’hacienda (journaliers pendant les pointes de travail par exemple).
L’Indépendance du Mexique (1820) ne modifie pas ce schéma. Comme dans toute l’Amérique Latine, le XIXe siècle est dominé par un mouvement libéral, inspiré pour partie par les idéaux de la Révolution Française et qui débouche sur le triomphe de la propriété privée (au sens du droit individuel d’user, d’abuser et d’aliéner). Il en résulte une série de lois libérales (et anticléricales) qui font de la terre une marchandise et de la propriété privée le seul rapport de l’homme à la terre reconnu par la loi, toutes les autres formes de jouissances foncières ne reposant pas sur la propriété privée étant abolie. La « propriété de main morte », c’est à dire appartenant à une personne morale, à une collectivité, est déclarée hors la loi et doit être mise en vente (desamortización).
Au Mexique, sont particulièrement visées :
les terres de l’église et des congrégations religieuses
les terres des communautés indiennes, les ejidos, qui appartenaient à la communauté toute entière et dont seul l’usufruit était accordé à tous les membres de la communauté.
Les communautés indiennes perdent, de ce fait, toute personnalité juridique et cessent d’exister de jure. Tandis que la tenure des communautés indiennes est déclarée illégale, ces dernières doivent accepter le fractionnement et la mise en vente, par lot, du territoire de la communauté. Pour devenir propriétaire, chaque membre de la communauté indienne doit donc se porter acquéreur d’un lot et s’acquitter de l’impôt foncier désormais exigé par les pouvoirs publics (alcabala). Il en résulte une vague massive de spoliation des terres indiennes, peut être la plus massive de l’histoire. Elle profite largement aux hacendados, dont l’emprise territoriale ne cesse de s’étendre durant les dernières décennies du XIXè mais aussi aux rancheros et sans doute à certains caciques indigènes profitant du mouvement pour assoir leur hégémonie.
Etat des lieux à la veille de la révolution mexicaine.
En 1910, le Mexique compte environ 15 millions d’habitants. Il a fallu pratiquement 4 siècles pour retrouver le niveau démographique pré-cortésien (10-20 millions d’habitants). Le Mexique compte encore 70% de ruraux et 90% des travailleurs de l’agriculture n’ont aucun droit sur la terre.
Le Mexique compte alors1 :
8400 haciendas dont la surface moyenne est de 13 500 ha
50 000 ranchos de 200 ha en moyenne
plus de 110 000 petits propriétaires ayant en moyenne une douzaine d’ha
Il y avait, à l’époque 3 millions de familles de peones et quelques 400 000 familles de métayers ou fermiers2. 60% des communautés indiennes ont été complètement désintégrées ou prolétarisées.
La montée du mécontentement et la multiplication des révoltes paysannes aboutissent au mouvement insurrectionnel de 1910 et à la révolution. Emmenés par Emiliano Zapata au Sud et Pancho Villa au Nord, les masses paysannes unissent leurs efforts autour du slogan « Tierra et Libertad ». Une alliance avec la classe ouvrière et la bourgeoisie, notamment urbaine, permet de renverser le dictateur en 1910. S’ensuit une longue période de troubles et de guerre civile (1910-1920).
La première phase de la réforme agraire et la procédure de restitución (1915-1934).
En 1915 est promulguée la première loi de réforme agraire, loi dont les éléments sont inscrits dans la constitution de 1917, notamment dans son article 27, désormais célèbre.
Cette loi :
établit que les terres et les eaux appartiennent à la Nation
restitue la personnalité juridique aux communautés indiennes
permet aux communautés indiennes de réclamer la restitution des terres spoliées par la procédure de restitución
déclare nulles toutes les ventes de terres ayant appartenu aux communautés indiennes effectuées après la desamortización.
Cette procédure vise la restitution des ejidos aux communautés indiennes, le terme ejido désignant alors, comme dans le passé, les terres appartenant collectivement à la communauté.
Par contre, cette loi ne remet pas en cause les partages et mises en vente effectués dans le cadre de la desamortización du siècle passé, mais seulement les ventes illégales effectuées par la suite. Le partage des communs peut cependant être remis en cause et annulé si les 2/3 des membres de l’ancienne communauté en font la demande, disposition bien théorique (ce sont les enfants et petits enfants qui sont concernés !) et qui ne semble pas du tout avoir été appliquée (Dans les communautés indiennes qui ont survécu à la desamortización, les parcelles seront plutôt assimilées et considérées comme de la propriété privée).
Elle ne permet pas davantage que les ouvriers de l’hacienda puissent réclamer le partage des terres. En 1922 une loi précise qu’il est interdit au nucleo de l’hacienda de solliciter une dotation foncière. Les peones ne sont donc pas considérés comme « sujets de droit agraire » et donc exclus de tout processus de redistribution foncière Cette loi ne peut donc concerner que les terres périphériques de l’hacienda, celles qui avaient été gagnées tardivement, et illégalement, au détriment des communautés indiennes.
Le cœur de l’hacienda, les meilleures terres donc, notamment celles qui bénéficiaient parfois d’infrastructures d’irrigation, n’est donc pas touché par cette première phase de la réforme agraire, pas davantage que les rapports sociaux de production qui en sont le fondement. Cette loi reflète en réalité davantage une concession faite à une partie de la paysannerie pour sa participation massive au soulèvement de 1910, et la nécessité de désamorcer les conflits dans les campagnes, plutôt qu’une volonté de changer la structure agraire du pays dans un sens plus égalitaire.
La grande propriété reste donc à l’abri de la réforme agraire. Le juicio de amparo, procédure d’appel offerte aux grands propriétaires affectés par une menace de restitución prolonge considérablement la mise en application de la réforme tout en la rendant plus coûteuse pour les communautés indiennes qui s’y engagent.
Le bilan de la réforme agraire que l’on peut établir ex post montre que cette procédure de restitución a eu un effet très limité : moins de 500 « résolutions présidentielles » concernent une « restitution » sur les 30.000 qui furent signées tout au long du processus de réforme agraire (Warman, 2001 p. 98)3.
Le bilan de ces 20 premières années de réforme agraire, bien timide au regard des phases ultérieures de la réforme agraire, fait apparaître (graphique n° 1) une distribution d’environs 7.7 millions d’hectares (3-4% du territoire national) à environ 780 000 familles paysannes. Les terres distribuées ne sont pas les meilleures. En moyenne sur ces 20 premières années, la surface reçue par chaque bénéficiaire est de 0.33 ha d’irrigué + 1.77 ha de pluvial et 7.77 ha de pâturages et parcours.
La plus grande partie de la paysannerie, exclue de fait des bénéficiaires potentiels de la réforme agraire, ne voit donc pas sa situation s’améliorer et de nombreux soulèvements paysans ponctuent cette période.
Par ailleurs la réforme agraire n’est pas conçue comme un outil de développement économique, bien au contraire. Le président Calles propose d’ailleurs d’en finir (déjà !) avec la réforme agraire et de s’en tenir à son objectif de justice sociale et surtout pas d’en faire un outil de développement économique. Il mise sur le développement basé sur les grands domaines agro-exportateurs mais la crise de 1929 et l’effondrement des exportations sonneront le glas de cette illusion.
La Réforme agraire pilier du développement économique. 1934-1940.
Avec l’arrivée au pouvoir du Général Lázaro Cardenas, la réforme agraire entre dans une nouvelle phase. Dès lors, la réforme agraire n’est plus considérée comme une concession accordée sous la pression populaire ; elle devient un outil de développement économique.
Le Code agraire de 1934, première grande refonte de l’article 27 constitutionnel, introduit des changements majeurs :
1/ Il accorde à tous les travailleurs des haciendas la possibilité de réclamer la terre en leur donnant le statut de « sujet de droit agraire ». Les peones peuvent donc s’organiser pour réclamer, en groupe, une dotation foncière (et non plus une simple restitution)4. La procédure de dotación prévoit d’attribuer la terre sous forme d’ejido, mais le sens de ce mot a évolué et il désignera désormais à la fois les terres attribuées dans le cadre de la réforme agraire à un collectif de demandeurs et le collectif lui-même. Les caractéristiques de l’ejido sont les suivantes :
l’Etat (la Nation) reste propriétaire de la terre
il concède un droit d’usage (usufruit) au groupe de bénéficiaires, chaque membre du groupe étant identifié comme ejidataire
cet usufruit est en général partagé entre les membres du groupe sous forme de parcelles individuelles (la parcela ejidal désignant la dotation individuelle de chacun) sauf les parcours et bois pour lesquels chacun dispose d’un droit d’accès.
Cet usufruit individuel (la parcela) est transmissible par héritage, indivisible (pour éviter à terme le morcellement) et inaliénable (toute forme d’achat/vente, location, hypothèque ou cession en Faire Valoir Indirect étant proscrite).
2/ La procédure d’appel à laquelle pouvait se référer les grands propriétaires affectés par la réforme agraire (juicio de amparo) est supprimée.
3/ Un plafond est instauré à la propriété privée :
100 ha en irrigué
200 ha en pluvial
ou la surface nécessaire à l’entretien de 500 têtes de gros bétail
Toute propriété privée restant en deçà de ces plafonds n’est plus susceptible d’être affectée par la réforme agraire et est donc désormais reconnue et protégée par la loi5.
4/ On introduit la notion d’exemption d’application de la réforme agraire pour raison d’élevage ou inafectabilidad ganadera pour protéger de toute affectation les grands domaines d’élevage extensif.
Un propriétaire peut donc, sous certaines conditions, obtenir un « certificat de protection » ou certificado de inafectabilidad ganadera6. Il s’agit de rendre « compatible » la poursuite de la réforme agraire et le développement émergent de l’élevage bovin extensif notamment sur les franges tropicales moins peuplées (front pionnier). On mesure là un aspect ambigu de cette réforme agraire qui, bien que radicale par certains aspects, laisse les mains libres à certains secteurs pour poursuivre leur développement à l’abri et en marge de la réforme agraire.
Mais cette fois-ci, et contrairement à la période précédente, c’est le cœur même du système des haciendas qui est touché et la procédure de dotación conduit au démantèlement des haciendas affectées. Les terres les plus favorables sont désormais distribuées (notamment les terres irriguées).
Le pari est fait que seule une distribution massive des terres, y compris des plus fertiles est en mesure de relancer la production. Une exception cependant à ce credo : dans les régions d’agriculture irriguée tournée vers l’exportation et où d’importants investissements avaient été faits par la grande propriété, on prône la constitution d’ejidos collectifs pour « sauvegarder l’outil de production » : zone cotonnière de La Laguna, zone de production de sisal (henequen) du Yucatán, céréalière irriguée de la valle de Yaqui, rizicole des terres chaudes du Michoacán ou sucrière de Los Mochis … C’est la seule entorse (mais elle est de taille) au caractère familial et individuel du reparto.
Sous la présidence de Lázaro Cardenas, près de 19 millions d’hectares sont distribués (plus du double que pendant les 20 années précédentes) à environ 730.000 bénéficiaires (autant que pendant les 20 années précédentes). La surface attribuée par bénéficiaire est donc beaucoup plus importante que pendant la période précédente, de l’ordre de 25 ha / lot et surtout, les terres affectées par la réforme agraire sont en moyenne de meilleure qualité : comprenant souvent des terres irriguées (en moyenne 1.3 ha / bénéficiaire) et une surface nettement plus importante de terre cultivable de temporal (en moyenne 4.6 ha / bénéficiaire contre seulement 1.77 ha pendant les 20 années précédentes, le reste de la dotation, 19 ha, étant constituée de pâturages, bois et parcours) voir graphique n° 2.
Cette période présidentielle est aussi celle pendant laquelle sont mis en place différents mécanismes pour promouvoir le développement agricole: développement du crédit agricole, politique de contrôle des prix et de lutte contre la spéculation et surtout nationalisation du pétrole et des industries pétrolières qui permettra de produire massivement et à bas prix des engrais de synthèse.
1 D’après le premier recensement de 1905 analysé par A. Warman (2001, p. 74).
2 D’après Jean Meyer, 1973 (p. 34 ; p. 225-228)
3A partir de 1927, les communautés indiennes peuvent bénéficier de la procédure de reconocimiento y titulación qui reconnaît et protège le statut communal : 2000 nucleos en bénéficieront (Warman, p. 98). Il ne s’agit alors pas d’une redistribution foncière ou d’un processus de restitution mais de la reconnaissance et de la protection de la tenure existante.
4 La procédure de dotation ne date pas du code agraire de 1934 et est plus ancienne. Mise en place timidement pendant la première phase de la RA, elle ne pouvait pas concerner le cœur des haciendas en vertu de la loi de 1922 interdisant aux nucleos des haciendas de réclamer la terre.
5 Cette protection légale est limitée aux personnes physiques.
6 Lucio Mendieta y Nuñez, p. 257.
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