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Rédigé par : Jesse Rafert, Marta Fraticelli
Date de rédaction : 11-2012
Organismes : Association pour contribuer à l’Amélioration de la Gouvernance de la Terre, de l’Eau et des Ressources naturelles (AGTER), Institut d’étude du développement économique et social (IEDES), Université Paris1 Panthéon Sorbonne, Coopérative agroforestière de la Trinationale (Cameroun) (CAFT)
Type de document : Étude / travail de recherche
Enquêtes de terrain de Jesse Rafert lors de son stage au Cameroun en 2012
La Coopérative Agroforestière de la Trinationale (CAFT) est une organisation de second niveau, unique en son genre au Cameroun, qui regroupe neuf organisations de gestion de « forêts communautaires ». Elle s’est développée dans l’Est du pays, dans une région enclavée, de grande valeur environnementale, une des seules qui n’ait pas encore fait l’objet d’une exploitation forestière à grande échelle.
L’histoire de la CAFT permet d’aborder sous un angle nouveau la question de la reconnaissance des droits des populations qui vivent dans les forêts. L’éclairage que cette réflexion apporte sur le dispositif des « forêts communautaires » est différent de celui que nous avions eu au travers des deux études de cas précédentes. L’exploitation du bois posant trop de problèmes dans les conditions de Ngoyla, les associations ont préféré jouer la carte de la conservation des ressources, tout en essayant de sécuriser les territoires qu’elles occupent.
La coopérative poursuit, à travers l’organisation collective, la promotion d’un modèle de gestion des ressources forestières communautaires qui soit à la fois durable, respectueux des droits coutumiers des communautés locales et autonome d’un point de vue financier. Cependant, à environ dix ans de sa création, la situation de la coopérative demeure fragile. Le manque de ressources et les nécessités qui restent importantes en terme de renforcement des capacités de gouvernance collective affaiblissent la cohésion interne. Néanmoins, les neuf villages membres persistent dans le choix de continuer à faire partie de la CAFT et de développer une nouvelle stratégie collective, au lieu d’entreprendre au niveau de chacun d’entre eux l’exploitation des ressources forestières. De ce fait, ces dernières restent encore largement préservées.
Cette étude de cas permet d’appréhender l’impact et les limites de la loi forestière de 1994 dans un contexte d’absence quasi totale de puissants intérêts d’entreprises forestières, une situation qui a dû être partagée par un certain nombre d’autres régions forestières du pays avant les années 90. Mais cette configuration est en ce moment en train de changer de façon radicale.
La région dans laquelle se situe la CAFT est aujourd’hui en pleine évolution. Auparavant très enclavée, elle est maintenant confrontée à l’arrivée de nouveaux acteurs économiques très puissants, qui aura de toute évidence un impact important sur ses forêts et sur les populations qui les habitent et en dépendent. Dans un contexte où les rapports de force vont considérablement évoluer, la coopérative devra nécessairement réadapter et renforcer sa stratégie de défense des droits des populations forestières.
Géographie, démographie et économie de l’arrondissement de Ngoyla
1- Une région enclavée, peu peuplée et un immense massif forestier encore quasiment vierge
La CAFT, Coopérative Agro-Forestière de la Trinationale, se situe dans la région de l’Est du Cameroun, dans l’arrondissement de Ngoyla, à 500 km de Yaoundé, capitale administrative du pays et à 800 km de Douala, capitale économique.
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L’arrondissement de Ngoyla fait partie du massif forestier Ngoyla-Mintom, une zone écologique qui s’étend sur environ 950 000 hectares entre la Réserve de Faune du Dja, le Parc National de Nki, et le Park National de Minkébé (Gabon). Ce massif se situe dans l’interzone du TRIDOM, un couloir international de migration de grands mammifères et une zone écologique prioritaire pour le Partenariat pour les Forêts du Bassin du Congo, qui a fait l’objet d’un accord entre les gouvernements du Cameroun, du Gabon, et du Congo.
Cette zone, très enclavée, n’a pas encore été soumise à l’exploitation du bois à grande échelle.
Les villages de l’arrondissement de Ngoyla se situent le long de la seule route carrossable, qui relie le fleuve Dja à la ville de Ngoyla, chef lieu de l’arrondissement. Le commerce des produits agricoles, y compris le cacao, ainsi que la vente d’autres produits forestiers, se déroule principalement le long de cette route. Pour rejoindre les centres urbains plus importants, il faut traverser le Dja. Pour les personnes, cela peut se faire en pirogue, mais le transport de véhicules et de grandes quantités de biens nécessite l’utilisation d’un bac, cher et peu fonctionnel1. Cette situation contribue à l’enclavement de l’arrondissement et limite la circulation des biens et des personnes.
L’arrondissement de Ngoyla constitue une des régions les moins peuplées du Cameroun, avec moins d’un habitant par kilomètre carré. 25% de la population de la zone est d’origine Baka (estimés à 1 250 personnes), le restant étant d’origine Bantou (3 750 personnes). Les Bakas et les Bantous vivent parfois dans des villages « mixtes » mais les droits que chaque groupe a sur l’espace villageois et forestier ne sont pas les mêmes. La population moyenne des villages varie entre 20 et 150 habitants2.
Tout comme l’ensemble du territoire du Cameroun, la région a fait l’objet d’un zonage lors de la mise en œuvre de la loi forestière de 1994. Le massif forestier de l’arrondissement de Ngoyla couvre à lui seul 770 000 hectares. Une proportion importante du massif a été destinée à l’activité forestière : les limites de futures Unités Forestières d’Aménagement (UFA) ont été dessinées sur la carte mais, du fait de l’enclavement de la région et de son intérêt écologique, elles n’avaient pas jusqu’à très récemment été données en concession. Il s’agit ainsi d’une des rares régions forestières du pays non sanctuarisée sous forme de réserve ou de parc national qui n’ait pas encore connu l’industrie extractive et ses effets.
Une partie de la région a été réservée pour la création de parcs nationaux, une surface d’un peu plus de 10 000 ha a été réservée pour des sites sacrés, et une bande « agro-forestière » a été destinée à la pratique des activités des populations locales. Cette dernière couvre 39,488 hectares, soit environ 5% de l’ensemble du massif3.
2- L’histoire du peuplement
Des populations de chasseurs pêcheurs cueilleurs nomades vivant depuis très longtemps sur un vaste territoire allant de l’est du Cameroun au Congo constituent très probablement les premiers occupants de la région de Ngoyla. Elles appartiennent ici au groupe Baka. La plus grande partie d’entre elles ont été obligées de se sédentariser à partir des années 1970.
Les populations Bantoues de cette région appartiennent à l’ethnie Ndjyiem. Ce groupe ethnolinguistique a migré à la fin du XIXe siècle depuis la côte ouest du Cameroun à la recherche de terres et s’est établi sur un territoire à cheval entre l’est du Cameroun et le Congo. Au début du XXe siècle, la mise en place du travail forcé pour la construction du chemin de fer reliant le Congo (Brazzaville) à l’Océan (Pointe Noire) a poussé une partie de ces populations à fuir le Congo pour s’installer dans la zone de Ngoyla. C’est à ce moment qu’ont été fondés les premiers villages Ndjyiem, qui bénéficient d’une reconnaissance administrative.
De nouveaux villages seront crées entre 1920 et 1945, suite à des conflits ou à l’augmentation du nombre d’habitants dans les premiers villages. Il existe donc d’importants liens familiaux entre les habitants de villages distincts de l’arrondissement4. Comme très souvent dans ce type de contexte de très faible densité de population, l’essaimage des villages d’agriculteurs pratiquant l’abattis-brûlis s’établit sans que soient tracées des limites précises entre les territoires coutumiers de chaque village5.
Une autre partie des populations Bakas qui occupent aujourd’hui la région sont arrivées en provenance du Congo avec les familles Ndjyiem qui fuyaient les travaux forcés pour la construction du chemin de fer6. La sédentarisation des Bakas s’est faite par le biais d’un accord entre l’administration et les chefs Ndjyiem, qui ont établi des campements permanents pour les populations « pygmées » tout au long de la route Lomié – Ngoyla7. Ces campements Bakas ne bénéficient pas actuellement de statut administratif propre : on considère qu’ils sont situés « dans » le territoire des villages Bantous. Comme on a pu voir précédemment, ce manque de reconnaissance officielle est à la fois une conséquence et une cause du maintien de rapports de force très inégaux entre ces deux populations.
L’arrondissement a connu une certaine croissance démographique jusqu’aux années 1980, alimentée par un taux de naissance important et par l’arrivée du Congo d’autres membres des familles déjà installées, notamment pendant la guerre d’indépendance congolaise en 19688. La sédentarisation des populations Bakas pendant la même période a également contribué à la hausse des populations villageoises.
Au cours des années 1980, avec la crise économique qui frappe alors le Cameroun, la dynamique migratoire s’est inversée. La suppression du système de soutien public aux producteurs de cacao, imposée par les plans d’ajustement structurel des institutions internationales, a eu un impact négatif sur l’économie monétaire des villages de Ngoyla, qui dépendait dans une très large mesure de cette culture. Un grand nombre des villages de l’arrondissement sont toujours aujourd’hui en déprise démographique. Certains s’agrandissent au profit d’autres, mais on constate globalement un exode rural important des jeunes vers les villes congolaises et camerounaises (Lomié, Abong-Mbang, Bertoua, Yaoundé, Douala…).
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3- Économie domestique et faible insertion dans les marchés
L’économie des villages bantous de Ngoyla repose pratiquement exclusivement sur des systèmes de production vivriers fonctionnant sur la base de l’abattis-brûlis, avec des plantations de cacaoyers sous couvert forestier comme principale culture de rente, de petits élevages et un recours complémentaire important à la chasse, la pêche et la cueillette en forêt9.
Le système agraire est intégré dans un espace qui reste avant tout forestier. Il comprend d’une part la forêt « primaire », qui constitue le milieu au sein duquel il prend place et s’étend au fur et à mesure de l’augmentation démographique et d’autre part la forêt « secondaire », au sein de laquelle se pratique la rotation longue dans laquelle se succèdent la défriche suivie de brûlis qui permet d’installer les productions vivrières et une période de friche forestière. Une partie des terres est plantée de cacaoyers, une culture permanente sous couvert de grands arbres qui n’ont pas été coupés, qui procure aux planteurs l’essentiel de leurs revenus monétaires. Il s’agit donc avant tout d’un système agro-forestier.
La forêt primaire proche du village est considérée comme une réserve foncière de celui-ci, un espace qui pourra être mis en valeur par les générations futures. Les villageois considèrent que cet espace est à leur disposition et leur appartient collectivement. Les limites de cet espace ne sont pas définies une fois pour toutes, mais elles se dessinent au fur et à mesure que des droits y sont établis et que le couvert forestier est transformé.
a- Les cultures vivrières
Les principales cultures vivrières sont le manioc, l’arachide, la banane plantain, le maïs, le concombre, le melon, le macabo, l’igname, et dans un moindre mesure, la patate douce, la canne à sucre, et de nombreux légumes. Ces productions sont assurées essentiellement sur les parcelles défrichées puis brûlées, avec des cultures associées qui permettent d’avoir des productions étalées dans le temps.
Les cultures vivrières sont surtout une activité féminine. Les femmes sont aidées par leurs enfants (même de très jeune age) et elles recourent parfois à l’embauche de travailleurs Bakas. Durant certaines phases du cycle cultural, les femmes sont aidées par les hommes et par d’autres femmes, notamment au moment de l’abattis du couvert arboré ou pour certaines récoltes. Toutefois, c’est le chef masculin de la famille qui gère les profits issus de la vente des produits vivriers, quand il y a, ce qui est rare commercialisation de certains surplus.
Les champs mesurent en moyenne un hectare. Ils se situent en général dans la forêt secondaire cultivée, directement derrière le « lotissement » familial où est édifiée la maison, à une distance suffisante pour éviter les dégâts causés par les animaux domestiques. Mais la localisation des champs vivriers peut dépendre aussi d’autres facteurs, comme la fertilité de la terre, la disponibilité du foncier dans le village. Une règle endogène généralement reconnue oblige au respect d’une « zone tampon » autour d’un champ ou d’une jachère ou friche d’autrui, la création d’un nouveau champ juste derrière celui de son voisin est interdite.
La distance entre les champs vivriers et les habitations, construites le long de la route, n’excède pas en général 3 km, afin de limiter le temps de marche pour y accéder. L’ouverture de nouveaux champs vivriers en forêt « primaire », très exigeante en travail, ne se produit en général que lorsque l’installation de nouvelles familles est nécessaire en dehors du terroir proche du village.
Bien que la densité de population soit très faible, les informations recueillies sur place font parfois état de rotations très courtes, qui peuvent se réduire à deux années et entraîner une baisse rapide des rendements. Faute d’avoir pu réaliser une étude agronomique approfondie et de pouvoir identifier quels types de producteurs sont concernés par ces pratiques, nous ne pouvons que faire l’hypothèse qu’il peut exister des individus ou des groupes humains dans ces sociétés qui n’ont pas les moyens d’accéder à la terre ou de réaliser une défriche exigeante en travail, même dans un contexte d’abondance de terres vierges.
b- La culture du cacao
Introduite au Cameroun pendant la période coloniale, la culture du cacao se diffuse à l’est du pays sous l’administration française, qui obtient le contrôle de cette région en 1922 et « encourage » ou oblige les agriculteurs bantous à l’introduire dans leurs systèmes de cultures familiaux. Depuis, le cacao est cultivé par une large majorité des producteurs de la région. Les plantations s’intègrent bien dans les systèmes agroforestiers pré-existants. Elles ne nécessitent pas l’abattage du couvert arboré, et elles améliorent les performances du système de production en permettant de nourrir plus de personnes sur une même surface. Les fèves sont faciles à transporter et il est donc possible de produire du cacao dans des régions difficiles d’accès. Mais comme il s’agit d’une culture destinée au marché, cette amélioration n’est possible que s’il existe des conditions de vente acceptables pour les producteurs10.
La production de cacao est pratiquée par une majorité des ménages à Ngoyla, mais sa rentabilité dépend beaucoup des prix payés par les intermédiaires qui viennent dans les communautés acheter les fèves.
Le cacao est une culture pérenne, et une partie des cacaoyères en activité aujourd’hui n’ont jamais été rénovées. Les cacaoyères anciennes sont les plus proches des habitations et de la route, alors que celles qui ont été plantées récemment sont plus éloignées11.
Une cacaoyère dans la région peut atteindre jusqu’à 2 hectares. Un chef de famille peut, en fonction de ses ressources, disposer de plusieurs champs et posséder une superficie globale supérieure, mais qui dépasse rarement les 5 hectares. Très souvent, ces champs sont éloignés les uns des autres. Ce « morcellement » est dû à plusieurs facteurs. D’abord, selon le droit coutumier, au moment d’un héritage, les cacaoyères sont divisées entre tous les fils en âge de travailler. La plupart des hommes adultes héritent d’une cacaoyère, mais celle-ci peut être très petite. Ils agrandissent alors leurs cacaoyères en installant de nouvelles plantations quand ils en ont les moyens. Ils le font toujours en respectant la règle coutumière qui consiste à ne pas ouvrir une nouvelle parcelle qui soit trop proche de celles des autres agriculteurs, afin d’éviter les conflits. Cela leur permettra de laisser en héritage à leurs enfants une parcelle qui pourra être élargie plus tard.
La culture du cacao demande beaucoup de travail à certaines périodes, pour l’installation de la plantation, mais aussi tous les ans pour la récolte. Les producteurs peuvent travailler plusieurs jours d’affilée dans leur cacaoyère en y campant pour éviter des déplacements. Le recours à des formes de travail en commun permet de mieux faire face à ces pics de travail (voir ci dessous).
Les planteurs ne disposent pas de moyens de stockage, et la majorité du produit est vendue entre août et décembre. Des acheteurs arrivent alors nombreux dans la région. Le revenu dégagé peut être dépensé relativement rapidement pour l’achat des produits de première nécessité.
Que ce soit pour les cultures vivrières ou pour les cacaoyères, il n’est pratiquement jamais fait usage de pesticides et le travail est uniquement réalisé avec un outillage manuel.
c- Les activités non-agricoles : élevage, cueillette, chasse et pêche.
L’élevage de petits animaux (porcs, ovins, caprins, poules et canards) est très répandu, pour l’autoconsommation, mais aussi pour des fonctions sociales et rituelles (il est commun d’offrir des animaux domestiques dans une dot, ou au moment d’une cérémonie de deuil, de mariage, ou de veuvage).
Dans l’arrondissement de Ngoyla, les espaces où prévalent des droits collectifs sont encore majoritaires à la différence d’autres régions forestières du pays, où le recours à l’établissement de droits individuels sur l’espace est plus fréquent. La récolte et cueillette des fruits et autres produits végétaux peut se réaliser dans les champs individuels, tant qu’un arbre ou une plante n’a pas été plantée par la personne détenant le champ. L’extraction des produits forestiers non ligneux et la chasse semblent aussi pouvoir se pratiquer fréquemment sans problème dans la forêt primaire contrôlée par d’autres villages.
La cueillette est une activité très répandue dans tous les villages ; c’est une activité majoritairement féminine. Les produits forestiers non ligneux les plus exploités sont les manques sauvages, le djanssang, le moabi et les ignames sauvages ; on collecte également le eru, le tondo, le cola / bitter cola, des chenilles, le miel et des champignons. Ces produits servent à la fois à l’alimentation, la pharmacopée traditionnelle, les rites, la construction et/ou la décoration.
La chasse est pratiquée par la majorité des hommes pendant toute l’année, avec une baisse d’activité pendant la grande saison sèche. Les produits de la chasse sont consommés régulièrement : la viande de brousse, première source de protéines animales, est consommée plus fréquemment que la viande des élevages domestiques.
Ces activités sont essentiellement des activités de subsistance. De petites quantités de produits forestiers non ligneux, du gibier et des poissons sont parfois vendus, alors que les animaux domestiques élevés dans les villages ne le sont que très rarement. Du fait de l’enclavement de l’arrondissement, ce n’est que lorsque des acheteurs de cacao arrivent aux villages, entre août et décembre, que ces ventes occasionnelles sont possibles. La commercialisation est par ailleurs limitée par la disponibilité dans le temps de nombreux produits (saisonnière ou relativement aléatoire). Si la vente de produits forestiers non ligneux n’apporte pas des gros revenus, elle peut servir d’amortisseur économique en période difficile et constituer une stratégie économique « d’appoint » dans un contexte de précarité.
Il en va différemment pour le braconnage, qui n’est pas une activité de subsistance, mais bien une activité à but lucratif. Elle ne concerne qu’un petit nombre de personnes mais elle se développe de plus en plus dans la zone de Ngoyla depuis quelques années. Le plus souvent, ce sont des personnes étrangères aux villages qui fournissent aux populations locales armes et munitions ; la répartition des profits issus de la vente des trophées est très inégale, les commanditaires en gardant la plus grosse partie.
4- Des systèmes où la terre est abondante et la force de travail est une ressource rare
Dans des situations d’agriculture forestière comme celle de Ngoyla, la terre est encore une ressource abondante. Les facteurs limitant pour augmenter ses revenus sont la force de travail d’une part, et d’autre part, les opportunités pour vendre des biens collectés ou produits.
Les systèmes d’abattis-brûlis se caractérisent toujours par une productivité du travail élevée, bien que n’étant basés que sur des outils manuels. Avec un nombre réduit de jours de travail, il est possible d’obtenir une quantité de calories, et plus généralement une production, importante. Par contre, pour être durables, ces systèmes doivent être construits sur une rotation suffisamment longue. Leur productivité par unité de surface (aire cultivée plus friche arborée) est donc faible. Elle augmente avec l’introduction des cacaoyères.
Certaines tâches demandent beaucoup d’efforts et de temps. C’est le cas de l’abattage des arbres pour initier le cycle de rotation, et encore beaucoup plus de l’ouverture d’un nouveau champ dans une forêt primaire. C’est aussi le cas lors de la récolte du cacao. Les populations Bantous de la région de Ngoyla ont alors recours à différentes formes de travail en groupe.
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Fig. XX. Extraction des fèves de cacao. Photo J. Giron
La forme la plus répandue est le travail familial. La participation de la famille nucléaire aux travaux agricoles est systématique : disposer de main d’œuvre étant vital, les familles Ndjyiem sont souvent de grande taille.
Il existe également d’autres formules de travail collectif qui ne sont pas organisées autour des liens familiaux. Des groupes d’entraide se mettent en place aux moments des pics de travail, lors des périodes de plantation et de récolte. Ils sont en quelque sorte institutionnalisés et s’inscrivent dans le fonctionnement social et culturel des villages. Tout comme les tontines et les autres associations de crédit et/ou d’assurance qui sont apparues plus tard dans les villages, leur organisation permet aux communautés Ndjyiem de survivre dans un contexte difficile.
L’augmentation des surfaces cultivées n’est possible que si l’on dispose de suffisamment de force de travail. La terre étant abondante, on comprend l’intérêt pour les populations Bantous de s’approprier la main d’œuvre des Bakas, après leur sédentarisation, évoquée dans la fiche C-5. On retrouve cette situation à Ngoyla.
Dans les villages étudiés, il n’existe pas aujourd’hui à notre connaissance de groupements pour le stockage ou la vente collective du cacao et d’autres produits12.
5- La gestion coutumière du foncier
Les conflits relatifs à la gestion du foncier sont résolus par les autorités coutumières villageoises. Les différents phénomènes migratoires et les changements sociaux vécus par les populations de l’arrondissement de Ngyola pendant la première moitié du XXe siècle ont produit une configuration foncière assez complexe. Mais s’il arrive parfois que des champs travaillés par un membre d’un village se retrouvent dans le territoire d’un village voisin, cette situation a rarement été jusqu’à maintenant une cause de conflit.
Dans des circonstances exceptionnelles, comme à l’occasion d’un mariage, d’un procès, d’une maladie, ou d’autres raisons qui demandent de pouvoir disposer rapidement de sommes d’argent importantes, les agriculteurs Bantous peuvent décider de céder leur cacaoyère « en location ». Cette opération peut se faire au bénéfice d’une autre personne vivant dans l’arrondissement qui souhaite augmenter sa production mais n’est pas en mesure de créer un nouveau champ, mais aussi avec des personnes externes à la communauté et aux villages environnants, qui ne disposent pas des liens familiaux permettant d’accéder au foncier ou qui ne souhaitent pas s’installer de manière permanente dans la région (cela peut être le cas de fonctionnaires).
Cette possibilité offre une certaine flexibilité aux familles qui ne sont pas en mesure de cultiver les terres dont elles disposent, ou encore aux individus qui décident de sortir du village à la recherche d’opportunités économiques, de satisfaire un besoin immédiat d’argent tout en s’assurant que leurs cacaoyères soient entretenues. Ceci dit, les revenus tirés de la location d’une cacaoyère sont évidemment moindres que ceux qu’on obtiendrait par sa mise en culture directe. Ce manque à gagner peut être à l’origine de l’accentuation de situations de précarité.
6- Une région mal préparée pour affronter les changements qui arrivent
L’enclavement de la région et l’absence quasi totale de soutien public aux activités agricoles, qui est pourtant la principale source de revenu des populations locales, sont caractéristiques de la région. L’absence, jusqu’à ces dernières années, de gros intérêts liés à l’appropriation des ressources naturelles, ajouté à la faible densité de population, font que les pressions sur les ressources naturelles et sur le foncier aient été relativement réduites, permettant aux systèmes normatifs coutumiers de continuer à fonctionner et d’évoluer de façon endogène.
L’enclavement a des conséquences sur l’évolution de l’économie locale. La part des revenus dérivés de la vente des produits vivriers et des produits issus de la cueillette et de la chasse est bien moins importante que dans d’autres régions du Cameroun, où elle peut parfois atteindre 50% des revenus des ménages. La culture du cacao fournit la plus grande partie des revenus monétaires des ménages. Mais les fluctuations du marché et surtout la vulnérabilité des planteurs et leur dépendance vis à vis des intermédiaires ne leur permettent pas d’avoir un revenu suffisant et/ou stable. Enfin, l’histoire de la région, son isolement et la distance qui la sépare des grands centres de décision du pays créent des conditions propices à la corruption.
L’existence de richesses forestières considérables encore inexploitées et la découverte de plusieurs gisements miniers de grande ampleur attirent aujourd’hui de vastes projets, publics et privés, qui impliquent le développement d’infrastructures de transport qui vont brutalement mettre un terme à l’enclavement de la région de Ngoyla. Les conséquences pour les populations locales seront sans aucun doute très importantes. C’est en ayant à l’esprit ces différents éléments que nous examinerons l’expérience originale et instructive de la CAFT.
La Coopérative Agro-Forestière de la Trinationale (CAFT)
1- Une histoire marquée par l’opposition des habitants au pillage des ressources ligneuses
Les racines de l’histoire de la création de la CAFT remontent au début des années 1970, et à la mobilisation des jeunes de la région pour leur accès à l’éducation13. Fort des premiers succès de l’Association des Jeunes de Ngoyla (AJN), Patrice Pa’ah, qui en avait été le Président et est ensuite devenu salarié de l’Agence de coopération néerlandaise14, suggère au milieu des années 1990 de profiter des opportunités qui s’ouvrent avec la réforme de la loi forestière pour consolider le processus d’organisation collective au niveau local. Il promeut la création d’une ONG qui aurait pour objectif de favoriser l’adaptation des cultures locales à la protection de l’environnement. En 1996, est fondé l’Observatoire des Cultures Bakas et Bantous, l’OCBB.
La situation évolue rapidement en 1997, lorsqu’une entreprise forestière libanaise remporte un appel d’offre et obtient un crédit du gouvernement camerounais pour la construction de la route permettant le désenclavement de la zone de Ngoyla. Les populations locales s’aperçoivent que l’entreprise entend s’approprier d’importantes ressources en bois disponibles des deux cotés de la route : en échange, elle propose à chaque communauté une compensation de 5 millions de Franc CFA. L’OCBB décide alors de coordonner la mobilisation contre ces pratiques, et demande le respect de la nouvelle loi forestière dans l’octroi des permis d’exploitation des ressources forestières. Patrice Pa’ah et les autres membres de l’association subissent des pressions de la part de l’entreprise libanaise et des autorités publiques qui la soutiennent.
À cette occasion l’OCBB propose de demander la reconnaissance des droits de gestion des communautés locales sur leurs forêts par le biais des dispositifs des « forêts communautaires ». Le but principal est de sécuriser l’espace forestier environnant les villages du département de Ngoyla. L’OCBB s’engage dans une campagne de sensibilisation dans les 20 villages situés le long de la route qui relie le fleuve Dja à la frontière avec le Congo. 11 villages obtiennent la création d’associations légales de « foresterie communautaire »15.
Le ralliement des habitants de Ngoyla à la lutte contre l’exploitant libanais a été un moment décisif dans le processus d’organisation collective. Mais ce processus s’est ensuite affaibli lors de la campagne de sensibilisation pour la création des « forêts communautaires ». Certains villageois se sont montrés hésitants vis-à-vis de la nouvelle législation et sceptiques quant aux intentions de certains promoteurs de l’association, perçus comme de nouvelles «élites » prêtes à profiter de la législation pour améliorer leur position personnelle.
La coopération néerlandaise, la SNV, et le World Wildlife Foundation (WWF) appuient l’OCBB dans le processus de création des « forêts communautaires » (sensibilisation, constitution des dossiers de demande et réalisation des plans simples de gestion). L’OCBB organise quatre ateliers en mettant en avant la nécessité de renforcer l’organisation collective, dans le but de pouvoir faire face aux intérêts des acteurs externes, souvent contraires à l’intérêt collectif général et avec l’objectif de développer des activités d’exploitation des ressources forestières, ligneuses et non. Ainsi prend forme l’idée de former une structure susceptible d’intégrer les questions sociales et environnementales au développement d’activités économiques.
La CAFT voit finalement le jour en 2004. La coopérative comprend aujourd’hui 9 villages, comptant chacun de 80 à 210 habitants. Quatre d’entre eux sont “mixtes,” c’est à dire composés par les deux principaux groupes ethniques habitant l’arrondissement, les Bantous « Ndjyiem » et les Bakas. Chaque village a obtenu la reconnaissance légale d’un espace de « forêt communautaire »16, dont la surface varie entre 550 et 3 500 hectares. La totalité de l’espace forestier attribué aux organisations villageoises membres de la CAFT a été de 17 970 hectares (en 2008), ce qui ne correspond qu’à quelques pour cents de la superficie du Massif Forestier de Ngoyla17.
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Fig. XX. Forêt communautaire faisant partie de la CAFT. Photo M. Merlet
2- Pourquoi une organisation collective de second niveau ?
Des désaccords étaient apparus autour des choix de stratégie. L’OCBB proposait initialement la création d’un nombre limité de forêts communautaires de plus grandes dimensions, organisées sur une base clanique, avec l’idée que les liens de parenté faciliteraient la prise de décision collective. L’idée a été rejetée, notamment par les « notables » des villages, qui ont préféré opter pour une structure administrative « partagée » de forêts communautaires liées chacune au territoire d’un village.
Les villages de Ngoyla ont décidé de regrouper dans une coopérative les associations de foresterie communautaire, estimant qu’il aurait été beaucoup plus difficile de travailler de façon individuelle au niveau de chaque village. Individuellement, les villages ne disposaient ni des compétences de type entrepreneurial et technique ni des ressources financières nécessaires pour effectuer les démarches de création des « forêts communautaires » et pour gérer les ressources forestières.
La coopérative permettrait de :
fournir aux organisations communautaires les ressources financières et techniques, ainsi que les compétences nécessaires au développement des différentes démarches concernant la foresterie communautaire;
développer un système de commercialisation commun, afin d’accéder aux marchés nationaux et internationaux, autrement très excluant vis à vis des petits producteurs communautaires;
représenter et défendre des objectifs communs auprès des instances gouvernementales et des autres acteurs externes;
promouvoir un modèle de gestion durable des ressources forestières par le développement de foresterie et la promotion d’activités de reboisement.
3- Une stratégie qui ne se limite pas à l’exploitation du bois
Dès le début, la coopérative a choisi de ne pas s’orienter sur la vente du bois comme activité économique exclusive, ni même principale. Elle questionne le modèle de développement dominant basé sur l’exploitation des ressources ligneuses et souhaite promouvoir et valoriser les activités et les pratiques propres aux groupes Bantous et Bakas.
Pour les leaders de la CAFT, l’exploitation des ressources ligneuses est conçue comme un moyen de financer d’autres activités : d’améliorer l’agriculture, qui constitue l’activité économique principale dans les villages, de permettre la transformation des produits forestiers non ligneux et de développer de nouvelles activités comme l’écotourisme. Elle doit également fournir la matière première pour développer un artisanat du bois, qu’elle souhaite promouvoir.
En parallèle, la coopérative développe des activités de plaidoyer visant à permettre aux villages ayant mis en place des « forêts communautaires » d’obtenir des financements sur cette base auprès des banques. En effet, à la différence du titre de propriété 18, la convention de gestion n’est pas acceptée comme garantie pour un prêt.
En fait, ce que les villageois recherchent en premier, c’est bien la reconnaissance de leurs droits sur les ressources que contient le territoire qui leur a été assigné en concession sous la forme de « forêts communautaires ». Celui-ci fait partie d’espaces dont ils avaient pris possession depuis leur installation dans la région et qu’ils géraient suivant les règles coutumières, ce qui donne une réelle légitimité à leur démarche. L’existence d’arbres sur pied susceptibles d’être un jour exploités constitue une richesse, un « capital naturel », qui n’est pour le moment traduit en valeur monétaire que si les arbres sont coupés. Il serait donc logique de pouvoir prêter plus d’argent aux communautés qui ont conservé ce capital qu’à celles qui n’en disposent pas, ou plus encore à celles qui en disposaient et qui n’ont pas su le conserver. Si la loi le permettait, il n’y aurait donc rien d’absurde à ce que les droits d’exploiter concédés à une communauté puissent être transmis à un organisme fournisseur de crédit comme garantie. Pour que celui-ci l’accepte, il faudrait en plus qu’il ait la possibilité de faire exploiter les arbres à des coûts acceptables, en cas de non remboursement du crédit, ce qui ne semble pas facile dans les conditions actuelles. En termes de droits, une telle politique reviendrait d’une certaine façon à reconnaître à la communauté un droit de propriété sur les ressources forestières. Ce droit, comme tous les droits de propriété, serait limité par l’obligation de respecter les lois et règles établies par l’État pour garantir leur gestion durable. Mais il inclurait un droit de transfert, une des formes que prend l’abusus du droit romain et du code civil, matérialisé ici par la possibilité de sa session en garantie à une banque19.
4- L’organisation de la CAFT
Le statut légal d’association a été préféré à ce niveau aux autres options possibles pour l’organisation chargée de chaque « forêt communautaire » membre de la CAFT. Cette association dispose d’un « bureau » composé d’environ 12 personnes.
Une « Assemblée Générale » réunit l’ensemble de ces bureaux communautaires. Elle se réunit une fois par an. On y décide collectivement des orientations générales de la coopérative. L’Assemblée Générale peut exclure de la coopérative les villages qui ne respectent pas les orientations qui ont été décidées collectivement.
Un « bureau directeur » est responsable de la recherche des marchés et des solutions techniques. Il est composé de trois employés salariés, qui ne sont pas nécessairement membres des villages intégrant la CAFT. Il recherche des financements et veille à la défense des objectifs communs auprès des instances publiques et privées. C’est la seule instance qui interagit avec les acteurs externes à la coopérative, et ses membres sont souvent en déplacement à Lomié et à Yaoundé, afin d’assurer les relations avec les organisations de la société civile nationale et/ou internationale et avec les bailleurs de fonds.
Si l’Assemblée Générale, composée des représentants des forêts communautaires membres de la CAFT, participe à l’élaboration des stratégies de développement des activités économiques et du plaidoyer de la coopérative, son poids dans la définition des orientations semble quelque peu secondaire par rapport à celui du bureau directeur.
5- La question de la reconnaissance des territoires coutumiers n’est pas résolue par la définition des « forêts communautaires »
Les villageois de la CAFT font tous référence à un « territoire villageois », qui correspond à l’espace dans lequel ont lieu les diverses activités agricoles et d’extraction des produits forestiers. Le mode d’appropriation foncière propre à la culture Ndjyiem est celui que nous avons décrit pour les populations bantoues (cf fiche C-4). Les limites de ce territoire se dessinent au fur et à mesure que l’ouverture des champs et l’installation des plantations avancent dans l’espace forestier vierge.
Les nouvelles limites introduites avec le tracé des concessions forestières communautaires ne correspondent pas à celles des territoires traditionnels. Elles sont matérialisées par des lignes droites, alors que les territoires coutumiers ne sont pas identifiés de cette façon. Sur le papier, les limites des « forêts communautaires » correspondent à celles qui ont été dessinées pour les concessions forestières industrielles, des Unités Forestières d’Aménagement qui n’avaient pas encore été attribuées et dont l’exploitation n’a pas commencé. Pour cette raison, les populations locales connaissent mal la localisation exacte de ces espaces : elles se projettent dans un grand territoire qui chevauche largement la zone affectée par les autorités gouvernementales dans la capitale à une future exploitation industrielle du bois. Pour le moment, les activités des villageois se concentrent dans les zones les plus proches de leurs habitations. Mais cette situation deviendra problématique, voire conflictuelle, si les UFAs sont mises en exploitation et lorsque les besoins d’expansion des zones agro-forestières villageoises entreront en concurrence avec elles.
La plus grande « forêt communautaire » faisant partie de la CAFT s’étend sur 3 500 ha. Selon la loi, elles pourraient avoir jusqu’à 5 000 ha chacune. L’attribution de surfaces en deçà de la limite autorisée s’explique par le fait que l’administration forestière n’a donné ce type de concession que sur la frange résiduelle qui subsistait sur le plan entre les UFAS à venir qui avaient été dessinées, dans le couloir agro-forestier tracé autour de la route. Seule une partie restreinte des territoires villageois coutumiers est ainsi partiellement sécurisée par l’obtention de la concession.
INSERER UNE CARTE DES FORETS COMMUNAUTAIRES DE LA CAFT.
La mosaïque composée par les territoires des différents villages est complexe et elle évolue constamment, certains villages s’étant récemment installés sur les sites qu’ils occupent aujourd’hui. Ainsi, des membres d’un village ont pu établir des droits sur un territoire qui est maintenant sous le contrôle d’un autre village et fait partie de la « forêt communautaire » de ce dernier.
Le conflit territorial entre deux villages bantous membres de la CAFT, Etekessang et Zoulabot 1 en constitue une illustration. Il oppose depuis les années 1970 ces deux villages voisins, qui partagent d’importants liens de parenté : la majorité de la population de chaque village fait partie du clan “Ba’ah Ba’ah”. En 1972, les familles de Zoulabot décident de s’installer aux bordures de la route récemment crée, à l’endroit où se trouve actuellement le campement Baka de NDimako, qui avait été installé auparavant suite aux politiques de sédentarisation forcée menées par le Gouvernement. D’après les habitants de Zoulabot, ces terres n’appartenaient à personne et étaient donc disponibles; mais les habitants d’Etekessang, revendiquaient ces terres comme faisant partie de leur village, avant même la construction de la route. Ils considèrent que les villageois de Zoulabot n’avaient pas avoir le droit de s’installer sur ce territoire.
Aucune carte officielle ne validant les limites des territoires de Zoulabot 1 et d’Etekessang, le tracé des limites des « forêts communautaires » respectives en 2001 va rallumer le conflit. Les deux villages souhaitent en effet maximiser la superficie de leur « forêt communautaire » et les opportunités de revenus qu’il sera possible d’en tirer. Le village d’Etekessang sort gagnant du conflit, en s’assurant le territoire disputé. Mais la définition administrative des limites des forêts communautaires est loin d’avoir atténué les contradictions. La communauté Baka de NDimako se retrouve au milieu de ce conflit. La chefferie de NDimako n’est pas administrativement reconnue. Les populations de NDimako ont été incluses dans la gestion de la forêt communautaire de Etekessang, mais la participation des membres de NDimako à la gestion de la forêt communautaire semble n’être que formelle20.
6- Une base économique qui reste à consolider
Entre 2004 et 2008, aucune activité économique n’a été mise en place à l’échelle de la coopérative.
L’absence de retombées financières a poussé deux des associations de « forêts communautaires » membres à débuter l’exploitation des ressources ligneuses sans l’accord des autres membres de la coopérative. Une des deux continue l’exploitation aujourd’hui, toujours sans accord explicite des autres membres de la coopérative21. L’autre communauté qui s’était essayée à l’exploitation des ressources ligneuses y a mis fin après seulement deux mois d’activités, suite à de mauvaises expériences, des détournements des fonds communautaires et le non respect du Plan Simple de Gestion (PSG) par l’entreprise sous-traitante.
Cette expérience négative a engendré une prise de conscience collective, à la fois au sein du village concerné et dans l’ensemble des villages membres de la coopérative, à propos des dangers de l’exploitation industrielle lorsque celle-ci était insuffisamment encadrée. Elle a renforcé la cohésion de la coopérative autour de la défense de ses intérêts communs.
L’expérience propre de la CAFT et la prise en compte des résultats désastreux de l’exploitation des ressources ligneuses dans le département voisin de Lomié, où l’exploitation illégale s’est développée d’une manière effrénée, ont poussé la coopérative et ses organisations membres à se tourner vers d’autres activités génératrices de revenus. La CAFT envisage aujourd’hui de développer des filières commerciales pour la valorisation des produits forestiers non ligneux et s’intéresse aux mécanismes de paiements pour services environnementaux (PSE) qui permettraient de valoriser la grande richesse des forêts du massif de Ngoyla. La coopérative considère aujourd’hui la possibilité d’abandonner définitivement l’exploitation ligneuse pour se consacrer uniquement à des stratégies de préservation des ressources forestières. Un projet d’établissement d’un site éco-touristique est envisagé dans un des villages membres22. Ce changement de stratégie, cohérent avec la situation d’enclavement qui caractérise encore le département de Ngoyla23 est en phase avec les « tendances » internationales de promotion des activités de préservation et de stockage de carbone24.
Cependant, la mise en place des activités de valorisation des différents produits agro-forestiers implique une disponibilité de ressources humaines et technologiques, ainsi que financières, que la CAFT n’a pas pour le moment.
La coopérative demande depuis quelques années la mise en place au niveau national d’un cadre législatif favorable au développement des petites et moyennes entreprises en milieu forestier, notamment pour rendre possible le financement de projets à des communautés qui ne disposent pas de ressources ou de biens en propriété. L’absence de fourniture des services sociaux de base (eau et électricité avant tout) est un obstacle fondamental au développement d’activités productives locales.
La dépendance financière persistante de la CAFT vis-à-vis de bailleurs externes pourrait aujourd’hui affaiblir le processus d’organisation développé entre 1998 et 2004, du fait de l’influence de ceux-ci sur la détermination des objectifs et des stratégies de la coopérative. Le projet PES que la coopérative développe actuellement offre un exemple de cette situation. Malgré les opportunités que ce projet peut présenter pour la coopérative, il s’agit d’un projet pilote sur cinq ans, fortement influencé par les orientations des institutions internationales qui le financent, qui ne concerne que quatre des villages membres, choisis par le bureau directeur et par le bailleur. Cette situation risque d’ébranler la solidarité de la coopérative et de créer des déséquilibres entre les villages membres qui y auront accès et les autres.
7- La difficile construction de nouvelles formes de gouvernance locale
L’expérience de la CAFT conduit à s’interroger sur l’importance du leadership de quelques personnes clés dans la mise en place de nouvelles modalités de gouvernance des ressources et des territoires.
Le processus de création et d’organisation de la CAFT doit beaucoup à l’initiative de Patrice Pa’ah. Il est un leader reconnu dans l’arrondissement de Ngoyla et une personne de référence dans tous les villages, sur les questions liées à la gestion des forêts communautaires, mais aussi sur beaucoup d’autres sujets. Il est difficile de concevoir, à l’heure actuelle, une existence de la CAFT indépendante de la figure de Patrice Pa’ah. Il a su trouver des appuis au niveau d’organisations internationales diverses et a pu en assurer la continuité dans le temps.
Toutefois, le fait que beaucoup de réflexions et d’échanges décisifs pour l’avenir de la CAFT se réalisent à Yaoundé ou à Lomié et non là où se déroulent les activités de la coopérative et la complexité technique des thèmes qui sont en jeu accroissent le sentiment d’éloignement des communautés membres vis à vis du bureau directeur, parfois accusé de centraliser la maîtrise du contexte politique et l’accès à l’information. Un déséquilibre évident persiste au niveau de la participation à la prise de décisions dans la coopérative. C’est sans doute une des causes des difficultés que rencontre la consolidation du processus d’organisation collective.
L’acquisition par les organisations membres des capacités techniques nécessaires à la gouvernance collective figurait parmi les objectifs initiaux de la coopérative lors de sa création. Cela n’a été que très partiellement réalisé, comme semble le confirmer le sentiment de détachement des organisations membres vis à vis des décisions de la coopérative que l’on observe aujourd’hui.
Le bureau directeur de la CAFT cherche à maintenir la communication avec les organisations membres, notamment à travers la convocation de l’Assemblée Générale annuelle, mais il existe des difficultés de communication aussi au sein des mêmes communautés, entre le bureau des associations et le reste des villageois25. Ces derniers sont souvent dans l’expectative de connaître un développement rapide de leur région, ce qui les empêche de bien évaluer le coût et le temps nécessaires aux changements qui permettront de ne pas basculer dans le désespoir.
Début 2013, la gestion des « forêts communautaires » en est encore à un stade embryonnaire et le démarrage des activités entrepreneuriales est très lent. La stratégie de développement adoptée par la coopérative depuis sa fondation s’est avérée plus compliquée que prévue à mettre en place : la coopérative n’a pas réussi à trouver une entreprise forestière disposée à se soumettre aux règles d’une exploitation respectueuse de l’environnement et des systèmes de gouvernance locaux.
Les dirigeants de la CAFT lamentent le manque, dans un contexte de pauvreté extrême et d’analphabétisme, des compétences et de l’expertise, mais aussi des technologies appropriées qui seraient nécessaires pour rendre la gestion des ressources naturelles conforme aux réglementations en vigueur, mais aussi pour leur transformation et insertion dans les circuits commerciaux. Ils constatent que beaucoup de travail reste encore à faire dans la construction des capacités locales de gestion des ressources forestières et dans la mise en place de mécanismes de gestion qui permettent le réinvestissement local des revenus issus de ces activités.
Les difficultés de financement auxquelles la coopérative doit faire face ont une influence évidente sur sa stratégie de développement. En l’absence des fonds nécessaires à la mise en place d’activités économiques, elle donne l’impression de s’être transformée progressivement avant tout en un organisme de plaidoyer et de recherche, ce qui est mal compris par les organisations membres, et génère de la frustration et même parfois de la colère vis à vis du bureau directeur.
Par delà les tensions dont nous nous sommes fait l’écho, les associations des « forêts communautaires » membres de la CAFT existent bel et bien. Le processus organisationnel qui a amené à la création de la coopérative et à la consolidation d’une approche communautaire pour la gestion des ressources communes constitue une expérience très intéressante, notamment dans un contexte comme celui de l’Est du Cameroun.
Un futur incertain
Les communautés membres de la CAFT font preuve d’une volonté affirmée de travailler ensemble, nourrie par une conscience de la nature “commune” de leurs intérêts. Celle-ci se trouve renforcée face aux risques que signifieraient des initiatives individuelles contradictoires dans un contexte de forte inégalité par rapport à des acteurs externes extrêmement puissants.
Les avancées que la CAFT a pu conquérir n’ont toutefois pas permis de résoudre de façon satisfaisante la question de la non reconnaissance des droits des populations qui habitent les espaces forestiers. En l’absence de concurrent puissant directement présent sur la zone pour l’utilisation des ressources du massif forestier, autrement dit tant que les UFA de la région n’avaient pas été concédées à des entreprises privées et tant que les ressources minières ne faisaient pas l’objet d’ambitieux projets d’exploitation, l’organisation de la CAFT avait été sinon facile, du moins possible. Même dans ces conditions favorables, elle n’a obtenu que la possibilité d’accéder légalement à un pourcentage très limité de l’espace forestier, celui qui avait été défini par le zonage national.
La situation des communautés intégrant la CAFT pourrait connaître prochainement des évolutions dramatiques du fait de la mise en œuvre de vastes projets d’exploitation industrielle des ressources forestières et minières. Après de longues années d’hésitation sur l’affectation des UFA potentielles de la zone, pour la conservation ou pour l’exploitation du bois, leur assignation récente par le biais d’appels d’offre indique que le démarrage des activités est imminent. L’intensification des prospections minières constitue un autre sujet de préoccupation.
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Fig. XX. Panneau marquant l’entrée de l’espace minier de l’entreprise Geovic. Photo M. Merlet
Au stade où se trouvent l’organisation et l’action collective de la CAFT, sera-t-il possible pour les populations locales de défendre efficacement leurs droits et leurs intérêts face à ces nouvelles pressions ?
Le plaidoyer mené par la CAFT au niveau national ne vise pas seulement à développer les petites entreprises dans la région. Il cherche aussi maintenant à remettre en cause le démarrage prévu par l’État de l’exploitation forestière industrielle dans le département de Ngoyla. La CAFT demande également que soit effectué un nouveau zonage qui prendrait mieux en compte les enjeux sociaux et environnementaux propres à cette zone.
Les contacts nationaux et internationaux dont dispose la Coopérative risquent d’être de la plus grande utilité dans les batailles qui devront être livrées dans les années à venir pour la conservation des richesses naturelles de la région et la préservation des droits de ses habitants.
1Installé par une entreprise qui s’est ensuite retirée de la zone, il est tracté à la force des bras, alors qu’il fonctionnait à l’origine grâce à un moteur.
2Cette moyenne est légèrement plus importante dans les neuf villages possédant une « forêt communautaire ».
3C’est sur ces espaces, et seulement sur ceux-ci que la création de forêts communautaires est légalement possible.
4Par exemple, la «Grande famille » Bâ‘à Bâ‘à se retrouve dans les villages de Zoulabot 1, Etekessang, Lamson et Lelene, et la famille Bamaboul à la fois dans les villages de Nkondong et de Menkouom.
5Voir la fiche C-3 et les travaux d’E. Le Roy caractérisant la vision de l’espace de ces populations de topocentrique.
6Ceci est notamment le cas des Bakas vivant dans le village de Lamson.
7Les Bakas vivant à Ndimako, à côté du village d’Etekessang, se sont installés de cette manière.
8La grande majorité de ces migrants a toutefois été absorbée par les villages frontalières avec le Congo.
9L’économie des chasseurs cueilleurs Bakas n’est pas abordée dans cette fiche.
10Dans les années 60, le gouvernement du Cameroun indépendant a mis en place un système de stabilisation des prix et de soutien technique aux producteurs. La vente du cacao était encadrée par des coopératives agricoles qui servaient d’interface entre les agriculteurs et les autres maillons de la chaîne de commercialisation. Ce système a fonctionné jusqu’à la fin des années 1980, quand l’état Camerounais a été contraint d’adopter les « politiques d’ajustement structurel ». Le système de soutien à la culture du cacao a été démantelé entre 1989 et 1994. Depuis cette date il n’existe aucune forme de soutien publique pour la cacaoculture.
11Les autorités françaises avaient encouragé le regroupement des cacaoyères individuelles en champs contigus le long des routes.
12Cette absence de groupements est étonnante, et la non prise en compte de cette option dans le développement des stratégies de la CAFT l’est plus encore (voir ci-dessous) compte tenu des prix très bas auxquels les producteurs vendent individuellement leur cacao aux commerçants, et de la situation d’infériorité qui est la leur dans la négociation avec les acheteurs.
13Une première association, l’Association de la Jeunesse Estudiantine de Lomié, est crée en 1970 par les jeunes des deux agglomérations urbaines de Lomié et Ngoyla (le district de Ngoyla est créé en 1967). L’association se scinde en 1989 en deux organisations, une par localité.
14De par son implication précoce dans l’AJN et sa connaissance du milieu de la coopération internationale et des politiques de développement dans la région, Patrice Pa’ah est devenu un personnage de référence dans tout le processus d’organisation des populations locales de Ngoyla et Lomié. Il le reste aujourd’hui encore dans les activités de la CAFT, dont il est le Président.
15Parmi celles-ci, 9 sont actuellement intégrées dans la CAFT. Seul le village de Mbalam, où les autorités sont contraires au projet, a refusé de s’associer à l’initiative promue par l’OCBB.
16Conformément au dispositif légal instauré par la Loi forestière de 1994.
17La demande initiale de la CAFT concernait une concession sur 39 100 hectares, correspondant à la création de 20 « forêts communautaires ».
18 Au moins au niveau du discours, car dans la pratique, on constate toujours qu’un titre de propriété n’est accepté comme garantie banquaire que lorsque la Banque considère qu’elle pourra effectivement récupérer la propriété et la revendre sans perdre d’argent en cas de non paiement par le client.
19Voir Merlet M. (2010), Les droits sur la terre et les ressources naturelles, fiche pédagogique du Comité technique «Foncier et développement», disponible entre autres sur le site d’agter (www.agter.asso.fr)
20Il ne s’agit pas d’une exception. La situation d’infériorité des Bakas par rapport à leurs voisins Bantous fait que les droits de ces populations sont les moins respectés.
21Il ne nous a pas été possible de clarifier si cette forêt communautaire continuait ou non à faire partie de la CAFT.
22La CAFT est appuyée pour la mise en place de ces projets par le WWF. Une étude de faisabilité qui vient d’être conduite pour un projet PES examine les possibilités, pour 4 des 9 villages membres, de la rémunération d’une variété de « services » fournis, y compris des projets d’intensification agricole et de stockage du carbone.
23Mais on peut se demander combien de temps elle perdurera, d’importants projets de construction de routes et de chemins de fer étant programmés dans les années à venir.
24Le Cameroun est actuellement en train de valider sa stratégie pour la mise en place des programmes de réduction de la déforestation et dégradation. Le « REDD+ Readiness Proposal » est le document qui définit la stratégie nationale de préparation du pays à l’implémentation de projets REDD+.
25Durant les entretiens réalisés pendant l’étude, certains villageois, en particulier des femmes, ont dit de ne pas savoir exactement ce qu’était la coopérative, ni quels étaient ses objectifs et ses activités.