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Éditorial de la lettre d’information du réseau AGTER. Octobre 2018
Rédigé par : Christian Castellanet, Marie Mellac
Date de rédaction :
Type de document : bulletin d’information
Devenue foisonnante depuis la crise alimentaire de 2007, la littérature scientifique consacrée au foncier en Asie du Sud-Est reste souvent limitée à un seul des pays de la région et/ou se focalise sur les seuls accaparements, négligeant de prendre en compte la profondeur historique et la globalité des réformes foncières en cours. L’étude que nous avons réalisée pour le Comité Technique Foncier et Développement a essayé de replacer les phénomènes actuels dans leur contexte historique de longue durée et sur un plan régional (voir article ci-dessous).
La Birmanie, le Cambodge, le Laos et le Viêt-Nam ont en commun d’être le théâtre de conflits fonciers foisonnants, parfois très violents et potentiellement capables de déstabiliser leurs gouvernements. À l’extérieur, les questions foncières participent aussi à l’émergence d’une société civile régionale et créent des tensions entre États, victimes ou responsables du land grabbing, dans un contexte où le sujet est encore considéré comme relevant de la souveraineté nationale et n’est pas pris en charge par les institutions régionales. En dépit de régimes politiques différents, cette conflictualité du foncier est portée par une histoire récente ponctuée de réformes foncières aux contours et aux agendas assez similaires. Cette histoire qui va de la colonisation à l’indépendance et au socialisme, suivie d’un retour au libéralisme économique, s’accompagne, sur le plan foncier, des étapes correspondantes :
diffusion de la propriété privée et des concessions à l’époque coloniale,
étatisation et collectivisme, puis
redistribution (parfois égalitaire) des terres dans la période post socialiste,
retour de la propriété privée (ou d’un droit d’usage très étendu) via l’enregistrement des terres et
attribution de concessions depuis les années 2000.
Portées par des choix politiques différents, les législations foncières qui sont d’abord produites sont assez différentes. Au Cambodge, devenu une démocratie, comme plus tard en Birmanie (à partir de 2011), des droits de propriété classiques ont été encouragés avec le développement de systèmes d’enregistrement foncier étatiques. Demeurés socialistes, le Viêt Nam et la Laos ont fourni des certificats de possession aux paysans et ont progressivement étendus la durée de ces certificats et les droits qui y étaient associés (achat et vente notamment) de sorte à en faire – mais sans le dire – de quasi droits de propriété. Les différences s’estompent donc avec le temps et les quatre pays font aussi les mêmes choix économiques, plus ou moins au même moment à partir du début des années 2000 : mettre en place une économie de marché de type néolibérale, promouvoir un modèle de modernisation qui prône de « transformer la terre en capital » (turn land into capital) et développer les cultures industrielles et d’exportation (hévéa, palmier à huile, canne à sucre, plantations forestières…) grâce à des investissements massifs, notamment étrangers.
Au Viêt-Nam, qui a procédé à un enregistrement précoce et systématique y compris des terres forestières, les principaux conflits sont liés aux conditions d’expropriation des agriculteurs lors des opérations d’urbanisme ou de construction de grandes infrastructures. Les paysans concernés contestent à la fois le bien-fondé de certaines des opérations (la définition de l’intérêt public), ce qui les rapproche des mouvements de résistance européens, japonais ou indiens, et surtout les montants des indemnisations qu’ils reçoivent, basés sur la valeur agricole des terres, alors que la plus-value foncière alimente les caisses de l’État ainsi que des réseaux actifs de corruption.
Au Cambodge, au Laos et en Birmanie les conflits urbains et périurbains sont aussi très présents mais sont moins visibles que ceux liés à l’exploitation forestière et au développement de l’agro-industrie. Les campagnes d’enregistrement foncier se sont en effet concentrées prioritairement sur les terres rizicoles des plaines centrales, où les droits d’occupation sont socialement reconnus et ont délaissé les zones périphériques des terres hautes forestières où des minorités ethniques, restées assez autonomes par rapport au pouvoir central, pratiquent l’agriculture pluviale en défriche-brûlis. Le fait d’enregistrer des terres reconnues comme paysannes sur une partie seulement du territoire a souligné en creux que toutes les zones non enregistrées pouvaient être considérées comme « vacantes », et donc faire l’objet de concessions ou d’aménagements sans prise en compte des droits des populations.
De ce fait, les attributions de concessions ont pris un essor considérable. Au Cambodge, les concessions sont immenses, laissant aux privés près de 25 % du territoire national. Cela représente 4,4 millions d’hectares, attribués comme concessions minières (2,3) ou agroforestières (2,1), par le biais de 486 contrats, à comparer aux 3 millions d’hectares possédés par 1,9 millions de familles et cultivés par environ 1,4 millions de familles paysannes. Au Laos, les surfaces concernées par les concessions agroforestières sont nettement moins importantes en valeur absolue (450 000 ha en 2012) mais représentent à elles seules 5 % du territoire national. En Birmanie, les terres allouées pour des concessions agroforestières sont passées de 800 000 à 2,1 millions d’hectares en trois ans seulement, entre 2010 et 2013.
L’ampleur des transferts de foncier réalisés par les États au profit de grandes entreprises, et l’inégalité massive de distribution du foncier qui en résulte, dans un contexte où la majorité de la population continue à vivre de l’agriculture et où les sans-terre sont en augmentation, constitue ce que certains qualifient de « réformes foncières régressives » ou encore de « contre-réforme agraire » à l’exact opposé des réformes agraires d’inspiration socialiste ou social-démocrate des années 1960-1970.