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Regards sur le foncier n°1, Comité technique « Foncier et développement »
Rédigé par : Marie Mellac, Christian Castellanet
Date de rédaction :
Organismes : Comité technique « Foncier et développement » (CTFD), Groupe de Recherches et d’Echanges Technologiques (GRET), Institut de Recherche sur l’Asie du Sud-Est Contemporaine (IRASEC)
Type de document : Étude / travail de recherche
Mellac M., Castellanet. C., « Histoires divergentes d’une convergence sous tension. Les réformes foncières vers la propriété privée dans quatre pays du Mekong (Birmanie, Cambodge, Laos, Viêt-Nam) », Regards sur le foncier n°1, Comité technique « Foncier et développement », AFD, MAEDI, Paris, Décembre 2015.
« Ce document a pour objectif de fournir des clés pour comprendre les dynamiques foncières contemporaines des quatre pays en mettant en exergue leurs points communs et leurs dissemblances à la fois sur le temps long de l’histoire de la formation des situations foncières locales et sur le temps court des réformes mises en œuvre dans le contexte de l’ouverture économique.
Une première partie donne des éléments de compréhension culturels et historiques en décrivant à grands traits la diversité des rapports fonciers propres aux entités politiques et aux différents groupes présents dans la région.
Après un bref retour sur les épisodes coloniaux et socialistes, la seconde partie détaille les différentes étapes des réformes amorcées depuis la fin les années 1980.
Ces éléments posés, la troisième partie se concentre sur les enjeux actuels à travers quatre des questions les plus sensibles aujourd’hui. »
Version courte du document
Encore rare il y a peu, la littérature scientifique consacrée au foncier en Asie du Sud-Est est devenue foisonnante depuis la crise alimentaire de 2007, véritable révélateur puis accélérateur des accaparements de terre à grande échelle dans la région et au-delà. Les recherches sont néanmoins souvent limitées à un seul des pays de la région et/ou se focalisent sur les seuls accaparements, négligeant de prendre en compte la profondeur historique et la globalité des réformes foncières en cours.
L’objectif de cette étude, préparée pour le Comité Technique Foncier et Développement (CTFD) en 2015, est de replacer les phénomènes actuels dans leur contexte historique de longue durée et sur un plan régional. Elle retrace les trajectoires des pays concernés, en rappelant leurs similitudes mais également leurs différences.
Les quatre pays d’Asie du Sud-Est dont il est question (Birmanie, Cambodge, Laos et Viêt-Nam), auxquels on pourrait adjoindre la Thaïlande sur bien des points, ont en commun d’être le théâtre de conflits fonciers potentiellement capables de déstabiliser leurs gouvernements. Les conflits sont foisonnants, parfois très violents et de plus en plus médiatisés. Ils mobilisent de nombreuses ONG locales et internationales et sont en partie à l’origine de la structuration d’une société civile nationale de plus en plus visible. Chacun à leur manière et à leur tour, les gouvernements de ces quatre pays ont été récemment contraints de prendre des mesures notables en matière foncière afin d’apaiser la population et de renforcer leur légitimité. À l’extérieur, les questions foncières participent aussi à l’émergence d’une société civile régionale et créent des tensions entre États, victimes ou responsables du land grabbing, dans un contexte où le sujet est encore considéré comme relevant de la souveraineté nationale et n’est pas encore pris en charge par les institutions régionales. En dépit de régimes politiques très différents, cette conflictualité du foncier est portée par une histoire ponctuée de réformes foncières majeures.
Considérée avant la période coloniale, la situation des pays de la région présentait des similitudes frappantes : les plaines rizicoles, deltaïques et côtières, étaient contrôlées par les populations dominantes numériquement organisées au sein de royaumes ou empires plus ou moins puissants qui encourageaient une riziculture paysanne soumise à impôts féodaux en nature, sans prétendre contrôler le foncier. Il n’y avait pas à proprement parler de propriété foncière, mais les familles disposaient d’un droit d’usage de longue durée acquis par la défriche et entretenu par la mise en culture permanente. Les questions foncières étaient réglées au niveau des communautés villageoises. Séparant ces plaines, les zones de collines et de montagne étaient occupées par une grande diversité de groupes ethniques, autonomes tant sur le plan politique, religieux et culturel, que dans leur gestion du foncier et des ressources naturelles. Pour la plupart, l’économie reposait sur une complémentarité entre défriche-brulis pratiquée sur les pentes et l’aménagement de petites rizières dans les fonds de vallée. Ces groupes, dont certains étaient mobiles, étaient faiblement contrôlés par les royaumes centraux, mais entretenaient des relations d’échange avec eux et devaient leur prêter allégeance et payer tributs pour bénéficier d’une paix relative.
S’appuyant sur les anciens centres de pouvoir, les métropoles coloniales ont, d’une part, encouragé la privatisation des terres et l’enregistrement foncier, d’autre part, attribué de vastes concessions agricoles et forestières à des entreprises coloniales et à quelques élites locales. Les tentatives de développement de titres fonciers n’ont eu pendant longtemps qu’un impact limité en dehors des zones urbaines, mais les concessions ont été localement nombreuses, accentuant le sentiment de spoliation lié à la présence européenne.
Avec les indépendances, les États ont affirmé leur contrôle du foncier et se sont successivement lancés dans des réformes foncières importantes. Les régimes socialistes ont procédé à des réformes agraires puis ont lancé des processus de collectivisation plus ou moins rapides et aboutis. Hormis dans le nord du Vietnam où le processus s’est étendu sur une trentaine d’années, les épisodes collectivistes ont été relativement brefs et ont été rapidement suivis d’une redistribution plus ou moins égalitaire des terres aux paysans. Demeurés socialistes, le Viêt Nam et la Laos ont ensuite fourni des certificats de possession aux paysans et ont progressivement étendus la durée de ces certificats et les droits qui y étaient associés (achat et vente notamment) de sorte à en faire – mais sans le dire – de quasi droits de propriété. Au Cambodge, devenu une démocratie, comme plus tard en Birmanie (à partir de 2011), des droits de propriété classiques ont été encouragés avec le développement de systèmes d’enregistrement foncier étatiques.
En dépit de choix politiques et fonciers différents, les quatre pays ont fait les mêmes choix économiques, plus ou moins au même moment à partir du début des années 2000 : mettre en place une économie de marché de type néolibérale, promouvoir un modèle de modernisation qui prône de « transformer la terre en capital » (turn land into capital) et développer les cultures industrielles et d’exportation (hévéa, palmier à huile, canne à sucre, plantations forestières…) grâce à des investissements massifs, notamment étrangers. Dans cette course, les régions peu peuplées et les pays politiquement faibles sont des cibles faciles pour les pays/régions qui concentrent à la fois le pouvoir et la population, et dont l’appétit pour les ressources naturelles ne cesse de croître.
Les pays du Mékong partagent donc un certain nombre de traits communs notamment une histoire qui va de la colonisation à l’indépendance et au socialisme, puis un retour au libéralisme économique, avec, sur le plan foncier, des étapes correspondantes : diffusion de la propriété privée et des concessions à l’époque coloniale, étatisation et collectivisme, puis redistribution (parfois égalitaire) des terres dans la période post socialiste, retour de la propriété privée (ou d’un droit d’usage très étendu) via l’enregistrement des terres et des concessions depuis les années 2000. Ces parallèles sont d’autant plus frappants que les systèmes politiques sont – officiellement – assez différents et que les législations foncières, dans leur esprit comme leur fonctionnement théorique, reflètent aujourd’hui encore ces disparités. Un autre point commun frappant est que les efforts importants consentis pour enregistrer les terres agricoles dans une optique libérale (favoriser l’investissement agricole grâce à la sécurité foncière) n’ont en rien diminué l’insécurité foncière. Les conflits se sont au contraire multipliés au cours des dernières années et sont devenus des enjeux majeurs de politique intérieure.
Les conflits sont notamment liés au fait que les campagnes d’enregistrement foncier se sont concentrées prioritairement sur les terres rizicoles des plaines centrales, où les droits d’occupation sont socialement reconnus et les conflits moindres (à l’exception notable du Viêt-Nam qui a procédé à un enregistrement systématique y compris des terres forestières). Elles ont en revanche évité d’intervenir dans les zones périphériques des terres hautes forestières où des minorités ethniques, restées assez autonomes par rapport au pouvoir central, pratiquent l’agriculture pluviale en défriche-brûlis. Les législations sont partout défavorables à ces populations, ne reconnaissant ni les droits coutumiers communautaires ni les pratiques d’agriculture en défriche-brûlis. Le fait d’enregistrer des terres reconnues comme paysannes, sur une partie seulement des terroirs et du territoire national, a souligné en creux que toutes les zones non enregistrées pouvaient être considérées comme « vacantes » et appartenant à l’État, et pouvaient donc faire l’objet de concessions ou d’aménagements sans prise en compte des droits des populations qui y vivaient pourtant et dépendaient de ces terres pour leur survie.
De ce fait, les attributions de concessions ont pris un essor considérable au Cambodge, au Laos et en Birmanie. Ces attributions accompagnent les politiques de modernisation de ces pays, reposant sur l’encouragement des investissements étrangers, les grands travaux d’infrastructure (hydroélectriques en particulier), les mines, le développement de zones industrielles, et l’octroi massif de concessions foncières pour l’agro-industrie et pour des plantations forestières. Les espaces concernés par les concessions sont immenses, laissant aux privés près de 25 % du territoire national au Cambodge. Cela représente 4,4 millions d’hectares, attribués comme concessions minières (2,3) ou agroforestières (2,1), par le biais de 486 contrats, à comparer aux 3 millions d’hectares possédés par 1,9 millions de familles et cultivés par environ 1,4 millions de familles paysannes. Au Laos, les surfaces concernées par les concessions agroforestières sont nettement moins importantes en valeur absolue (450 000 ha selon Schoenberger et al. 2012) mais représentent néanmoins déjà à elles seules 5 % du territoire national. En Birmanie, les terres allouées pour des concessions agroforestières sont passées de 800 000 à 2,1 millions d’hectares en trois ans seulement, entre 2010 et 2013, ces surfaces étant encore sous-estimées car elles ne tiennent pas compte des concessions allouées par les autorités locales ou les mouvements armés des minorités ethniques. L’ampleur des transferts de foncier réalisés par les États au profit de grandes entreprises, et l’inégalité massive de distribution du foncier qui en résulte, dans un contexte où la majorité de la population continue à vivre de l’agriculture et où les sans-terre sont en augmentation, constitue ce que certains qualifient de « réformes foncières régressives par lesquelles les gouvernements prennent les terres aux pauvres pour les donner (les vendre ou les louer) aux riches » ou encore de « contre-reforme agraire » à l’exact opposé des réformes agraires d’inspiration socialiste ou social-démocrate des années 1960-1970.
Un autre type de conflit s’est développé au Viêt-Nam : il s’agit de conflits liés aux conditions d’expropriation des agriculteurs lors des opérations d’urbanisme périurbain ou de construction de grandes infrastructures. Les paysans concernés contestent à la fois le bien-fondé de certaines des opérations (la définition de l’intérêt public), ce qui les rapproche des mouvements de résistance européens, japonais ou indiens, et surtout les montants des indemnisations qu’ils reçoivent, basés sur la valeur agricole des terres, alors que la plus-value foncière alimente les caisses de l’État ainsi que des réseaux actifs de corruption.
Les politiques de développement de la propriété privée individuelle ont provoqué une intense fragmentation qui se manifeste à plusieurs niveaux, entre espaces titrés et non titrés, mais aussi au sein des espaces titrés, la propriété privée permettant une individualisation des stratégies et des pratiques. Cette fragmentation peut être comprise comme un des produits du développement des États modernes en train de se doter des institutions en charge de développer l’économie de marché, dont la propriété privée individuelle. Parallèlement, le développement des concessions agro-industrielles comme voie de développement rapide et de lutte contre la pauvreté, promus par certaines institutions internationales, notamment la Banque Mondiale, au nom d’un raisonnement économique en principe peu discutable (Deininger, 2010) ne prend pas en compte les conditions réelles de la reconnaissance des droits et le fonctionnement des États concernés, aboutissant à des résultats inverses de ceux qui avaient été attendus.
Table des matières du document complet (lien pour le téléchargement au bas de la page)
INTRODUCTION
I. PARTIE 1 – LA DIVERSITE COMME HERITAGE : ROYAUMES AGRAIRES ET MARGES FORESTIERES MONTAGNEUSES
1. Des pays « méga divers »
2. Le centralisme formalisateur des royaumes rizicoles
3. Mobilité et horizontalité des « paysans de la forêt »
II. PARTIE 2 – VERS LA PROPRIETE PRIVEE INDIVIDUELLE : UNE HISTOIRE D’AVANCEES ET DE RECULS DANS UN CONTEXTE DE MODERNISATION ET D’OCCIDENTALISATION
1. La colonisation ou les premiers temps de la simplification
2. La collectivisation foncière entre idéal et réalité
3. Sortir du socialisme : individualisation foncière et décollectivisation
3.1 Le temps de la formalisation légale
3.2 Un titrement à plusieurs vitesses
III. PARTIE 3 – LES DYNAMIQUES ACTUELLES ET LES GRANDS ENJEUX
1. Les droits oubliés des « paysans de la forêt »
2. Les concessions économiques agroforestières à l’assaut des derniers fronts pionniers
3. Les conflits fonciers, acteurs et société civile
CONCLUSION - LA SECURISATION FONCIERE, UN NOEUD POLITIQUE
BIBLIOGRAPHIE
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