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Démasquer l’omnipotence d’un droit de propriété unique et absolu, qui nie l’existence de droits multiples
Rédigé par : Sergio Dionisio
Date de rédaction :
Organismes : Association pour contribuer à l’Amélioration de la Gouvernance de la Terre, de l’Eau et des Ressources naturelles (AGTER), Asociación de forestería comunitaria de Guatemala (Ut’z Che’)
Type de document : Étude / travail de recherche
Cet article s’inscrit dans l’effort de synthèse et de réflexion collective organisées par AGTER à partir des études réalisées au Guatemala et au Cameroun sur la gouvernance des forêts et les droits des populations des territoires forestiers.
L’auteur est guatémaltèque. Il travaillait avec Ut’z Che’, une importante organisation de second niveau d’associations de foresterie communautaire qui regroupe des populations principalement mayas. Il a participé au voyage d’étude et aux échanges qui ont eu lieu au Cameroun du 23 août au 10 septembre 2012.
Le document traite de la reconnaissance légale, ou de l’absence de reconnaissance, par l’État des droits collectifs sur la terre et sur les ressources naturelles des populations indigènes et des communautés rurales en partant d’une analyse comparée des deux pays.
Une histoire similaire de multiples spoliations au Guatemala et au Cameroun. Spoliation de terres collectives et création de schémas d’exclusions politiques et économiques
Le premier pas nécessaire pour aborder la problématique de la reconnaissance des droits collectifs des populations locales au Guatemala et au Cameroun consiste à désembourber et à comprendre la nature des processus qui ont causé leur exclusion des terrains politiques, juridiques, sociaux et économiques. Les dynamiques d’exclusion et les inégalités dans la répartition du pouvoir de décision qui en ont résulté, ont eu un impact fort sur les cadres normatifs communautaires de gestion du territoire et, de manière générale, sur la qualité de vie des populations concernées. Pour réaliser cette analyse, il faut commencer par un réexamen du processus historique de la formation et la consolidation des États-nation tels qu’ils se présentent actuellement.
S’il est vrai que les populations qui, originellement, peuplaient les deux pays ont depuis toujours été immergées dans des dynamiques d’échanges politiques, culturels et économiques avec d’autres groupes, une des interventions qui a provoqué le plus de ruptures dans les modes de vie des peuples qui habitaient ces territoires, a été la “rencontre brutale” avec les sociétés européennes ; rencontre qui s’est matérialisée à travers les processus de « conquête » et de « colonisation ». On peut considérer ces événements comme un facteur qui a infléchi dans tous les domaines de la vie de ces peuples. Bien qu’ils se soient produits à des époques et dans des contextes politique, géographique et économique différents, ils ont produit des effets similaires.
Parmi ces schémas similaires, on peut identifier les processus d’enrichissement de groupes oligarchiques ou hégémoniques – avec comme pendant l’appauvrissement de la majorité de la population – fondés sur la mise en œuvre de politiques publiques favorisant les intérêts de quelques groupes économiques au détriment du plus grand nombre. Cela a eu pour conséquence, avec le temps, la dégradation de l’environnement ainsi que l’apparition et l’exacerbation de conflits sociaux. Malgré tout, cela n’a pas empêché que des modes de gestion communautaire de la terre et des forêts aient été maintenus, en évolution constante.
Il est important de souligner que cette condition sociale et politique est le produit de la vision instaurée aux temps de la conquête et de la colonisation, fondée sur « le mépris des formes locales de gestion des ressources naturelles et des systèmes [de production] traditionnels ». Selon certains auteurs, les deux « grands leurres » qui ont justifié l’occupation et l’exploitation des territoires (au moins dans le cas de l’Amérique latine) reposèrent sur « la croyance que tant la culture que la technologie des peuples soumis étaient inférieures et arriérées » ainsi que sur l’idée que « les ressources du nouveau continent étaient illimitées » (Glico y M, 1980). C’est sur cette base qu’a été établie une stratégie d’extraction des ressources naturelles, qui en premier lieu, s’est concentrée dans les régions de majeur potentiel pour l’activité minière.
À l’époque coloniale, ce mode d’exploitation des ressources naturelles a pu fonctionner à l’ombre d’un cadre normatif de gestion qui impliquait la construction de relations de pouvoir qui excluaient et favorisaient la spoliation des peuples autochtones par les conquistadors. Cela a eu pour conséquence la décomposition de la structure sociale et économique des populations natives et l’introduction de nouvelles formes d’organisation, de technologies et de nouvelles structures de production (Glico, 2001). D’après de nombreux auteurs, bien qu’on ne puisse affirmer que les pratiques de ces peuples étaient en complète harmonie avec la nature, force est de reconnaître que la relation homme – nature paraissait être beaucoup plus harmonieuse et de moindre impact sur les différents écosystèmes que les formes d’exploitation des ressources naturelles qui se sont établies postérieurement1.
La pression coloniale exercée par l’Espagne dans le cas du Guatemala2 et par l’Allemagne, la France et la Grande Bretagne dans le cas du Cameroun3, suivie des mouvements indépendantistes a signifié pour les populations la spoliation systématique des terres et des ressources naturelles, l’esclavage et l’exclusion des processus sociaux, culturels, politiques et économiques de ces nations et les a maintenus dans des conditions de pauvreté et de discrimination. Bien que fondé sur l’imposition d’un cadre normatif nouveau, celui-ci n’a pas, à l’origine, impliqué nécessairement l’établissement de régimes de propriété exclusive et absolue.
Au Guatemala, après la conquête, et au début du processus de colonisation, la Couronne espagnole se déclare « propriétaire » des terres conquises et s’adjuge le droit de transférer les possessions. Dans ce cas, les prérogatives du Roi et des espagnols à qui sont concédés des droits ne correspondent pas aux notions actuelles de la propriété privée. Elles s’apparentent au système féodal tel qu’il prévaut à l’époque en Europe occidentale. Le fondement des normes et systèmes politiques des sociétés pré-hispaniques reposant sur la terre et le territoire, le vol de celles-ci par la Couronne espagnole signifia en premier lieu la négation des systèmes coutumiers de gestion de la terre et des ressources naturelles et donna lieu à une lutte constante des peuples autochtones pour le maintien de leurs droits. Les stratégies d’asservissement inclurent la mise en place d’un modèle de contrôle politico-territorial dénommé « pueblo de indios », à travers lequel ont été imposés le tribut et le travail forcé destiné à renforcer le régime colonial. Pour ce faire, à chaque « village indien » fut assignée une aire de cultures et d’exploitation des ressources naturelles, connue sous la figure de l’ejido, ce qui permît la revendication de droits ancestraux auprès de la monarchie , une lutte qui se traduisit par la reconnaissance de droits communaux sous la forme de « titres royaux » (cedulas reales). La transition vers la véritable propriété privée se réalisa bien plus tard, comme on le verra plus loin.
Au Cameroun, l’appropriation privative des terres et des ressources naturelles collectives commença pendant la période coloniale. Mais il convient de souligner que celle-ci se produisit quatre siècles plus tard qu’au Guatemala. L’administration coloniale s’auto-déclare gérante de toutes les terres considérées comme « inoccupées et sans propriétaires » laissant libre cours à son exploitation par une quantité réduite d’acteurs économiques étrangers (sous la forme de concessions), soutenus par un système normatif qui exclut les cadres régulateurs et les systèmes politiques de gouvernance des populations locales4.
Sur ce point, il convient de reconnaître que les concepts liés aux droits privés sur la terre et les ressources naturelles, pour la définition des cadres juridiques en vigueur, puisent dans la tradition héritée des mouvements indépendantistes en Amérique centrale, eux-mêmes inspirés par la tradition du droit civil (droit romain) français. Celui-ci à son tour se fonde sur :
Les intérêts individuels, entre lesquels la « propriété privée ». Cela suppose que les individus ont certains droits élémentaires, comme le droit à la vie et à la propriété privée que l’État se doit de défendre et de garantir.
Les intérêts publics de l’État qui doivent garantir que les individus puissent jouir de sécurité, protection, santé et autres services de base (Chapela, 2006).
L’exemple du Guatemala illustre bien cette situation. L’indépendance date de 1821 mais le projet libéral ne se consolide qu’en 1871 avec la révolution libérale. C’est en 1877 qu’est promulgué le Code civil, dont l’objectif est de réglementer les relations entre citoyens, en défendant les droits de la personne, de la famille et de la propriété (privée). L’article 457 du Code civil actuel reconnaît deux types de biens, ceux appartenant au pouvoir public et ceux qui sont propriété de personnes particulières. L’article ajoute que « les biens possédés par le pouvoir public appartiennent à l’État et aux municipes et se divisent en biens d’usage public et en biens d’usage spécial ».
Sous l’effet de ces prémisses libérales et face à la nécessité imminente de consolider le capitalisme du XIX siècle, les élites libérales guatémaltèques impulsèrent un nouveau processus d’expropriation des terres communales – reconnues par la monarchie durant la période coloniale. Au mépris des droits des Communautés, de grandes extensions de terres et de ressources qui se trouvaient alors aux mains de peuples indigènes furent octroyées à des migrants européens afin de les incorporer aux circuits de la production de café5.
Dans le Cameroun indépendant6, le cadre normatif sur la terre adopté en 1974, reprend les principes de la législation coloniale : toutes les terres jadis sous contrôle de l’administration coloniale se convertissent en terres domaniales appartenant à l’État camerounais. La dépossession des terres des communautés se poursuit car les droits à la terre peuvent être reconnus seulement là où les signes de présence humaine sont clairement visibles et sont soumis au respect de procédures légales (immatriculation des terres) difficilement accessibles pour la majorité des peuples locaux.
Sur ce point, le débat se situe précisément dans la recherche d’une forme d’inclusion ou d’aménagement des intérêts collectifs qui ne sont justement ni publics, ni individuels. Pour de nombreux spécialistes des biens communs, la terre et les ressources naturelles ne correspondent ni au domaine public, ni exactement à la propriété individuelle, mais plutôt à des groupes collectifs, capables de développer leurs propres normes de gestion.
Pourtant, ni dans la législation guatémaltèque ni dans celle du Cameroun, il n’existe d’éléments clairement définis concernant la reconnaissance et l’application des normes consuétudinaires. Dans le meilleur des cas, certains droits collectifs, chichement reconnus, s’exercent de manière ambiguë et sous conditions.
Malgré les différences propres à chaque contexte, les cadres normatifs qui s’imposent à partir de la colonisation ont en commun le fait de rechercher la maximisation des bénéfices que des acteurs économiques plus puissants puissent obtenir de l’exploitation des ressources. Ces cadres normatifs amènent l’État à ne pas reconnaître les droits préexistants et à façonner des relations de pouvoir inégalitaires.
Actuellement dans les deux pays, on observe une constante : sous couvert de la prééminence des intérêts publics et privés et sous le prétexte d’impulser le développement de la nation, les communautés et des populations autochtones sont soumises à un processus de spoliation des terres et des ressources naturelles qu’elles détenaient historiquement selon les règles coutumières.
L’absence de reconnaissance des droits communaux a pour conséquence l’appropriation des ressources aux mains de communautés locales par des acteurs plus puissants. Durant le voyage d’étude réalisé au Cameroun, le cas de la communauté Nanga Eboko, EGAN a été présenté. La population de cette communauté située dans la région centrale du pays, se trouve actuellement plongée dans un conflit qui l’amène à défendre et revendiquer ses droits collectifs sur la terre et les ressources naturelles face à une entreprise chinoise qui prétend produire du riz sur son territoire avec l’accord des autorités de l’État. Dans ce cas, les autorités traditionnelles locales n’avaient pas été prises en considération et des travaux préalables de cartographie et de caractérisation des terres avaient été réalisés sans autorisation de la population. La résistance livrée par cette dernière a réussi à détenir le projet.
La spoliation des terres communes et l’exclusion politique et économique des populations indigènes et paysannes persistent actuellement tant au Guatemala qu’au Cameroun. Les politiques d’État continuent de privilégier un modèle de développement fondé sur l’exploitation « extractive » des ressources naturelles. Les concessions d’exploitation forestière, minière ou le développement des monocultures (palmier à huile) sont autant d’activités soumises à diverses formes d’investissements financiers transnationaux qui provoquent des conflits au sein des territoires des communautés autochtones et paysannes.
Actualité des formes coutumières d’autorité et de gestion du territoire et dynamiques de lutte pour leur défense
De nombreux auteurs considèrent qu’en général les processus traditionnels de gestion communautaire se caractérisaient par leur fondement sur une perception cognitive de l’environnement naturel, sur la satisfaction des besoins de la famille et sur la disponibilité des ressources. Cette élaboration de savoirs sur le milieu a structuré un complexe système de valeurs, d’idéologies, de significations, de pratiques productives et de styles de vie qui se constitue en principes culturels spécifiques pour la gestion de zones forestières et agricoles (Leff, E. 1998, 74). Sur la base de ces systèmes, les communautés indiennes et paysannes7 ont développé des stratégies de survie face à la situation imminente d’exclusion sociale à laquelle les groupes hégémoniques les ont soumis. Ce n’est donc pas un hasard qu’aussi bien au Guatemala qu’au Cameroun, l’existence et la conservation de la biodiversité soient en lien étroit avec la manière dont celles-ci conçoivent leurs modes de vie et avec le rôle qui leur est accordé pour assurer la continuité des modèles culturels, malgré les situations de grand dénuement dans lesquelles ces populations se trouvent (Jimeno et al., 1995).
Néanmoins, faire l’apologie de ces modèles traditionnels, sans considérer les conditions historiques et actuelles par lesquelles passe la gestion communautaire peut nous mener à des positions et des conclusions biaisées et erratiques, si l’on tient compte du fait que ces groupes ont été confinés dans un contexte de pauvreté dû à un accès à la terre et aux ressources injuste et inégalitaire.
La conjugaison des deux présupposés mentionnés plus haut (le mépris pour les pratiques basées sur la culture locale et la croyance que les ressources naturelles étaient illimitées) ont justifié les processus d’exploitation des communautés ainsi que l’imposition d’un cadre de gestion des ressources naturelles qui a encouragé le développement de nouvelles initiatives fondées sur l’extraction « minière ». De telle sorte que tant les communautés natives que les sociétés nouvelles, ont dû affronter le choix entre la conservation, le développement et la survie.
Malgré l’apparente uniformisation systématique de la société et des cadres régulateurs, plusieurs siècles après, on peut constater que, dans les territoires de populations autochtones au Guatemala comme au Cameroun, subsistent certaines formes de gouvernement local (et avec lui l’établissement de normes de gestion issues des contextes culturels propres) qui cohabitent avec le système législatif des États-nation. Certes, ces coutumes n’ont pas été préservées de manière immuable. Au contraire, elles ont évolué constamment en fonction du contexte dans lequel elles se trouvaient immergées. Parfois même, elles ont été incluses dans le cadre législatif des États, non sans avoir été préalablement adaptées. Au niveau des territoires, on constate que restent en vigueur diverses conceptions et cadres régulateurs qui ont formé les dispositifs sociaux d’usage, d’accès et de contrôle de la terre et des ressources naturelles. C’est-à-dire qu’il existe des combinaisons multiples d’articulation d’espaces de pouvoir local et de pouvoir national. Ni la colonisation, ni la décolonisation n’ont fait disparaître complètement cette diversité. Au contraire, d’autres formes de pouvoir ont été introduites qui ont suscité d’autres expressions politiques8. Celles-ci ne sont pas forcément en harmonie avec la culture et l’organisation des peuples et alors que les Communautés cherchent à légitimer leurs droits collectifs, l’articulation des divers systèmes de droits tend à créer des conflits.
La cohabitation de cadres normatifs n’implique pas des relations harmonieuses ou de complémentarité. Généralement, des enjeux autour du contrôle des ressources économiques et des services environnementaux que rapportent les forêts résultent un climat de conflit social qui se manifeste tant au sein de la communauté qu’en direction de communautés voisines ou d’acteurs extérieurs (l’État et des acteurs économiques puissants).
Dans la région Sud-est du Cameroun, les communautés Bakas et Bantus fonctionnent selon les pratiques coutumières pour le choix de leurs autorités communautaires ainsi que pour l’établissement des normes concernant la gestion de la terre, des ressources naturelles et en général de leur territoire. Toutefois, on peut identifier une superposition entre la norme coutumière et la norme positive de l’État. Ce dernier cherche à se positionner comme l’unique instance susceptible de réglementer la gestion territoriale à partir de la Constitution politique et de la Loi sur les forêts et la faune sylvestre. Malgré cela, les communautés impulsent une forte lutte pour la revendication de leurs droits de gestion collective de la terre et des ressources naturelles, fondées sur la reconnaissance de leurs propres normes9.
Les parcialidades[>(10) 10] du département de Totonicapan dans l’altiplano central constituent un exemple de la situation complexe qui prévaut au Guatemala. La population indigène de cette région est parvenue à maintenir ses territoires grâce au système dit de parcialidad subsistant du système de lignage ; territoires qui actuellement sont aux mains de familles patrilinéaires, formant ainsi une des différentes formes de terres communales existantes au Guatemala. Au sein des parcialidades se sont créés des normes et des règlements stricts qui se sont constitués comme l’instrument principal pour la conservation des ressources naturelles de la région.
Au Guatemala, les concessions forestières communautaires du Petén illustrent une autre situation. Dans ce cas, les communautés de chicleros11 sont récentes et il ne s’agit pas là de la reconnaissance d’une forme de gestion coutumière ancienne. La forme juridique de la « concession » s’insère dans le cadre légal national. En même temps, la gestion des ressources et territoires est définie par une conception propre de l’espace et des droits, élaborée par les « comuneros » (ayants-droit) sur la base de leur expérience de collecteurs de produits forestiers.
Dynamiques de lutte et ouverture d’espaces de négociation
Il convient de faire remarquer que l’ignorance des droits des populations autochtones sur la terre et les ressources naturelles, supplantés par le système de droit positif, n’ont pas impliqué que celles-ci adoptent une attitude de soumission. Au contraire, elles ont fourni les conditions d’émergence de mouvements de défense et de revendication de droits territoriaux ou l’apparition de situations hautement conflictuelles au sein des localités. La fondation d’organisations comme ACOFOP, AFCG UT’Z CHE’ (au Guatemala), CAFT, OCCB et d’autres (au Cameroun) illustre la consolidation de mouvements et d’organisations locales pour la défense des droits collectifs des communautés qui vivent ou sont utilisatrices des zones forestières.
Les « rébellions », « soulèvements » et « mutineries »12 initiées par les populations autochtones, ont obligé les colonisateurs européens à déployer des stratégies d’assujettissement des populations, parmi lesquelles on peut citer l’usage de la violence physique, les procès publics et l’évangélisation.
Mais, loin d’être effacées, ces luttes ont été canalisées, plus récemment, par le biais d’autres mécanismes, entre autres ceux d’ordre juridique ou, plus exactement les luttes pour l’accès aux mécanismes de reconnaissance juridique des droits. Ainsi, cette constante lutte historique, tant dans la législation internationale que dans les juridictions nationales, a été le point de départ qui a rendu possible l’ouverture d’espaces de négociation et de dialogue pour la reconnaissance des droits des populations locales sur le territoire. On peut dire que les avancées en matière de reconnaissance des droits collectifs sont le produit des luttes sociales menées par les communautés indigènes, dans un effort pour améliorer leurs conditions de vie.
Au Guatemala, il existe un fort mouvement en faveur de la reconnaissance du droit des peuples indigènes de gérer leurs territoires. L’État guatémaltèque s’abritant derrière les arguments du développement économique et social du pays et d’un soi-disant « intérêt public », promeut la concession de grandes extensions territoriales pour l’exploitation des ressources naturelles (parmi lesquelles l’exploitation minière, pétrolière, le développement de plantations agro-industrielles, etc.). Cela porte préjudice aux moyens d’existence des populations indigènes car ce sont sur leurs territoires que ces projets viennent se greffer. De ce fait, elles constituent une source constante de conflits sociaux13. Toutefois, cette situation a fait émerger et permis de consolider un mouvement qui cherche à revendiquer les formes d’autorité et les normes de gestion propres à la population indigène. L’ouverture vers la reconnaissance des droits des communautés forestières a été possible grâce aux mouvements de revendication surgis dans le contexte historique et politique spécifique de la fin d’un conflit armé qui a duré plus de trente ans.
Reconnaissant les cadres normatifs des peuples indigènes14 comme source de droit, en même temps qu’il questionne la prééminence des lois émanant d’un État qui refuse de reconnaître les autorités coutumières ainsi que les normes propres pour la gestion du territoire, le pluralisme juridique15 constitue une base théorique intéressante pour avancer dans la formulation de nouvelles propositions16.
L’ascension des élites locales : conflits d’intérêts
On sait bien que dans les processus de colonisation, l’imposition de la domination et l’assujettissement des populations autochtones n’ont pu aboutir que par la création ou le soutien d’élites locales qui ont exercé un rôle fondamental dans la consolidation des États-nation. C’est pourquoi de nouvelles figures d’autorité, fondées sur la législation d’État, ont été créées en substitution des autorités ancestrales qui généralement ont joui d’une plus grande légitimité.
Cela a requis la création et l’ascension au pouvoir d’une nouvelle élite communautaire en vue de faciliter à l’État un meilleur accès et un plus grand contrôle des ressources, reléguant ainsi les normes locales de gestion.
Dans cette perspective, le conflit entre l’autorité légitime communautaire et les autorités représentantes de l’État17 implique un jeu de pouvoir au sein des communautés, qui conduit seulement au bénéfice individuel au détriment des intérêts des populations. C’est justement dans le cadre de ce jeu de pouvoir social et politique entre l’État et les communautés que se produisent les transgressions à la norme existante au sein des communautés, qui en grande partie s’appuie sur la gestion du territoire, l’élément central de dispute entre État et populations.
Avancées dans la reconnaissance des droits collectifs. Cependant, des droits reconnus à moitiés ne constituent pas une garantie
Nous estimons que la définition des droits sur la terre et les ressources naturelles est, en première instance, une des problématiques centrales instituées par la conquête, la colonisation et la fondation des États du Guatemala et du Cameroun. Comme nous l’avons vu, cinq siècles se sont écoulés au Guatemala et 150 ans au Cameroun et pourtant la lutte pour la reconnaissance des droits collectifs a eu très peu d’avancées concernant les cadres juridiques et les normes en vigueur.
Au contraire, le travail de terrain effectué dans des régions où habitent des Communautés indiennes et des groupes paysans met en évidence que l’État, par le biais de ses cadres régulateurs, impulse des processus tournés vers l’assimilation des populations plus que vers la reconnaissance de ses formes de gouvernement autonome. Il s’assure ainsi, la continuité des bénéfices et de l’exploitation des ressources qu’il détient.
La constitution politique du Guatemala consacre un chapitre aux populations indigènes ainsi qu’un article à leurs terres (Art.67). Elle affirme que le régime de propriété se fonde sur la propriété privée. Il faut souligner que l’article 67 reconnaît les Communautés indigènes, les terres de ses coopératives, d’autres formes de tenure communale ou collective de propriété agraire et le patrimoine familial indigène. Il indique que les formes d’organisation et de tenure communale indigène jouissent de la protection spéciale de la part de l’État et de services préférentiels pour ce qui a trait à l’aide au crédit et au soutien technique.
S’il est vrai que la législation forestière camerounaise reconnaît certains droits aux Communautés qui vivent dans la forêt ou sur des aires considérées comme appartenant à l’Etat (spécifiquement dans la partie III, Chapitre II, Section II de la loi n°94/01 sur les forêts, la faune et la pêche, consacrée aux dispositifs de foresterie communautaire), sa formulation s’est faite sans la participation de la population et sans tenir compte des droits et des intérêts des communautés locales. Dans un entretien réalisé en 2012 avec Samuel Nguiffo, directeur du CED, celui-ci explique que la loi forestière n’est pas en mesure de reconnaître la contribution des coutumes locales à la conservation, de même qu’elle interdit de nombreuses pratiques locales et traditionnelles des communautés pour leur subsistance.
Par ailleurs, lorsque l’État consent à reconnaître certains droits, c’est à partir d’un point de vue tutélaire envers la population autochtone. Dans cette mesure, l’État s’attribue la responsabilité de défendre et faire valoir les droits des populations indigènes, ce qui équivaut dans la pratique à constituer des formes d’exclusion. Il est évident que l’argument de la tutelle est avancé pour justifier le refus et la non-prise en compte des droits des populations ; ce qui en général – et c’est une constante observée dans les deux pays – se traduit par la spoliation des territoires destinés à être attribués et répartis pour leur exploitation (que ce soit pour la production agricole, l’exploitation minière et l’exploitation de la forêt).
À partir des réformes économiques promues au niveau mondial à la fin des années 1980, on constate que, dans le cadre de la réduction de l’appareil d’État et du processus de privatisation des principaux services publics, des réformes ont été entreprises dans plusieurs pays, parmi lesquelles des réformes du cadre légal de la gestion des forêts.
Au Cameroun, la promulgation de la nouvelle loi forestière en 1994 a introduit un nouveau cadre de gestion des ressources naturelles. Bien que celle-ci instaure une reconnaissance partielle des droits des populations autochtones – jusque là inédite – à travers la reconnaissance de la gestion forestière communautaire18, elle reste, dans son orientation générale, favorable aux grandes entreprises d’extraction du bois.
Au Guatemala, la nouvelle loi forestière promue en 1996 est connue pour renforcer l’industrie extractive du bois, sans considération pour les formes traditionnelles de gestion de la forêt. Pourtant, des espaces se sont ouverts qui, par l’incidence politique, ont permis d’obtenir un certain degré de reconnaissance des droits communautaires, chose jusqu’alors inconcevable dans le contexte des relations de pouvoir qui prévalent au Guatemala.
Réflexions finales : vers de nouveaux systèmes locaux de gouvernance des ressources naturelles
Les observations de terrain indiquent la coexistence de deux systèmes de droit : celui de l’État et celui de la coutume pratiquée par les populations autochtones. Dans le cadre local, ces systèmes de droit se chevauchent et s’articulent dans l’exercice politique et social de la gestion des territoires. Néanmoins, du coté de l’État, la prééminence reste à l’application du système de droit positif, qui considère la « propriété privée » comme garantie maximale des droits de l’individu.
C’est à ce stade qu’il faut souligner combien il est important de poursuivre le débat et les réflexions concernant les droits des populations à la gestion des ressources naturelles. La société en général continue de se fonder sur le « droit de propriété » ou « propriété privée », comme pierre angulaire du développement social, au détriment d’autres formes de droit qui apportent à la gestion et à la conservation des ressources naturelles.
La conception moniste du droit19 fait généralement l’objet de résistance au niveau local. Il s’ensuit une série de conflits sociaux et politiques, dans lesquels les principes sur lesquelles se fonde l’État ne correspondent pas précisément à ceux qui régissent les formes locales de concéder et de reconnaître les droits de gestion du territoire. C’est justement cette situation qui donne lieu à la coexistence de pratiques de résistance et de formes traditionnelles de gestion des ressources naturelles qui s’opposent aux logiques économiques dominantes.
Ce contexte a permis d’expérimenter des alternatives, de chercher et d’analyser les différents faits historiques qui ont forgé la situation actuelle. La résistance que certains groupes ont opposé aux diverses formes de domination exercées par les groupes hégémoniques est un aspect qu’il est important de souligner dans ce processus historique de construction social (qui inclut organisation communautaire, syncrétisme religieux, gestion des ressources naturelles, etc..). Face à la crise environnementale globale et la préoccupation que génère le développement inégal des populations, les regards se tournent vers la préservation, la promotion et le développement des pratiques des organisations locales comme alternatives capables d’atteindre la durabilité du développement.
Dans certains pays, la participation des organisations sociales locales connaît encore une fragilité institutionnelle, résultant de la fracture provoquée par les conflits armés, du volontarisme de certains de ses axes de travail et de l’hétérogénéité des ressources humaines sur laquelle elle peut s’appuyer. Dans de nombreuses communautés, le tissu social est encore insuffisamment articulé, ce qui entraîne une faible participation sociale ou, dans le pire des cas, des débordements et des tensions entre les membres ou entre communautés. Dans ces conditions, les processus de gestion locale des ressources naturelles auxquels les communautés ont accès requièrent une plus grande attention, afin de trouver des options viables et plurielles pour le développement de la région.
En synthèse, différents arguments en faveur de la lutte pour la revendication des droits ont traversé les époques, mais il s’est agi avant tout d’une lutte pour les moyens d’existence, mobilisant des modèles économiques, culturels, politiques et environnementaux propres. La reconnaissance des droits d’usage des ressources naturelles et du droit de les gérer s’est révélé une méthode plus adéquate que la mise en œuvre de la logique fondée sur la « propriété de la terre » impulsée par les États-nation, qui a impliqué tout au long de l’histoire, la privation des droits collectifs des instances communautaires.
1 Nous ne voulons pas dans ce texte, proposer une vision idéalisée des « temps anciens » et des Communautés indigènes. La vision de sociétés indigènes qui vivent dans le respect strict de la nature relève en grande partie d’un imaginaire social imposé tant par les occidentaux que par les Indigènes eux-mêmes. [Note de l’éditeur]
2 En l’an 1524, Guatemala est conquise par Pedro de Alvarado, une conquête qui a établi la Colonie espagnole jusqu’en 1821, date à laquelle est proclamée l’indépendance de la Couronne espagnole.
3 En 1884, l’Allemagne colonise le Cameroun. Après la défaite allemande au terme de la 1ère guerre mondiale, le territoire est divisé entre la France et la Grande-Bretagne. Le 1er janvier 1960 marque l’indépendance de la partie française. Le territoire sous contrôle britannique obtient son indépendance en 1961.
4 Une explication plus détaillée se trouve dans la fiche 2 du dossier sur la gouvernance des forêts au Cameroun (Fraticelli et al. Agter 2015) www.agter.org/bdf/fr/corpus_chemin/fiche-chemin-120.html
5 à l’époque en plein essor [Note de l’éditeur].
6 Le Cameroun obtient son indépendance en 1960-61.
7 Les sociétés paysannes non considérées comme indigènes développent au fil du temps des valeurs et des systèmes similaires. [Note de l’éditeur]
8 Comme l’affirme bien Balandier dans son analyse des formes de pouvoir du continente africain (Balandier,1998, p.92)
9 Pour plus de détails, voir le dossier sur la gouvernance des forêts au Cameroun, op cit.
10 La ‘parcialidad’ est une forme d’organisation très spécifique du Guatemala. Elle correspond à un lignage familial, c’est-à-dire à un groupe de personnes disposant de liens de parenté forts (en général il s’agit des descendants d’un même noyau familial) qui disposent de droits communs sur une portion de territoire qui porte également le nom de ‘parcialidad’. Le terme fait donc référence à un groupe organisé et, en même temps, au territoire qui est géré par ce groupe. Au sein de chaque ‘parcialidad’ il existe des normes et des règles liées à la gestion des ressources naturelles qui sont construites et mises en œuvre collectivement par les membres du groupe familial. Cette forme d’organisation a des origines très anciennes. En effet, les ‘parcialidades’ actuelles correspondent à une catégorie de terres qui existait avant la colonisation espagnole : les ‘calpules’, terres caractérisées par un système de propriété collective. Elles étaient gérées par les principaux lignages familiaux dont les autorités distribuaient individuellement des parcelles aux différents membres du groupe familial. Certains de ces groupes familiaux ont réussi à préserver le contrôle sur ces terres pendant et après l’époque coloniale donnant naissance aux ‘parcialidades’ qui existent de nos jours. La plupart d’entre elles, qui se trouvent dans le département de Totonicapan, sont recouvertes de forêts et jouent un rôle clé en ce qui concerne l’accès à l’eau potable et la conservation de la couverture forestière dans les communautés rurales. Voir Merlet, Pierre. Dossier sur la gouvernance des forêts au Guatemala www.agter.org/bdf/fr/thesaurus_dossiers/motcle-dossiers-30.html La ‘parcialidad’ de Baquiax.
11 Collecteurs de la sève servant à l’élaboration du caoutchouc. [Note de la traductrice]
12 Au Guatemala, il existe des études sur les soulèvements, mutineries ou rébellions d’Indiens contre les pratiques d’assujettissement des colonisateurs. Les revendications s’orientèrent vers la reconnaissance de leurs autorités, de leurs territoires ainsi que le refus de l’esclavage et du paiement du tribut. Nous considérons que de tels termes confirment simplement la criminalisation de la lutte légitime des populations autochtones pour la reconnaissance de leurs droits.
13 Pour plus de détails à ce propos, voir le Dossier sur la gouvernance des forêts au Guatemala, op cit.
14 Voir Fiche de cadre théorique : Les droits sur la terre et les ressources naturelles. Dossier sur la gouvernance des forêts au Guatemala. AGTER. 2013.
15 Dans le document, il est fait référence aux droits des peuples autochtones, ce qui en Mésoamérique se dénomme Droit indigène.
16 Voir Merlet, Michel. Les droits sur la terre et les ressources naturelles. www.agter.org/bdf/fr/corpus_chemin/fiche-chemin-335.htm
17 Connues au Cameroun sous le nom « d’autorité républicaine ».
18 Pour approfondir le sujet, on peut se référer au dossier déjà mentionné sur le Cameroun.
19 Le “monisme juridique” en opposition à la reconnaissance de plusieurs sources de droits,
PRINCIPALES SOURCES CONSULTÉES :
Balandier, Georges. 1988. Modernidad y Poder: El desvío antropológico. Serie Antropológica: JÚCAR UNIVERSIDAD. Traducido por José Ángel Alcalde.
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