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Rédigé par : Coline Sauzion, Michel Naepels, Ariane Richardot
Date de rédaction :
Type de document : Entretien
Une version synthétique de cet entretien avec Michel Naepels, réalisé par Coline Sauzion et Ariane Richardot, a été publiée dans la Revue Projet No 369 d’avril 2019.
En deux mots, comment a eu lieu la prise de possession de l’espace en Nouvelle-Calédonie au moment de la colonisation ?
La France a pris possession de la Nouvelle-Calédonie et plus exactement de la Grande Terre au début du second Empire, le 24 septembre 1853. Cette prise de possession résulte très probablement de la pression de l’Église catholique française qui cherche à soutenir des missionnaires catholiques français installés depuis quelques années dans le nord de la Grande Terre, alors que se développait au même moment une mission anglophone protestante concurrente aux Îles Loyauté. C’est donc certainement par proximité idéologique et influence de l’Église et des troupes de marine (qui étaient des troupes coloniales) que le second Empire décide de prendre possession de la NC, sans projet colonial très précis au départ.
L’une des étapes essentielles du projet de colonisation a consisté à faire de la Nouvelle-Calédonie la seconde colonie pénitentiaire française. En effet, le taux de mortalité au bagne de Guyane étant extraordinairement élevé, l’administration française s’intéresse à d’autres espaces possibles. Le bagne Calédonien est créé en 1863 et il constitue la première grande étape de la colonisation en Nouvelle-Calédonie. Le projet colonial se renforce ensuite à la fin du XIXe siècle, avec le développement d’une colonisation rurale. En effet, il apparaît peu à peu à l’administration française que le territoire de la Nouvelle-Calédonie comprend des espaces propices à la culture et à l’exploitation agricole. Se développe alors l’idée qu’il faut obtenir des terres et si possible les meilleures terres agraires, pour les projets ruraux des Européens. On passe donc progressivement d’un projet de colonisation pénale rurale à un projet de colonisation libre rurale.
Les Français avaient-ils conscience de la présence de Kanaks sur les terres ?
Les Français ont bien conscience qu’il y a des Kanaks habitant et cultivant la terre. D’abord, parce que même si la prise de possession officielle date de 1853, le contrôle effectif du territoire a pris beaucoup plus de temps (les Français ont rencontré des résistances localement). Ensuite, parce que l’activité agricole Kanake produisait des modifications physiques sur le paysage qui étaient identifiables. En effet, les sociétés kanakes pré-coloniales ont une horticulture très développée avec notamment deux cultures principales sur la Grande Terre qui donnent lieu à des réalisations collectives spectaculaires. D’abord, il y a la culture de taro qui se fait pour partie sur des tarodières irriguées en terrasses. Ces réalisations sont remarquables, comparables à ce qu’on connaît en Asie du sud-est ou en Amérique latine mais avec des variantes techniques. Ensuite, il y a l’igname. Les ignames sont cultivées dans des billons qui sont des levées de terre en forme de croissant, ce qui permet à l’eau de s’écouler de part et d’autres de la pente. En revanche, dans les zones de plaines et au bord de mer, les taros et les ignames étaient cultivés sans ces infrastructures importantes.
Physiquement, les tarodières comme les billons sont donc très visibles dans le paysage. Aujourd’hui encore - quand ils n’ont pas été détruits - on continue à distinguer les plateaux des tarodières et les billons recouverts de graminées ou d’herbes. Les Français avaient donc pleinement conscience qu’il y avait des Kanaks excellents agriculteurs.
Comment s’est réalisé le processus de dépossession foncière au début de la colonisation ?
Dés le début de la colonisation un appareil juridique est mis en place pour permettre la prise de possession de l’espace. En 1855, une première décision est prise qui consiste à réserver 10% des terres aux Kanaks, ce qui revient à ouvrir la possibilité de la spoliation de 90% des terres restantes. Plusieurs épisodes législatifs se succèdent avant que n’interviennent les deux grands mouvements de délimitation des terres pour la colonisation. Le premier consiste à délimiter les terres utilisées effectivement par les villages Kanaks et le second est amorcé par la mise en réserve des populations kanakes.
Le premier mouvement commence en 1876, lorsque de premières délimitations sont réalisées dans le centre de la Grande Terre, notamment à Canala et à Houaïlou. D’importants gisements miniers de nickel sont découverts dans cette région et, en parallèle, des colons commencent à arriver et à négocier leur position directement avec les Kanaks. L’administration française a donc eu besoin de clarifier par une cartographie, les « terres kanakes », les « terres minières exploitables » et les « terres pouvant donner lieu à l’installation de colons européens ». Cette entreprise de délimitation, assez vaste et imprécise, vise à délimiter les villages et les terres immédiatement exploitées par les Kanaks. Or, elle ne prend pas en compte les systèmes agraires kanaks pré-coloniaux qui reposent sur un système de jachère longue d’une vingtaine d’années. Pour que ces systèmes agraires puissent fonctionner seules 5% des terres nécessaires étaient effectivement exploitées. Ainsi, en délimitant les villages et les terres visiblement cultivées, l’administration coloniale a simultanément exclu beaucoup de terres indispensables pour le fonctionnement du système agraire kanak. En outre, une partie des terres n’était pas exploitée pour l’horticulture kanake standard mais offrait des ressources supplémentaires par la collecte de fruits, de tubercules sauvages ou parfois pour la chasse (oiseaux, roussettes).
Le second mouvement commence réellement à la fin du XIXe siècle, à partir de l’arrivée du gouverneur Feillet. Le gouverneur estime que l’espace et son potentiel en matière de colonisation est sous-exploité par les Européens. Il considère aussi - probablement appuyé par le ministère des colonies – qu’une partie de la population française en période d’exode rural et sans perspective agricole, doit pouvoir poursuivre son activité ailleurs. A ce titre, Feillet décide de réaliser une deuxième délimitation beaucoup plus active et brutale en instaurant une mise en réserve des populations kanakes. Les villages kanaks sont regroupés et exclus des meilleures terres qui leur avaient été attribuées lors de la première délimitation. Comme la population kanake diminue à cette période, l’administration se sert de ce prétexte pour réaliser les regroupements de villages. Ainsi, alors que le premier mouvement de délimitation avait rassemblé les Kanaks sur des espaces encore relativement fertiles, le second mouvement permet à l’administration de désaffecter les meilleures terres restantes et de réduire l’espace kanak sur la Grande Terre à seulement 7% ou 9% du territoire selon les endroits1. Ce deuxième mouvement impulsé par Feillet est un moment très dur car il ne vise pas simplement à délimiter des espaces mais il consiste surtout à spolier directement les Kanaks des meilleures terres et à les déplacer de force. Le gouverneur Feillet réalise ces déplacements et ces spoliations avec l’appui d’une politique d’administration indirecte mise en place depuis le début de la colonisation, c’est à dire avec l’aide de chefs kanaks.
Comment ces chefs kanaks, qui sont issus de la politique d’administration indirecte, sont-ils intervenus dans la mise en réserve ?
L’administration indirecte reposait sur l’idée que les espaces délimités pour les Kanaks (d’abord les terres puis les réserves) correspondent à des unités sociales cohérentes qu’on appelle dans le vocabulaire colonial de l’époque, des tribus. Ces tribus sont elles-mêmes dirigées par des chefs administratifs désignés par les Français.
En réalité, « la tribu » et « le chef administratif » dans le sens colonial sont des fictions sociologiques et ne reflètent pas les systèmes sociaux locaux. De la même façon, le principe selon lequel la terre serait la propriété de la tribu (ou du collectif des habitants) ne fait écho a aucune réalité en termes pré-coloniaux. Mes interlocuteurs kanaks disent que la terre, ou le contrôle de la terre sous différentes modalités, est un contrôle qui appartient à des groupes de parenté. Ces collectifs de parentés sont, dans la région de Houaïlou par exemple, des collectifs patrilinéaires (des lignages ou des clans patrilinéaires en termes anthropologiques). Dans d’autres régions les groupes sociaux sont constitués différemment. Mais d’une manière générale, les Kanaks considèrent que ce sont des unités sociales spécifiques qui sont responsables de tel ou tel espace. Au contraire, le village, qui est devenu la tribu dans le vocabulaire colonial, n’était pas considéré comme un collectif décisionnaire en matière de gestion de l’espace. La tribu, en tant que collectif, est tellement peu considérée que le mot lui-même n’a jamais eu de sens pour les Kanaks. Aujourd’hui - et depuis longtemps en Nouvelle-Calédonie - le mot « tribu » désigne « le village kanak ». D’ailleurs, l’expression :« Je vais à la tribu » ne veut pas dire, « je vais dans mon groupe social », cela veut dire « je vais dans mon village ». Le glissement de sens témoigne de l’absence de pertinence en termes fonciers de cette unité du groupe de corésidents. Seul le groupe de parenté est pertinent.
Alors qu’avant la colonisation un chef kanak n’aurait pas été en mesure de prendre des décisions en matière de délimitation de terres, les Kanaks qui se sont retrouvés dans la position de chef administratif d’une tribu occupant une réserve sont devenus les seuls interlocuteurs de l’administration française. En effet, ces chefs administratifs se sont trouvés à l’interface entre un monde kanak clos dans les réserves et un monde européen augmentant sa pression et sa présence. Les Kanaks ayant occupé la position de chef administratif ont donc souvent amélioré leur position sociale locale en étant reconnus par les Français. Dans certains cas, ils l’ont fait en se faisant les alliés des Français et en bénéficiant des opérations de répression (via l’armée coloniale) pour régler leurs propres affaires. Feillet s’est donc appuyé sur ces chefs, sur l’armée coloniale et sur l’expérience du contact militaire entre Européens et Kanak (soit une cinquantaine d’années de guerres coloniales variées et impliquant des Kanaks dans les deux camps) pour organiser les délimitations et la mise en réserve. La réalité sociale des chefferies kanakes est donc assez variable, allant des plus fictives aux plus réelles et des plus favorables aux Français aux plus hostiles aux Français.
Cette mise en réserve était-elle spécifique à la colonisation de la Nouvelle-Calédonie ?
Oui. La réserve, le chef et l’indigénat, sont les trois aspects singuliers de la colonisation française en Calédonie. L’indigénat a existé dans d’autres colonies et cette division entre le statut des colonisés et des colons, des sujets et des citoyens, est une structure générale de la colonisation française. En revanche, coupler cette division entre sujets avec une administration indirecte (via les chefs) et la mise en réserve, c’est une organisation singulière à la Nouvelle-Calédonie. Il est arrivé dans d’autres colonies que des autorités traditionnelles ou reconnues comme traditionnelles aient un rôle dans le rapport à l’espace mais de manière moins développée. En outre, lorsque ces autorités avaient un rôle, ce n’était pas couplé avec l’obligation de résidence et la mise en réserve. Cette conjonction très singulière est liée au projet de spoliation foncière qui devait permettre de faire de la NC une colonie de peuplement. Seules les colonies françaises d’Algérie et de Nouvelle-Calédonie ont connu un tel projet. En Algérie, cela a aussi pris la forme de spoliations foncières systématiques avec la reconnaissance d’autorités traditionnelles ou supposées traditionnelles et des regroupements, mais il n’y pas eu de mise en réserve de manière comparable.
Quel était le degré de liberté des Kanaks à l’extérieur des réserves ?
L’organisation générale de la colonie repose sur trois éléments :
- 1) Le foncier, avec la délimitation des terres, la mise en réserve et les spoliations ;
2) l’organisation administrative, avec la désignation de chefs qui représentent les Kanaks et qui font l’interface avec l’administration ;
3) la division entre sujets des colonies et citoyens français, qui est un aspect général dans les colonies2.
Comme presque toutes les populations colonisées, les Kanaks deviennent des citoyens très tardivement. Les Kanaks sont régis par un régime de police qu’on a pris l’habitude d’appeler l’indigénat. Ce régime d’exception est renouvelé tous les dix ans et il permet une gestion et un règlement administratif (de police) des délits, contournant la justice. Cela signifie qu’une série d’éléments de la vie courante des Kanaks étaient régis par ce règlement d’exception plutôt que par des lois communes. Parmi ces règles il y a l’obligation de résider dans une réserve. L’interdiction de résider ailleurs est levée dans les cas de travail forcé - qui est un des autres aspects du régime de l’indigénat. Cette interdiction était également levée lorsque des Kanaks étaient engagés avec un contrat de travail, ce qui présupposait aussi l’autorisation du chef administratif. Ainsi, on trouvait sur des exploitations agricoles européennes des stockmen (des gardiens de bétail kanaks). Il y avait aussi des emplois domestiques, notamment à Nouméa (des gardiens, des cuisinières, des nounous kanakes etc.).
Les Kanaks étaient tenus de travailler et de payer un impôt de capitation (impôt « par tête ») collecté par le chef administratif. Le chef déclarait aux gendarmes le nombre de Kanaks vivant dans la tribu, puis devait s’organiser pour récupérer le montant afférent. L’administration n’intervenait pas sur les méthodes qu’employait le chef pour percevoir cet argent et ne vérifiait pas s’il le collectait de manière homogène ou non.
Et à l’intérieur des réserves ?
A l’intérieur des réserves, les Kanaks faisaient absolument ce qu’ils voulaient en termes de gestion de l’espace, que ce soit pour l’allocation des espaces, pour l’horticulture ou pour l’éducation des enfants, dans une moindre mesure pour l’habitat3. La gestion interne des réserves était entièrement libre et n’était pas le problème des Européens. Ainsi, concernant la vie rituelle et l’allocation de l’espace, le collectif des habitants s’organisait dans une certaine continuité avec ce qui se passait avant la colonisation. Par ailleurs, lors de la mise en réserve, lorsque des Kanaks ont été forcés de se déplacer, ils se sont retrouvés dans des endroits où ils n’étaient pas vraiment les bienvenus. Ces réajustements ont été réalisés sous contrainte, mais les transformations des espaces ont été gérées par les Kanaks eux-mêmes, sans l’intervention française.
Les Kanaks étaient soumis aux règles de l’indigénat mais aussi aux règles pénales communes. En cas de meurtre à l’intérieur de la réserve par exemple, cela relevait d’une enquête de la gendarmerie ainsi que d’un procès. Les espaces de réserve n’étaient donc pas fermés au droit français.
Il faut donc noter que ces espaces, qui témoignent de l’indéniable aliénation coloniale, sont simultanément des espaces d’autonomie assez forte et assez préservée. C’était donc une autonomie sous contrainte. En conséquence, progressivement - et pendant très longtemps au XXe siècle - les Kanaks ont considéré que les réserves étaient la seule chose qui les préservaient. Elles préservaient à la fois leurs terres et leur espace puisque leurs dernières terres étaient des terres de réserves ; mais aussi leur capacité d’auto-organisation.
Quels types de cultures les colons ont-ils développé sur ces terres ?
L’agriculture européenne en Nouvelle-Calédonie est focalisée sur l’élevage extensif (production de viande à destination du marché local). Elle s’est développée sur la côte Ouest, c’est à dire sur des terres moins raides et très peuplées par les Kanaks. Ces élevages occupaient des terrains très vastes et fermés par des barrières pour laisser divaguer le bétail. Par ailleurs, une horticulture européenne s’est développée et qui est maintenant très active. En matière de fruits et légumes, tout le répertoire de l’agriculture européenne et coloniale a été essayé. La production s’est finalement stabilisée autour d’un certain nombre de fruits et légumes océaniens à destination du marché local.
Cette zone de la côte ouest, très fertile, a été quasiment vidée de sa population au moment de « la grande guerre kanake » de 1878, puis d’une seconde répression en 1917. A ce sujet Alban Bensa, Adrian Muckle et Yvon Kacué Goromoedo viennent de publier un livre : Les Sanglots de l’aigle pécheur4. En effet, suite à la répression de ces deux révoltes (1878 puis 1917), les Kanaks sont partis de la côte Ouest de la Grande Terre, qui est la plus plate et la plus fertile. Certains ont basculé sur la côte Est par le biais des liens familiaux et d’autres sont remontés dans les hautes vallées de la côte Ouest, se retrouvant sur la partie la plus montagneuse5. Sur la côte Est et sur la commune de Houaïlou, les terres de la vallée et du littoral ont été utilisées par les Européens pour développer le même type d’élevage avec un peu d’horticulture complémentaire pour eux-mêmes6.
Les Kanaks étaient-ils les propriétaires des réserves ?
Les réserves étaient la propriété d’une tribu, considérée elle-même comme un collectif social représenté par un chef. Les réserves étaient donc estimées comme une propriété collective et indivise. C’est à dire que ce collectif ne pouvait pas déterminer des parts privatives à l’intérieur de cet ensemble et les terres étaient inaliénables, donc invendables. Les réserves étaient un type de propriété très singulier car elles n’avaient pas les attributs complets du droit de propriété.
D’autre part, il y a eu pendant toute la deuxième moitié du XIXe siècle, une question théorique et pratique relative à la tribu : Celle-ci était-elle propriétaire des terres ou usufruitière ? Celle-ci bénéficiait-elle de la terre ou seulement des ressources afférentes ? A l’époque, l’interprétation dominante consistait à dire que les Kanaks étaient usufruitiers des terres des réserves. Ces interprétations n’ont pas vraiment été ancrées dans les textes de loi mais la pratique du gouverneur Feillet témoigne du fait que le caractère inaliénable de la réserve n’était pas totalement certain. En effet, des terres qui avaient été attribuées aux Kanaks en 1876 ont été « désaffectées » et transférées à l’État qui a pu les attribuer à des colons. L’instabilité juridique autour des terres de réserves s’est atténuée après le deuxième mouvement de rétrécissement des terres kanakes. Quand, au XXe siècle, on passe à des mouvements d’agrandissements des réserves, celles-ci sont considérées comme inaliénables (hors marché).
C’est donc avec l’abolition du code de l’indigénat qu’émergent les premières revendications liées aux réserves ?
Quand, en 19467, le code de l’indigénat est aboli, le travail forcé, l’impôt de capitation et l’obligation de vivre sur la réserve deviennent alors illégaux. Pour les Kanaks, la transformation du statut de sujet à citoyen leur a donné accès au marché foncier et au marché de l’immobilier. Mais cet accès restait théorique car la réalité sociale et économique les empêchait d’être en capacité d’acheter une maison ou une parcelle de terrain. Or, dans la pratique les règles de l’indigénat ont perduré quelques mois après leur abolition. C’est le Parti Communiste calédonien qui a interpellé les Kanaks, en disant :
« Arrêtez les travaux forcés, c’est illégal. Prenez une carte au Parti Communiste et dites que vous êtes communistes et que vous ne faites plus les travaux forcés ».
Cette intervention provoque une montée en puissance du Parti Communiste parmi les Kanaks. Pour mettre fin à cette nouvelle influence, les missions protestantes et catholiques - ouvertement anti-communistes – ont suscité la création d’associations. En effet, jusqu’ici, l’encadrement de proximité des Kanaks était surtout le fait des missions très présentes en Nouvelle-Calédonie, y compris dans les réserves. Ces associations visaient la transformation des règles coloniales, la défense des droits des Kanaks et leur place dans ce nouvel espace en phase de décolonisation. En conséquence, les premières revendications des deux associations, l’Union des indigènes calédoniens amis de la liberté dans l’ordre (UICALO) et l’Association des indigènes calédoniens et loyaltiens français (AICLF) (la première d’obédience catholique et la seconde protestante), ont été de sanctuariser les réserves, de les défendre et de demander leur agrandissement en disant : « On commence à être à l’étroit, on demande plus de terres ». Les Kanaks auraient pu demander que la propriété passe de la tribu au clan, par exemple. Mais ils ont demandé dans un premier temps l’extension des réserves, pour conserver l’autonomie dont ils disposaient à l’intérieur des réserves. Cette logique de défense des réserves a prévalu dans la décennie suivante, c’est pourquoi, après l’abolition du code de l’indigénat, il n’y a pas eu de transformation foncière radicale mais seulement quelques agrandissements de réserves. Ce n’est que dans les années 1970 que la politique foncière a changé.
Comment les revendications ont-elles évolué entre la fin de la 2nde guerre mondiale et le début des années 1970 ? Comment est-on passé de revendications pour conserver les réserves à une remise en cause de ces réserves ?
En 1946, se pose la question de la réinvention de la situation coloniale dans son ensemble et de l’acquisition progressive du statut de citoyen. « Progressive » car le suffrage universel intégral ne s’appliquera en totalité qu’en 1957 (date de la 1ère élection avec un suffrage universel intégral), il faudra donc 11 ans pour cette transition. A cette période-là, ce que demandent les Kanaks c’est d’être reconnus comme pleinement citoyens et de contrôler au maximum leurs propres vies et leurs propres espaces. Ils demandent le maintien des réserves mais avec une exigence d’autonomie et d’extension des réserves pour gagner en espace. Ces demandes ont lieu à une période où les Kanaks ressentent une forme de satisfaction d’être sortis du moment le plus dur de la colonisation et durant laquelle ils ont l’espoir de devenir pleinement citoyens. Il faut noter que ces revendications sont fortement encadrées par les associations religieuses qui ne sont certainement pas anticolonialistes, puisque leur présence est liée à l’histoire de la colonisation. On a affaire ici à des demandes assez consensuelles dans leur expression. En termes de politique nationale, ces mouvements (UICALO et AICLF) demandent une plus grande autonomie vis-à-vis de la métropole mais certainement pas l’indépendance.
Plus tard, on observe une reprise de la démographie kanake et les réserves deviennent donc étroites. De plus, il faut noter que durant toute la 2nde guerre mondiale la Grande Terre a servi de base arrière américaine. Un million de soldats américains ont circulé sur la Grande Terre avec des moyens matériels considérables. Les Kanaks, dont les sources de revenus sont faibles, ont vu cette richesse matérielle spectaculaire de l’armée américaine. Ils ont également vu des soldats noirs, et parfois des officiers noirs. Avec cette expérience, petit à petit, la défense d’une espèce de fermeture et d’autonomie complète des réserves a cessé d’être pertinente : d’autres souhaits ont émergé. Ainsi, la question du développement rural et du revenu monétaire rural a commencé à se poser. De plus, les Européens ont développé à ce moment-là l’idée qu’il pouvait y avoir une sorte d’« élite indigène » qu’il fallait former et accompagner. Leur projet était de faire émerger des notables locaux et de les ancrer dans la propriété privée rurale en leur louant ou vendant des petites terres privées. Ils ont proposé cela à des instituteurs, des diacres ou à des fils de chefs parfois.
Ensuite, les choses basculent dans les années 1960-70 avec le constat que la démographie kanake continue de croître mais que le gain foncier est faible et que l’étroitesse des réserves pèse. L’influence du contexte politique plus général pèse aussi dans ce changement de perspective : En 1962, on recense le premier bachelier kanak. Parmi les premiers bacheliers kanaks, beaucoup continuent leurs études dans les universités françaises. Là-bas, ils deviennent indépendantistes, marxistes, et acquièrent une lecture de la société coloniale très critique. A Paris, ils rencontrent aussi beaucoup d’étudiants du Tiers-monde, latino-américains ou africains et adoptent les idées des penseurs africains de la décolonisation. Une de leur référence est Amilcar Cabral8. Ces étudiants reviennent donc en Nouvelle-Calédonie avec une interprétation de la situation calédonienne appuyée à la fois sur le marxisme européen et sur les penseurs du Tiers-monde. Se créent alors, à côté du mouvement politique représentant la volonté d’autonomie qu’est l’Union Calédonienne (un parti rural avec des européens et des Kanaks), des mouvements indépendantistes radicaux dont la première revendication est la récupération des terres. Ce à partir d’une double justification qui parle immédiatement à tous les Kanaks de la Grande Terre : une raison pragmatique, concernant l’espace habité et habitable, et une raison historique, concernant la volonté de récupérer des terres dont de très nombreux Kanaks savaient qu’elles avaient appartenu à leurs familles et qu’elles avaient été spoliées à la fin du 19ème siècle. Ce savoir a pu être transmis parce qu’il y a eu une histoire orale importante, notamment à travers le récit des histoires de familles et la transmission des toponymes. De plus, la lecture des paysages permet également de repérer les anciennes terres kanakes car, comme évoqué précédemment, dans des terres où il y a du bétail et des pâturages, on peut encore voir les billons sur les coteaux et les plateaux de tarodières sous l’herbe. Aussi, les allées résidentielles des Kanaks avant la colonisation étaient plantées de cocotiers et de pins colonnaires et, si une partie de ces arbres a été rasée au bulldozer par les colons qui savaient que ces arbres étaient des traces de la propriété kanake, certains demeurent. En tout cas, même lorsque ces traces de la propriété kanake avaient disparu, l’histoire des lieux avait été transmise très majoritairement dans des récits de famille. Donc, les Kanaks ont commencé à dire « On habite dans cette réserve mais nos terres sont à tel endroit et elles s’appellent comme ça… ». A partir des années 1970, les Kanaks commencent à envoyer massivement des lettres de revendication foncière dont le contenu précise : « La terre de mon père est à tel endroit, elle s’appelle comme cela, et il faut nous la rendre ». Ces Kanaks sont parfois des indépendantistes radicaux, parfois ce sont des membres de l’Union Calédonienne - parti qui réalise à ce moment-là sa transition de l’autonomisme vers l’indépendantisme - ou parfois même ce sont des « loyalistes », c’est à dire des Kanaks qui sont pour le maintien dans la république française. A partir de cette période, les Kanaks ne demandent donc plus l’agrandissement des réserves mais la réappropriation de l’ensemble des terres spoliées par la colonisation. Ils disent « Ce sont nos terres, nous les voulons ». Ces revendications couvrent progressivement toutes les terres des colons européens, c’est un phénomène massif.
A qui sont envoyées ces lettres ?
Ces lettres sont envoyées en premier lieu au haut-commissaire, c’est à dire au représentant de l’État français en Nouvelle-Calédonie. Pour réagir à cette explosion des revendications foncières, une mission administrative d’étude de la situation foncière est lancée. L’État demande à un organisme de recherche, l’ORSTOM, de faire une cartographie des lieux culturels importants, des lieux religieux, des traces d’habitat… Ces cartes restent secrètes car elles montrent, sans surprise, qu’il y a effectivement des lieux kanaks partout sur la Grande Terre. Et les gens sont capables de nommer précisément ces lieux, ils ne disent pas juste « Toute cette montagne c’est à nous » mais bien « Là il y a telle terre qui s’appelle comme ça, là il y a telle parcelle qui porte ce nom, là c’est à telle famille, là c’était une terre de parcours… ».
Et comment l’État a-t-il réagi ?
En 1978, l’État va mettre en place une réforme foncière importante. Cependant, il réagit trop tard car les revendications foncières se transforment rapidement en revendication indépendantiste générale. L’Union Calédonienne bascule vers des revendications indépendantistes. Il reste tout de même des Kanaks non indépendantistes mais beaucoup moins qu’avant.
Cette réforme foncière aborde encore la question de l’agrandissement des réserves mais surtout elle permet la ré-attribution - privée mais collective - des terres par la création de formes juridiques variées. D’abord, sont crées les Groupements d’Intérêt Économique (GIE) puis, à partir des accords de Matignon en 1988, les Groupements de Droit Particulier Local (GDPL). On attribue des terres privées à un collectif qui peut être un collectif formé par une famille, par un clan, ou un collectif polyclanique, ça peut aussi être tous les habitants d’une réserve qui se constituent en GIE ou GDPL ou ça peut être un sous-groupe, tout est possible et adaptable. On laisse les gens se débrouiller comme ils veulent pour éviter des conflits trop durables.
Notons ici que ce droit particulier local est un statut civil hérité du statut de sujet en vigueur dans certaines colonies. Dans un certain nombre de colonies, on distinguait les citoyens de droit commun et les citoyens de droit particulier avec notamment des règles d’héritage, d’enterrement, de déclaration des naissances différentes. Ce droit particulier local est donc un reliquat de la division coloniale entre sujet et citoyen mais c’est aussi un aspect d’identification kanake forte. Être « de droit particulier local », aujourd’hui « de droit coutumier », ça renvoie à l’identité kanake. Enfin, en 1998, avec les accords de Nouméa, on a une dernière reconfiguration juridique importante. A partir de là, il n’y a plus d’agrandissement de réserves mais seulement la possibilité de se constituer en GIE ou en GDPL.
Où les terres sont-elles puisées ?
Les différents organismes fonciers qui se sont succédé dans le temps ont un budget pour racheter des terres sur le marché. Les divers opérateurs fonciers ont été : le Territoire (1978 -1986), l’Office foncier (1982 -1986), puis l’ADRAF9.
Il n’y a donc pas d’expropriations ?
Non, mais dès la fin des années 1970, et surtout durant la période entre 1984 et 1988, qu’on appelle « les événements », il y a des actions indépendantistes contre des colons : des maisons sont incendiées, des colons menacés… Sur la côte est, où les Kanaks sont majoritaires, un certain nombre de colons s’en vont pour se protéger physiquement. Dans ce cas, soit ils conservent leurs terres en attendant que ça se calme soit ils les vendent à l’organisme foncier qui les réattribue.
Comment l’organisme foncier procède t-il pour attribuer les terres ?
La terre est réattribuée gratuitement à un collectif à condition que l’attribution soit consensuelle. Pour cela, un travail d’enquête est fait pour savoir à qui sont ces terres et préciser comment les gens vont s’organiser sur cette terre, cela peut prendre des années voire des décennies. Au terme du processus, l’organisme foncier fait une annonce pour prévenir qu’il envisage de réattribuer la terre en question à tel groupement. A la suite de cette annonce, si une lettre est envoyée pour dire « je ne suis pas d’accord car c’est chez moi », le processus s’interrompt et cela ré-ouvre la discussion. Le processus de réattribution prend du temps. Si, dans un premier temps, la volonté de l’État était de réattribuer les terres le plus vite possible pour satisfaire les demandes, cela a suscité beaucoup de tensions et l’administration a dû changer sa manière de faire.
Y-a-t-il des Kanaks dans l’organisme foncier ?
Oui, depuis les accords de Matignon il y a des Kanaks dans l’équipe, notamment parmi les agents de terrain. Au début des années 1990, l’organisme foncier a été dirigé par un Kanak, Louis Mapou, géographe de formation et militant indépendantiste résolu. Ce dernier a mené à bien la réforme foncière avec un fort volontarisme et pragmatisme, sans brusquer les gens pour éviter de susciter des conflits.
Quand un conflit foncier émerge, comment se manifeste-t-il ? Il débute toujours de manière formelle par l’envoi d’une lettre aux autorités ?
La lettre comme point de départ du conflit foncier, cela correspond vraiment au moment de la fin des années 1970. Plus tard, pendant les événements à Houaïlou, dans une situation où les Kanaks étaient très majoritaires et particulièrement spoliés, j’ai observé qu’ils écrivaient des lettres au haut-commissaire mais qu’en même temps ils se rendaient chez les personnes concernées pour leur dire « Cela est la terre de ma famille, il faut nous la rendre ». La réception de ces demandes par les colons était variable : certains colons accueillaient ces demandes en ouvrant le dialogue, d’autres en prenant leur fusil. Cela dépendait du type de rapports de voisinage qu’avaient ces colons avec leurs voisins kanaks, ainsi que de leur histoire familiale, certains colons pouvant, par exemple, avoir une grand-mère kanake. De même, dans certains cas, les Kanaks estimaient que certains colons étaient plus fréquentables que d’autres et qu’on pouvaient donc leur laisser une place à condition qu’ils rendent une partie des terres. Derrière cette division Kanaks/non-Kanaks, la réalité des relations de voisinage était plus complexe, il y eut différents types d’interactions.
De quelle façon le nom des lieux peut-il nous renseigner sur les relations sociales ?
Il y a des terres qui ont des noms avec une signification littérale. Par exemple, il y a un endroit qui s’appelle Ka-öi à Houaïlou, ce qui veut dire « l’endroit où on a mangé de la viande ». En l’occurrence, tout le monde s’accorde pour dire que c’est un endroit où on a mangé un être humain et que cela renvoie à une guerre anthropophage, la question c’est « Qui a mangé qui ? », « Quel clan a mangé l’autre ? ». Ou encore, par exemple, si un endroit s’appelle « Les trois sapins » ce qui est intéressant est d’arriver à savoir pourquoi ça s’appelle « Les trois sapins » et donc d’arriver à ce que les gens nous racontent « On a planté ces trois sapins car il s’est passé telle chose qui impliquait telle famille et telle famille … etc. ». Comme c’est un savoir un peu délicat, qui met en jeu les rapports sociaux, les relations entre les gens, et les hiérarchies, il n’est pas forcément aisé que les gens veuillent bien nous raconter ces histoires. C’est un savoir qui est transmis mais qui ne circule pas publiquement car il est porteur d’enjeux. La question du rapport social et de la hiérarchie sociale est étroitement liée à la question foncière. Une revendication foncière va mettre en jeu le type de relations sociales qu’ont des groupements entre eux. Il arrive que lors d’une succession à la chefferie des personnes disent « Le chef est mort mais ce ne sont pas ses fils qui vont reprendre la chefferie car ce n’est pas chez eux ici, car leur lieu de résidence s’appelle comme cela et ça signifie telle chose donc ça signifie bien qu’ils n’ont aucun droit ». Le social, l’historique et le foncier sont des dimensions qui communiquent étroitement. D’une manière générale, le foncier n’est jamais uniquement foncier. Le foncier, les droits qu’on a sur une terre en particulier, tout cela tient à la configuration des rapports sociaux dans laquelle on est inscrit, qui est une configuration historicisée. Le foncier est un levier pour parler des rapports sociaux, des rapports de domination et de la conflictualité dans les rapports sociaux.
Est-ce qu’on observe des conflits sur les terres de réserves ?
Oui, des conflits peuvent aussi surgir sur une terre de réserve. On pourrait penser qu’il n’y a plus de problèmes de densité dans les réserves puisque des GDPL ou des GIE ont été constitués et que la densité globale des réserves a baissé. Cependant, on peut avoir, par exemple, une famille de 20 membres au moment de son installation dans la réserve il y a 100 ans qui est composée aujourd’hui de 80 membres parmi lesquels chaque adolescent qui devient adulte veut se construire une maison au sein de la réserve, ce qui est problématique.
Je précise que la question de la conflictualité a été mon entrée pour l’étude car elle est un révélateur des logiques sociales mais il n’y a pas que de la conflictualité ; il y a aussi des formes d’allocations foncières qui se passent sans problème !
Quel type d’agriculture est développée par les Kanaks aujourd’hui ?
L’activité agricole des Kanaks a beaucoup diminué. S’ils continuent très majoritairement à avoir des champs, ils sont avant tout destinés à la culture des ignames et des taros pour l’activité cérémonielle, et non pour l’alimentation quotidienne pour laquelle les gens achètent des sachets de riz en magasin. Cependant, beaucoup cultivent aussi du manioc, en plus des ignames et des taros. Il y a eu d’importantes transformations des systèmes agraires. Les gens cherchant d’abord des revenus monétaires, l’activité agricole est aujourd’hui plus complémentaire que centrale.
Aujourd’hui, la question foncière reste-t-elle une actualité dans la perspective du référendum ?
La situation politique actuelle est assez difficile à saisir dans toute sa subtilité et sa complexité. L’enjeu foncier était très présent lorsque je suis arrivé sur le terrain en 1991, aujourd’hui je ne dirais pas cela. Premièrement, quel que soit le résultat du référendum, personne ne pense aujourd’hui que les terres qu’on appelle « coutumières » (qui sont à la fois les terres de réserve et les terres réattribuées collectivement sous forme de GIE et de GDPL) risquent de retourner aux Européens. Et personne ne pense non plus que si l’indépendance l’emporte les Européens vont être chassés de leurs propriétés, que les maisons vont être brûlées, que les Kanaks vont mettre tout le monde dehors, l’indépendance ne signifie pas cela. Ensuite, effectivement, localement on a des situations foncières qui ne sont pas encore réglées, notamment sur la côte ouest. L’enjeu foncier n’a pas la même intensité partout sur la Grande Terre. Il y a un enjeu foncier important à Nouméa et ses alentours. Nouméa, commune de la Grande Terre, s’est peu à peu développée sur les communes environnantes, qui se sont fortement densifiées et urbanisées. Dans ces communes, qui étaient rurales, on avait une horticulture qui nourrissait Nouméa et qui a été progressivement repoussée. L’urbanisation consomme de l’espace et pose une série de questions sur l’usage des terres. Dans un contexte où l’on a des usages concurrentiels entre agriculture, immobilier, tourisme, la question aujourd’hui est « Qu’est-ce qu’on fait de l’espace ? ».
Quand il y a des enjeux économiques forts, des investissements miniers ou touristiques par exemple, il y a toujours des revendications et des conflits de légitimité. L’enjeu est désormais davantage sur l’usage des terres : « Qui décide de ce qu’on fait sur les terres et qui en bénéficie ? ». Lorsqu’une entreprise investit des centaines de millions et gagne beaucoup d’argent sans qu’il n’y ait de véritables retombées pour les populations, les Kanaks qui habitent autour et qui sont pauvres disent « Ce sont quand même nos terres ! ». C’est la réalité post-coloniale. Les questions qui se posent aujourd’hui sont plutôt : Quelle redistribution ? Quel développement pour la Nouvelle-Calédonie ?
En l’occurrence, le choix d’une partie des responsables politiques kanaks a été de viser l’accès à la plus-value et la redistribution de la plus-value : c’est à dire qu’ils ont majoritairement fait le choix de prendre le contrôle de leviers industriels. Il y a deux gros projets miniers en Nouvelle-Calédonie qui se sont développés dans les années récentes : l’un dans le Sud a très fort capitaux privés. Et l’autre dans le Nord basé sur un partenariat entre une société d’économie mixte kanake et une multinationale. Le but est que les bénéfices permettent d’autres investissements. Ils ont fait un choix ‘industrialiste’, sans l’articuler pleinement à un projet de développement rural. Bien sûr ces entreprises créent de l’emploi, dans les mines, dans les transports, dans les travaux publics, mais ces emplois ne sont pas également répartis dans toute la population. On se soucie moins de comment vivent les gens les moins bien formés, les personnes qui parlent peu français, qui vivent dans des zones isolées… Une partie des habitants des espaces ruraux villageois sont des gens qui ont un faible accès à de l’emploi salarié voire pas d’accès du tout. La question de savoir s’il y a une forme de développement pour eux n’a pas été complètement résolue. Bien sûr, il y quelques projets agricoles mais ils apportent des revenus limités, hormis quelques producteurs de litchis pour qui c’est une ressource réelle (pour continuer avec l’exemple de Houaïlou). L’emploi salarié rural c’est d’abord de l’emploi public ou des contrats aidés pour la jeunesse. Il y a quelques gîtes touristiques aussi. A l’échelle politique du FLNKS le choix a été de capter la plus-value par l’investissement industriel. En 1998, avec les accords de Nouméa, les indépendantistes obtiennent un massif minier et font un montage juridique qui permet de construire ce qu’on appelle « l’usine du Nord ». L’usine du Nord est une condition de la signature des accords de Nouméa, permettant d’obtenir des bénéfices avec cette usine. Ils essayent ensuite d’investir dans une usine asiatique de raffinage du minerai pour bénéficier aussi de la plus-value à cette échelle-là. Il y a une conception globale de ce développement industriel. Cependant, la question de la redistribution ne va pas de soi, la question du risque écologique est peu prise en compte également, la question du risque économique à long terme non plus, le marché des matières premières étant extrêmement fluctuant. La question de la durabilité est peu posée. Néanmoins, c’est un projet qui est pensé et qui a une certaine efficacité. On doit en tout cas reconnaître qu’il y a une vision politique articulée.
1Les Îles Loyauté font exception car elles entrent plus tard dans la colonie (1864) et sont immédiatement constituées comme une réserve intégrale. Il n’y a donc jamais eu de colons ruraux européens sur les Îles Loyauté. L’administration française était présente, il y avait également des missionnaires et des commerçants européens mais pas de colonisation rurale agraire. Cela peut s’expliquer aussi par le fait que les terres sont beaucoup moins fertiles que sur la Grande Terre ou, plus exactement, que ces espaces ne sont pas adaptés à l’élevage « à l’européenne » ou pour le type d’agriculture que les Européens essayaient de mettre en place.
2Ce dernier élément s’intensifie en Nouvelle-Calédonie car en plus des Européens libres et des Kanaks colonisés, d’autres sous-catégories existent, comme les Européens non-libres (bagnards français et européens) et des sujets provenant d’autres colonies françaises, comme des Indochinois, ou de colonies non françaises comme les Javanais (des Indonésiens). Ces sujets colonisés venaient sous des contrats de travail coloniaux très contraignants.
3En terme d’habitat, il y a eu quelques interventions sanitaires qui ont fait que l’habitat pré colonial kanak, constitué de cases rondes avec des toits de chaume, a été interdit, détruit, et remplacé par la construction de maisons rectangulaires. Cette interdiction était justifiée au nom de règles présumées d’hygiène, notamment parce que les cases ont délibérément de faibles ouvertures extérieures (les températures sont basses la nuit en Nouvelle-Calédonie). Les Kanaks faisaient du feu dans les cases et les Français ont considéré que ce n’était pas hygiénique. L’architecture en case a donc été découragée. Des maladies pulmonaires étaient attribuées aux habitats kanaks, alors qu’elles ont été provoquées par la promotion de maisons rectangulaires chaulées. En effet, la chaux dans les régions plus montagneuses a été réalisée à partir d’une terre blanche, la trémolite, de la famille de l’amiante. Ces changements ont suscité un des taux des cancers de la plèvre les plus élevés du monde. Ce n’était pas un effet délibéré de la part des colons européens, mais cette politique hygiéniste a suscité un effet totalement contraire à son intention présumée.
4Adrian Muckle, Yvon Kacué, Goromoedo, Alban Bensa, Les sanglots de l’aigle pêcheur , Nouvelle-Calédonie : la guerre kanak de 1917, Essais, Anacharsis, 2015.
5L’ouvrage de référence qui porte sur le projet colonial et la réalité de la colonisation en Nouvelle-Calédonie a été écrit par Isabelle Merle, Expériences Coloniales. La Nouvelle-Calédonie. 1853-1920, Paris, Belin, 1995. 438 pp. (épuisé). Par ailleurs, dans un essai qui s’appelle L’héritage, Alain Saussol (géographe) réalise une première histoire assez détaillée de la spoliation foncière en Nouvelle-Calédonie. Alain Saussol, L’héritage, Essai sur le problème foncier mélanésien en Nouvelle-Calédonie, Société des Océanistes, 1979.
6C’est également à cet endroit que les premiers plans de litchis sont venus avec les colons européens qui venaient de l’Île Bourbon (l’Île de la Réunion). Après avoir été une production européenne, la culture du litchi est devenue une production kanake.
7Conférence de Brazzaville
8Penseur et figure de la lutte pour l’indépendance de la Guinée-Bissau
9Agence de développement rural et d’aménagement foncier : www.adraf.nc/
10Le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), fondé en 1984, est un rassemblement de partis politiques situés à gauche de l’échiquier politique qui porte le projet d’accession à l’indépendance pour la Nouvelle-Calédonie.