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Comment lier protection des identités indigènes et conservation de l’environnement?
A- L’idée de double-conservation: la volonté de préserver la diversité culturelle et naturelle du monde
Depuis les années 1980-90, on assiste à la globalisation des questions ethnico-culturelles et des questions environnementales. Le sentiment d’homogénéisation culturelle à l’échelle mondiale et la prise de conscience liée aux dangers de la dégradation de l’environnement ont abouti à la création d’un nouveau paradigme du développement : celui de la double conservation, à la fois culturelle et naturelle, qui répond à une exigence de préservation de la diversité au sens large. L’idée de la double conservation, telle qu’elle a été définie par David Dumoulin dans sa thèse1, insiste sur la nécessité de lier politiques de préservation des territoires et de la biodiversité et politiques de protection des cultures spécifiques. Politiques environnementales et politiques culturelles ne pourraient être efficaces que si elles sont intimement liées. Cette définition stricte de la double conservation n’est que très rarement défendue par les promoteurs du développement. On remarque en effet que les mouvements écologistes ont souvent tendance à insister sur la nécessité d’intégrer les populations indigènes aux projets de gestion durable des territoires, mais avant tout dans un but écologique. Parallèlement, les défenseurs des droits indigènes insistent plus sur la nécessité pour les populations autochtones de pouvoir gérer de façon autonome leurs richesses naturelles dans le but de leur laisser un certain contrôle sur leur propre processus de développement. Nous ne nous attacherons donc pas uniquement à la définition stricte de la double conservation élaborée par David Dumoulin. Sans oublier cette définition, puisqu’elle permet de mettre en lumière ce que peut être un modèle « pur » de double conservation, nous considèrerons donc la double conservation comme la nécessité de lier, quelle que soit l’intensité du lien et l’idée que l’on se fait de sa nature absolument obligatoire, politiques de préservation de l’environnement et politiques de conservation des cultures spécifiques.
Il est intéressant de noter que le modèle de double conservation n’est jamais défini comme tel. Le terme de « double conservation » n’est utilisé que dans un cadre scientifique universitaire, et n’est pas connu par les différents acteurs du développement. Néanmoins, l’idée de double conservation est omniprésente dans les discours de ces différents acteurs, et sous-tend les propositions de projets et les déclarations officielles. On peut donc parler de « modèle » ou de « paradigme » de la double conservation, dans la mesure où l’idée de double conservation est aujourd’hui considérée de manière assez unanime par l’ensemble des acteurs transnationaux du développement comme un moyen de mettre en place un développement véritablement durable, c’est-à-dire favorable au développement socioéconomique des populations indigènes marginalisées et respectueux des fragiles équilibres politiques, culturelles et environnementaux. Le modèle de la double conservation, même s’il n’a jamais été systématisé comme modèle à part entière, sous-tend donc le discours officiel de différentes instances internationales telles que le PNUD2, la Banque Mondiale ou l’UNESCO3, mais également les déclarations de principes et d’action de nombreuses ONG, de mouvements écologistes ou de mouvements altermondialistes. On se retrouve ainsi face à un consensus autour de l’idée de la double conservation comme « recette » idéale pour la mise en place d’un développement véritablement durable.
B- La double-conservation pour mettre en place un développement véritablement durable?
1. Qu’est-ce que le développement durable?
Ce concept, pensé à partir des années 1970, est défini par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement4 en 1987. Selon cette définition fondatrice, le développement durable est « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. Deux concepts sont inhérents à cette notion : le concept de « besoins » et plus particulièrement des besoins essentiels des plus démunis, à qui il convient d’accorder la plus grande priorité, et l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale impose sur la capacité de l’environnement à répondre aux besoins actuels et à venir. » Au Sommet de la Terre tenu à Rio de Janeiro en 1992, la définition Brundtland citée plus haut, axée prioritairement sur la préservation de l’environnement et la consommation prudente des ressources naturelles non renouvelables, sera modifiée par la définition des « trois piliers » qui doivent être conciliés dans une perspective de développement durable : le progrès économique, la justice sociale et la préservation de l’environnement. Cette évolution de la définition du développement durable a été schématisée comme suit :
Le concept de développement durable repose donc sur trois principes essentiels :
le principe de responsabilité, associé à la nécessité de préservation des écosystèmes.
le principe de solidarité, c’est-à-dire la prise en compte des intérêts des plus faibles, et, notamment, des habitants des « pays du sud ».
les principes de précaution et de prévention, liés à la nécessité d’éviter des irréversibilités et ainsi permettre d’assurer un futur plus certain et plus juste pour les générations futures.
Ainsi, le développement durable se définit comme un mode de développement qui se situe à la croisée de trois champs : le social, l’économie et l’environnement. Pour être véritablement considéré comme durable, une politique de développement quelle qu’elle soit doit donc respecter le fragile équilibre existant entre ces trois champs, et respecter les trois piliers du développement durables. Et c’est en tout point ce que se propose de faire la politique de double conservation. Celle-ci se caractérise principalement par l’idée de la nécessité d’établir un lien entre politique environnementale et politique culturelle. Elle associe donc le principe de responsabilité, qui régit la nécessité de préservation des écosystèmes, au principe de solidarité, qui impose de prendre en compte les intérêts des plus faibles, ici, les minorités culturelles, et en particulier les minorités indigènes. L’association de ces deux principes au sein d’une même politique permettrait de respecter les principes de précaution et de prévention, utilisés afin d’éviter des irréversibilités et d’assurer un futur plus sûr et plus équitable pour les générations futures.
2. La double conservation et les exigences de « bonne gouvernance »
Le modèle de développement que propose le paradigme de double conservation correspond aussi parfaitement aux modèles de « bonne gouvernance » proposés par la quasi unanimité des institutions internationales du développement. Ce concept, puisé dans le vocabulaire propre au secteur privé, est défini et promu par la Banque Mondiale dès 1989. Il s’agit, selon la définition de la Banque Mondiale, de « la manière dont le pouvoir est exercé dans la gestion des ressources économiques et sociales d’un pays en vue du développement ». Pierre Calame5 reprend l’analyse que développe Bonnie Campbell6. Celle-ci analyse les discours de la Banque Mondiale pour dégager les principes de la « bonne gouvernance » selon cette institution. Il s’agit de la gestion du secteur public, la responsabilité, le cadre juridique du développement, l’information et la transparence. Comme le souligne Pierre Calame, ce concept est donc hautement politique. Dans le but affiché de réorganiser les différents niveaux de responsabilité au sein de la société, les promoteurs de la gouvernance ont très souvent tendance à soutenir un processus d’affaiblissement des Etats et de leurs fonctions redistributives au profit d’une subordination des logiques politiques aux logiques de l’économie libérale.
Cependant, l’idée de « bonne gouvernance » ne fait pas consensus au sein des différents acteurs du développement, et de nouvelles définitions contestataires apparaissent, notamment dans le milieu des ONG, dès la fin des années 1990. Cette vision « contestataire » de la gouvernance s’oppose à l’idée véhiculée par la Banque Mondiale et le Fond Monétaire International selon laquelle la société pourrait être et même devrait être régulée grâce à des recettes typiquement managériales. Non seulement la société ne pourrait prendre comme modèle de gestion la structure de l’entreprise, mais il serait également impossible de proposer des « recettes » de bonne gouvernance qui pourraient s’appliquer à l’ensemble des sociétés humaines. Plus que sur les principes de « transparency », qui garantit une bonne justice administrative, et d’ « accountability », qui insiste sur la responsabilité des décideurs et le contrôle des marchés publics, cette nouvelle vision de la bonne gouvernance se fonde sur l’idée d’ « empowerment ». Comme l’explique Pierre Calame, l’idée d’empowerment « correspond à l’idée d’administration consultative et à la nécessité de rapprocher les citoyens de la décision, qu’il s’agisse de démocratie locale, de microprojets, du développement de la société civile, à travers les ONG, la liberté syndicale, une presse libre, l’exercice des libertés fondamentales, etc. ». Bien sûr, le concept d’empowerment est également promu par les institutions de Bretton Woods, mais c’est l’équilibre entre ces trois pôles de la bonne gouvernance qui est remis en cause aujourd’hui par une bonne partie des acteurs non institutionnels du développement.
3. Une idée qui fait consensus, au delà des divergences politiques
Quelle que soit la définition retenue, il est intéressant de souligner que le paradigme de la double conservation correspond parfaitement aux exigences véhiculées par l’idée de bonne gouvernance. En effet, l’idée de double conservation propose d’agir sur le local – favoriser l’empowerment des communautés, et en particulier des communautés indigènes, sur leur territoire traditionnel ou ancestral, en leur confiant la responsabilité de sa bonne gestion- pour appréhender des problématiques globales, à savoir la préservation de la diversité naturelle et culturelle. Dans un sens, l’idée de double conservation correspond donc bien à la définition plutôt anglo-saxonne de la bonne gouvernance, telle qu’elle a été promue par la Banque Mondiale, dans la mesure où elle permet de désengager l’Etat de la mise en place de politiques de conservation tout en favorisant la transparence politique et le contrôle local dans le processus de prise de décision. D’autre part, elle correspond aussi à une vision plus critique de la bonne gouvernance, puisqu’elle incite à la logique de démocratie participative et au développement de la société civile.
C’est d’ailleurs ce qui est frappant dans l’idée de double conservation : elle fait consensus. Même si le terme de double conservation n’apparaît absolument jamais dans les déclarations des institutions internationales ou les termes de référence des projets de développement ou de coopération, l’idée de double conservation se retrouve dans les discours de tous les acteurs contemporains du développement. Prenons deux discours apparemment contradictoires, voire totalement opposés : celui de la Banque Mondiale et celui du mouvement altermondialiste. Dans les deux cas, l’idée de double conservation apparaît comme une solution incontournable. Dans une étude récente, intitulée Peuples autochtones, pauvreté et développement humain en Amérique latine : 1994-2004, la Banque Mondiale établit un certain nombre de recommandations afin d’aider les populations autochtones de Bolivie, d’Equateur, du Guatemala, du Pérou et du Mexique à sortir de la pauvreté7. Parmi ces recommandations figurent l’augmentation du nombre d’années d’études et l’amélioration des programmes éducatifs bilingues et biculturels, respectueux des savoirs et des traditions de chaque peuple, mais aussi une promotion de l’accès aux services sociaux et aux soins de santé, ainsi que l’amélioration des l’ancrage des populations indigènes dans leur « territoire originaire ». D’autre part, le mouvement altermondialiste a toujours soutenu les mouvements indigènes et appuyé leurs revendications sur l’accès à la propriété collective de la terre et à la gestion communautaire des ressources naturelles. Un cas emblématique de ce soutien sans faille est la rencontre en Mars 2001 du Sous Commandant Marcos et de ses compagnons de l’EZLN8 avec Bernard Cassen, alors Président d’ATTAC9, et José Bové, porte parole de la Confédération Paysanne. Quelques jours avant l’arrivé triomphale de la marche zapatiste sur la ville de Mexico, le mouvement altermondialiste a, lors de cette rencontre, réaffirmé son intention d’intégrer les mouvements indiens à son « combat » contre la mondialisation néolibérale, de soutenir leurs revendications, et d’appuyer leurs luttes, en particulier pour l’instauration d’une véritable agriculture paysanne communautaire, favorable à la préservation de la « richesse du monde »10.
1 David Dumoulin, Les politiques de conservation de la nature confrontées aux politiques du renouveau indien: une étude transnationale depuis le Mexique. Thèse soutenue à l’école doctorale de l’IEP de Paris en novembre 2003.
2 PNUD : Programme des Nations Unies pour le Développement
3 UNESCO : Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture.
4 Aussi appelée Commission Brundtland
5 Pierre Calame, La démocratie en miettes, pour une révolution de la gouvernance, Paris, Editions Charles Leopold Mayer, 2003.
6 Bonnie Campbell, Gouvernance, réformes institutionnelles et redéfinition du rôle de l’Etat : quelques enjeux conceptuels et politiques soulevés par le projet de gouvernance décentralisée par la Banque Mondiale.
7 Voir l’intégralité de cette étude sur le site web de la Banque Mondiale : www.banquemondiale.org
8 EZLN : Ejercito Zapatista de Liberación Nacional, en français: Armée Zapatiste de Libération Nationale
9 ATTAC : Association pour la Taxation des Transactions et l’Aide aux Citoyens, emblématique du mouvement altermondialiste
10 Voir le compte-rendu de cette rencontre sur le site d’ATTAC : www.france.attac.org/