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La petite exploitation agricole est-elle une chance pour le développement économique et social ou au contraire le révélateur d’une situation de déséquilibre, qu’il faut résorber au profit de la grande exploitation agricole avec salariés ?
Rédigé par : Jean-Christophe Paoli, Michel Petit, Michel Merlet
Date de rédaction :
Organismes : Institut Agronomique Méditerranéen de Montpellier (CIHEAM IAM), Association pour contribuer à l’Amélioration de la Gouvernance de la Terre, de l’Eau et des Ressources naturelles (AGTER)
Type de document : Article scientifique
La petite exploitation agricole méditerranéenne, une réponse en temps de crise. Editeurs scientifiques : Jean-Christophe Paoli (coordinateur), Théodosia Anthopoulou, Abdallah Ben Saad, Pascal Bergeret, Mohamed Elloumi, Claude Napoléone, Gisèle Vianey. Options méditerranéennes Série A : Séminaires Méditerranéens. 2017 - Numéro 117. Centre International de Hautes Etudes Agronomiques Méditerranéennes International (CIHEAM). 336 p.
Jean-Christophe Paoli
Je vous présente tout d’abord brièvement les deux intervenants qui ont bien voulu venir discuter devant nous.
Michel Petit est ingénieur agronome de formation et enseignant-chercheur émérite en Economie. Il a fait une carrière de professeur à l’ENSSAA de Dijon (Ecole Nationale Supérieure des Sciences Agronomiques Appliquées) pendant 20 ans, avec une interruption de deux ans sur le terrain, en Inde, à l’époque de la mise en place de la « révolution verte » pour l’agriculture de ce pays. Il est ensuite devenu directeur du département Agriculture et Développement Rural à la Banque Mondiale et l’est resté pendant 10 ans. Il est actuellement professeur associé à l’Institut Agronomique Méditerranéen de Montpellier, après avoir été professeur à l’Institut National Agronomique Paris Grignon. Il a travaillé longtemps sur les processus de décision individuelle des agriculteurs, mais s’intéresse plutôt maintenant aux politiques internationales d’échange des produits agricoles.
Michel Merlet est également ingénieur agronome de formation et a consacré sa carrière, qu’il a débuté en Amérique centrale, aux problèmes de développement agricole et d’inégalité d’accès au foncier rural. Il a d’abord travaillé 12 ans au Nicaragua, comme coopérant, puis dans une ONG qui appuyait les mouvements paysans sous la dictature. Ensuite, après la révolution, il a pris part à la mise en place de la réforme agraire et aux études menées pour son développement. De retour en France, il a travaillé 18 ans comme chargé de programme sur les politiques agricoles au sein de l’IRAM (Institut de Recherches et d’Application des Méthodes du développement), en Afrique, Amérique Latine et en Asie. Depuis 10 ans, il anime l’Association pour l’Amélioration de la Gouvernance de la Terre, de l’Eau et des Ressources naturelles (AGTER), qu’il a fondée avec un groupe de personnes originaires de différents continents en 2005. Il est actuellement engagé en tant que membre du Comité International dans l’organisation du Forum mondial pour l’accès à la terre, qui doit se tenir fin mars 2016 à Valencia en Espagne.
Nous avons volontairement choisi deux débateurs de qualité, connus pour leurs expériences et leurs soubassements idéologiques contrastés. Pour simplifier à l’extrême, Michel Petit est ici le représentant de la science économique classique mise au service du développement agricole dans le cadre des politiques agricoles portées par les organisations internationales. Son expérience des situations africaine, indienne et des ex-pays socialistes nous sera ici précieuse. Michel Merlet porte la vision - plus idéologique serait-on tenté de dire d’emblée - de ces agronomes de terrain engagés auprès des expériences socialistes et de façon générale des organisations paysannes luttant sur le terrain contre les inégalités foncières et les situations d’accaparement. Il partage avec Michel Petit une expérience de travail avec des institutions en charge des questions agricoles internationales (FAO, FIDA, PNUD, AFD).
L’un et l’autre sont appelés à débattre, en répondant successivement à la question suivante : « La petite exploitation agricole est-elle une chance pour le développement économique et social ou au contraire le révélateur d’une situation de déséquilibre, qu’il faut résorber au profit de la grande exploitation agricole avec salariés ? ».
Je vous rappelle ici les règles de la dispute (disputatio). Michel Petit interviendra en premier, comme répondant (respondes) à la question. Michel Merlet jouera ensuite volontiers, me semble-t-il, le rôle de l’opposant (opponens) à la position précédemment défendue. Je tenterai ensuite, comme le veut l’exercice, de synthétiser la discussion sous la forme d’une réponse (solutio) à la question posée. Mais je laisse tout de suite la parole à Michel Petit.
Michel Petit:
Je ne suis pas naïf au point de penser que Michel Merlet est mû par l’idéologie et moi par l’objectivité, nous sommes tous formatés de manière plus ou moins consciente par l’idéologie. Mais il y a nécessité de faire une sorte d’ascèse pour que les dimensions idéologiques n’interfèrent pas trop fortement avec les dimensions analytiques et je trouve que Michel Merlet ne fait pas suffisamment cet effort. Pour ma part, j’essaie d’être analytique sur ces questions.
Concernant la question des petites exploitations, qui est une question très ancienne, il y a maintenant une clarification dans les débats économiques, orthodoxes comme hétérodoxes. La supériorité de la petite exploitation sur la grande est avérée (je laisse de côté la qualification de ces petites exploitations comme « familiale », « paysanne » ou encore « capitaliste », ce qui est un autre débat). Même si cela peut surprendre, c’est bien aujourd’hui le point de vue de la Banque Mondiale. Dès les années soixante, dans le cadre de son ouvrage Transforming traditional agriculture (1964), Theodore Schultz a montré que même dans des situations très précaires, le comportement des petits agriculteurs peut être interprété comme la recherche d’un optimum économique et social. C’est ce qui lui a valu le Prix Nobel plus tard (1979).
Mais cette supériorité du modèle familial a un coût social énorme. Je parle ici de la petite exploitation familiale de subsistance, pas des situations de salariat. Dans un contexte, comme c’est le cas très fréquemment dans les pays du Sud, où la population agricole est nombreuse et croissante, c’est parce que la rémunération du travail est faible que les coûts de production sont faibles et que la supériorité économique de la petite exploitation se manifeste de ce fait.
Au sein de la Banque Mondiale, le modèle familial était considéré comme à privilégier. Mais la période de transition post-soviétique dans les pays d’Europe a fragilisé ce consensus. En effet, la Banque a tenté d’appuyer la reconstruction d’une agriculture familiale dans ces pays, et elle a échoué. Pourquoi cet échec ? A mon sens, parce qu’on n’a pas assez pris en compte l’insertion de l’agriculture dans l’ensemble de l’économie. C’est d’ailleurs une critique que je fais à Michel Merlet, il ne faut pas cantonner la discussion à l’intérieur du secteur agricole.
Le développement capitaliste est-il actuellement triomphant dans le secteur agricole ? Je ne le crois pas et ce n’est pas la tendance que l’on observe au niveau mondial. C’est sans doute le cas pour ce qui concerne les phénomènes d’accaparement ou encore lorsque l’on se tourne vers les chaînes de valeur, le développement de l’agro-alimentaire. Mais ce n’est pas à mon sens la tendance dominante dans le domaine strictement agricole.
L’agriculture familiale résiste au contraire. Certes, les pays de l’est constituent un contre- exemple. L’agriculture familiale, comme je le disais, n’a pas réussi à s’imposer après la disparition de l’agriculture collectiviste. La situation des anciens kolkhoziens est aujourd’hui très problématique, privés des services sociaux que les unités collectives de production assuraient auparavant. Il est clair que dans ce cas de figure, c’est un développement capitaliste qui a prévalu et qu’il a été facteur d’exclusion.
Mais au niveau mondial, le développement capitaliste n’est pas la raison principale qui explique que les populations quittent le monde agricole, comme on l’observe sur le pourtour méditerranéen, en Amérique centrale, en Afrique subsaharienne. Les raisons sont liées à un contexte économique plus global.
Il est clair que pour traiter des défis auxquels est confrontée l’agriculture familiale, il est nécessaire de soulever des enjeux de justice sociale. Cela signifie que le chercheur doit aussi assumer dans une certaine mesure une position normative, car la théorie économique ne nous fournit que peu d’outils pour traiter de la justice sociale. La théorie de l’optimum est par exemple basée sur une répartition donnée des ressources, en particulier les facteurs de production (la terre, le capital). De ce point de vue, son principal atout est d’offrir des instruments d’analyse puissants pour expliquer les conséquences de telle ou telle répartition de ces ressources. Mais elle ne dit que peu de choses sur des modèles de redistribution ambitieux.
Je terminerai par les défis de demain, qui sont considérables pour les petites exploitations. Défi démographique en premier lieu : la population rurale va continuer d’augmenter. Il faut donc encourager la petite exploitation familiale, mais avec les conséquences que l’on sait en termes de coût social, à savoir des revenus souvent très faibles. Défi environnemental ensuite : la dégradation croissante des ressources naturelles, notamment en zone méditerranéenne, du fait du réchauffement climatique en particulier. Défi économique et technologique enfin : l’accès au capital est un problème pour la petite exploitation. L’état des institutions de crédit agricole dans le monde est très préoccupant : les taux de remboursement sont faibles, la corruption est très présente. Le micro-crédit a été une source d’espoir, mais il est mal adapté au financement de la production agricole. Il y a donc une multitude de défis pour l’agriculture familiale de demain, dont nous n’avons pas toujours conscience.
Michel Merlet:
J’accepte la critique de Michel Petit concernant l’idéologie, à condition de préciser ce qu’on entend par-là. A 25 ans, j’ai été au Nicaragua un des premiers salariés de l’Institut de Réforme Agraire, alors que je ne savais même pas faire pousser un champ de céréales. J’ai donc toujours été, dès cette époque, d’une certaine manière, « utopiste » et l’expérience d’agronome a toujours été pour moi liée à un objectif militant et social, à un engagement. Je veux bien être considéré comme marqué par l’idéologie, si être idéologue, c’est être engagé et croire à quelque chose. Certains propos de Michel Petit montrent que nous ne sommes pas en désaccord sur certaines idées centrales. Cela me donne l’espoir qu’il se battra à nos côtés pour changer la situation foncière dans le monde.
Mais revenons sur notre discussion. Je pense que le discours des chercheurs de la Banque Mondiale a été en effet souvent favorable à la petite production. Mais dans le même temps, la pratique de l’institution Banque Mondiale a été très souvent à l’opposé de ce discours. Les mêmes intellectuels qui étaient favorables à la petite production ont promu ce concept absurde de la « réforme agraire assistée par le marché », qui revient en gros à affirmer que la lutte contre la pauvreté passe par le rachat par les pauvres de la fortune des riches. Bien évidemment, cela n’a pas marché : il ne pouvait en être autrement !
Par ailleurs, c’est un peu rapide de dire que c’est la situation en Russie qui a fait changer la position de la Banque Mondiale. Quand l’agriculture paysanne a été détruite durant plusieurs générations, penser pouvoir la recréer par une simple redistribution foncière ne pouvait être qu’une illusion. Beaucoup de bénéficiaires ne savaient même pas où était le lopin de terre qu’on leur avait redistribué. On a divisé des parcelles de 500 hectares en créant des lots de 10 hectares avec certes un titre de propriété… mais sans chemin d’accès, sans capital, sans moyens de production, sans tracteur, bref sans aucun moyen pour mettre en valeur cette terre. Cela revenait à ouvrir la porte directement à tous les capitaux étrangers susceptibles de s’allier avec les oligarques russes ou ukrainiens pour pouvoir reprendre le contrôle de tous ces outils de production complètement abandonnés après l’effondrement du socialisme soviétique, sans même avoir besoin d’acheter la terre, en la louant pour très peu cher. La Banque Mondiale n’était sans doute pas totalement ingénue quand elle a favorisé ces redistributions foncières. Il aurait été possible de mettre des barrières et de poser des conditions pour empêcher cette évolution, une prise de contrôle à grande échelle des ressources foncières par les « investisseurs », même si de puissants intérêts locaux n’y étaient pas favorables. En Arménie et en Géorgie, ces conditions ont bien été posées dans le cadre de programmes appuyés par la Banque Mondiale et cela a donné des résultats positifs.
Il est donc inexact de dire que la Banque a centré tous ses efforts sur le développement de l’agriculture familiale et la réalisation de réformes agraires. Au contraire, la critique portée par la Banque Mondiale a souvent consisté à dire que les « réformes agraires par le marché » étaient justifiées par l’échec des réformes agraires classiques. Elle oubliait que les Etats-Unis avaient fait d’excellentes réformes agraires lorsqu’ils avaient occupé le Japon, la Corée ou Taiwan, que la Chine ou le Vietnam avaient conduit avec succès leurs réformes agraires et qu’il y a bien moyen de créer en intervenant sur les structures agraires les conditions d’un développement économique réel.
Michel Petit a abordé la question des mouvements des populations qui quittent le monde agricole. Je ne les explique pas principalement par les phénomènes récents d’accaparement de terres, mais bien comme la conséquence de la mondialisation et de la globalisation des marchés. Quand vous mettez en compétition des agriculteurs qui ont une productivité nette du travail de l’ordre de vingt à cinquante quintaux de céréales par travailleur et par an avec d’autres qui ont une productivité deux cents à cinq cents fois supérieure, les prix qui vont se former sur les marchés mondiaux avec les excédents agricoles vont s’aligner sur les exploitations les plus « efficaces ». Toutes les autres vont être condamnées à disparaître sans avoir rien changé à leur système de production. On est en présence d’un assassinat massif de centaines de millions de producteurs pauvres qui est bien le produit de la globalisation. C’est pourquoi je suis en total désaccord avec Michel Petit sur la validité de la théorie de l’optimum de Pareto. La réalité contredit partout les évolutions qu’elle prédit. Cette théorie n’est pas autre chose qu’un positionnement idéologique destiné à défendre les intérêts des propriétaires du capital et dans le cas présent, à créer les conditions de la disparition des petits producteurs.
Cependant, le capitalisme est en train de prendre des formes tellement absurdes que même les capitalistes traditionnels sont parfois effarés de ce qui est en train de se passer. Dans des entretiens très éclairants réalisés par l’Agence Française de Développement avec des représentants de vieilles entreprises familiales capitalistes se situant dans la tradition coloniale française, notamment au Cameroun, ceux-ci présentent l’arrivée de capitaux à risque (fonds d’investissement) dans leurs activités, comme une forme de capitalisme très différente de leur propre modèle. Ce capitalisme financier orienté vers la recherche d’un retour immédiat et très rapide sur le capital peut même les mettre en danger. Le clivage aujourd’hui n’est plus seulement entre capitalistes et ouvriers, mais aussi entre différentes formes de capitalisme. Le développement du capitalisme financier s’avère être particulièrement menaçant pour l’immense majorité de la population mondiale. C’est un sujet très important qui demanderait à être analysé beaucoup plus en profondeur.
Les défis intellectuels sont considérables, c’est évident. C’est tout sauf faire de l’idéologie que de regarder comment la richesse créée se redistribue effectivement. J’ai évoqué ce matin l’exemple de l’Ukraine, où 90 % de la valeur ajoutée créée dans les plus grands agro-holdings sert à rémunérer les propriétaires du capital. Des résultats similaires peuvent être observés au Pérou, au Nicaragua, en Equateur, et dans beaucoup d’autres pays. La grande production capitaliste (au niveau de la production en tant que telle, de la transformation ou de la commercialisation) est capable de concentrer la plus-value d’une façon considérable. Pour ce faire, elle utilise de moins en moins de travailleurs et de plus en plus de capital (machines, intrants industriels). Plus la part du capital variable (le travail) est réduite, plus importante est la plus-value par tête de travailleur.
Il faut traduire en termes simples ces grands débats économiques en regardant ce qu’il se passe sur le terrain. Les différentes formes de « faire-valoir » font l’objet « d’arrangements » qui ne sont pas du tout destinés à optimiser l’utilisation du sol, mais à permettre à chacun d’essayer de survivre. Quand il n’est possible de cultiver qu’en cédant une partie importante de son travail, on est tenu d’accepter des formes de métayage, qui vont souvent de pair avec des conditions très difficiles. L’accumulation de richesses, très faible pour les travailleurs, profite souvent à des personnes qui vont aller investir leurs profits ailleurs.
Mais on est aujourd’hui souvent bien au-delà de ces débats sur les formes de faire-valoir. Quand un capitaliste financier investit des millions dans une opération, la question n’est plus vraiment de savoir s’il va réinvestir sur place, mais combien de temps va-t-il rester et que restera-t-il après son départ quand une grande partie des richesses naturelles et des savoirs faire auront disparu ? Je suis d’accord avec Michel Petit sur la critique qu’il a faite de la «lutte contre la pauvreté». Il faut lutter contre l’accumulation, et contre les super riches qui sont la cause de la pauvreté. On ne peut se contenter de distribuer des salaires minimum aux pauvres. Le Brésil a fait cette erreur en engageant son programme Bolsa familia, sans faire de réforme agraire (certes, difficile à réaliser aujourd’hui). Ces actions compensent des situations d’extrême pauvreté, mais ne sont pas des politiques de développement. Il y a des aspects positifs dans ce que le gouvernement brésilien a entrepris ces dernières années, comme le programme de développement de l’agriculture familiale, qui crée des marchés pour l’agriculture paysanne avec un appui de l’Etat. Mais, en même temps, les subventions qui vont à la grande production sont bien plus importantes que celles dont bénéficie la production familiale. Et la concentration foncière a continué à augmenter au cours des dernières années dans les zones rurales du Brésil.
Il faut réellement maximiser la production agricole pour l’ensemble de la population. Cela n’implique pas forcément les plus grands bénéfices pour les paysans. Les Chinois n’ont pas fait le bonheur de leur paysannerie, mais ils ont construit leur développement sur la base d’une redistribution de l’usage de la terre à des unités familiales. Cela ne veut pas dire que la position de la Chine soit toujours aujourd’hui d’appuyer l’agriculture familiale, mais c’est un autre problème…
Quelques mots sur les équilibres naturels et les enjeux environnementaux évoqués par Michel Petit à la fin de son intervention. Les investisseurs impliqués dans les accaparements de terre que j’ai rencontrés visent au minimum 15 % de retour sur investissement. Ils ont en même temps clairement conscience que cet objectif est inatteignable, même avec des productions très rentables comme le soja. C’est donc souvent grâce à la revente des terres sous-utilisées qu’ils avaient achetées et « mises en valeur » quelques années auparavant qu’ils espèrent atteindre cet objectif. La richesse est révélée, plutôt que créée, par l’investisseur. En d’autres termes, il s’agit plus d’un phénomène de capture de rente naturelle que du fruit d’un travail. La mobilité des capitaux est essentielle pour qu’il puisse y avoir un retour suffisant sur investissement. L’agriculteur familial, lui, ne peut pas en général aller investir ailleurs.
On est semble-t-il en train de vivre une fuite en avant dévastatrice, dans les pays en développement, mais aussi dans les pays développés, avec la transformation de nombreuses formes d’agricultures familiales, par absorption ou par évolution interne, en agricultures capitalistes, répondant à une logique totalement différente. C’est une évolution que no us vivons en France avec le développement de l’agriculture sociétaire.
Michel Petit:
Je voudrais essayer de clarifier mon point de vue sur deux points.
Concernant les contradictions de la Banque Mondiale, je dirais que par nature la Banque Mondiale est une institution qui ne peut pas être « intelligente » en raison de son fonctionnement complexe. Pour autant, les programmes de crédit agricole, de vulgarisation, de soutien à la recherche ne sont pas des projets pour développer le capitalisme, cela ne tient pa s la route de dire cela.
Plus généralement, on a un problème de dialogue quand je me réfère à la théorie de l’optimum social de Pareto. Si tu la considères d’emblée comme une absurdité, alors ce n’est plus possible de discuter. Ce qu’il faut essayer de comprendre, c’est pourquoi on y fait référence et quelles en sont les limites. J’ai dit que cet optimum ne traite pas de la question de la justice sociale. J’ai toujours pensé que les apports du marxisme étaient très utiles, mais attention à ne pas se référer au marxisme comme un système d’interprétation global, alors que les situations sont très complexes.
Jean-Christophe Paoli. Conclusion ou « solution » à la question posée
Je voulais surtout vous remercier très vivement pour la qualité des échanges. Ce n’est pas là un exercice très facile, mais la forme dialectique a, je crois, le grand mérite de faire progresser la réflexion à la faveur, justement de la vison de sa propre pensée réfléchie (« réflectée ») dans l’opposition de son contradicteur.
Je vous propose, si vous en êtes d’accord, d’essayer de nous entendre sur quelques éléments qui ressortent de vos interventions pour en faire une « solutio » au problème posé par notre dispute. Je vais tout d’abord brosser ce qui me semble être votre réponse commune à la question posée. Ensuite, je tirerai deux réflexions connexes à vos développement principaux, mais importantes, je crois, pour situer les limites à la réponse précédente.
Il me semble que vous défendez chacun par vos propos et vos arguments la pertinence de l’exploitation agricole de petite taille en tant que réponse d’actualité aux problèmes sociaux, économiques et environnementaux posés aux agricultures contemporaines voire aux sociétés dans lesquelles ces agricultures s’insèrent.
En effet, l’un comme l’autre, vous soulignez la supériorité de ce modèle par rapport à celui de la grande exploitation (capitaliste ou non, peu importe). La différence entre les deux types de réponses que vous amenez tient en la justification, d’une part, de cette supériorité et, d’autre part, à ses conséquences. Ne nous attardons pas sur le premier aspect, qui nous amènerait à ouvrir à nouveau une discussion impossible sur le théorème de Pareto. Sur les conséquences, vos divergences bien réelles ne sont peut-être qu’apparentes. La petite agriculture permet de nourrir une population nombreuse et valorise bien les facteurs de productions… sauf le travail, si les pays concernés connaissent un contexte social de sous-développement et de pauvreté généralisée. L’amélioration du niveau de vie des travailleurs engagés dans la petite production agricole ne peut se faire que par l’influx de recherche et de capitaux, dans le respect des savoir-faire existants (je crois que vous êtes d’accord sur tout cela), et peut-être grâce à une protection douanière contre les concurrences inégales des pays avancés mieux dotés en facteurs de production (là, vous êtes sans doute moins d’accord) lorsque les pays concernés sont en retard de développement (j’ajouterais : et lorsque qu’il n’y a pas d’alternative à l’activité agricole disponible pour occuper les travailleurs ruraux).
Il me semble par ailleurs, au vu de vos positions d’aujourd’hui et de la connaissance de vos riches parcours individuels que l’on peut faire la distinction, entre ce que nous pensons et ce que les institutions font. En clair, quelle que soit la réponse théorique que nous pouvons apporter à la question posée dans le cadre de cette disputatio, certaines décisions sont plus collectives et politiques qu’individuelles et scientifiques. Ce qui me fait dire cela est l’exemple de la décollectivisation de l’agriculture des ex-pays socialistes, sur lequel vous avez voulu l’un comme l’autre faire un développement. Je crois que l’on ne peut trouver de meilleur exemple de l’écart entre ce que nous, agronomes, souhaiterions faire et ce qui est fait finalement, y compris avec le concours des institutions dans lesquelles nous sommes engagés.
Enfin, il y a un troisième aspect, qui n’a pas été développé faute de temps dans vos échanges, qui me tient à cœur et nous interpelle tous, puisque vous l’avez l’un comme l’autre quand même évoqué. Je veux parler de la tendance de l’agriculture ouest-européenne, pourtant basée sur l’exploitation familiale disons de taille modérée (pensons au modèle français puis européen de l’agriculture familiale à 2 Unités de Travail Humain, considéré comme la base du développement agricole) à s’éloigner de sa matrice familiale en même temps que la taille des exploitations augmente. La généralisation des formes sociétaires et du salariat dans certains secteurs est révélateur de cela. Une analyse de ce phénomène, que nous n’avons certainement pas le temps de développer, serait nécessaire puisque qu’elle est en apparence une contradiction à la réponse commune que nous venons juste de donner à la question posée par notre disputatio. Mais je sens que vos réponses respectives risqueraient là encore de diverger… laissons cela pour une autre fois. Merci à vous, Michel Petit et Michel Merlet, merci au public attentif et aux organisateurs.