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Omar Bessaoud, administrateur d’AGTER, est docteur en sciences économiques et enseignant-chercheur à l’Institut Agronomique Méditerranéen de Montpellier (CIHEAM-IAM). Il est également membre du Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle (CRASC) d’Oran, Algérie.
L’entretien a été réalisé par Coline Sauzion (AGTER). Il est disponible en PDF au bas de cette page.
Nous allons essayer dans cet entretien de retracer les grandes lignes de l’évolution des questions agraires et foncières en Algérie. Pour cela, il faut d’abord revenir aux fondements historiques des droits foncier en Algérie, pouvez-vous rappeler quelle était la nature des droits sur la terre avant la colonisation ?
La période pré-coloniale est caractérisée par une hétérogénéité des régimes fonciers, et le régime dominant est celui de la propriété « Arch », que l’on classera aujourd’hui sous le régime des « communs ». En Algérie, le mode d’organisation qui a dominé historiquement les paysages agraires est l’agro-pastoralisme avec un genre de vie nomade et semi-nomade. Ce mode d’organisation se déploie sur les plaines sèches de l’intérieur, les steppes, dans les piedmonts et les régions de montagnes. Avant la colonisation, on a donc près de 800 tribus, « Arouch », dont l’activité est essentiellement pastorale ou agropastorale. Et c’est cette propriété des communautés rurales qui domine le territoire algérien : environ 80% des terres est sous ce régime de propriété collective à la veille de la colonisation.
A côté de cela, dans les principales cités algériennes, comme Alger, Tlemcen, Constantine ou Miliana, dans certains territoires de montagne et les oasis on note l’existence d’une propriété de type « melk », propriété privée dans l’indivision dans la plupart des cas. Ce type de propriété se déploie généralement dans les plaines fertiles, les zones péri-urbaines, les montagnes et les oasis.
Ensuite, existe aussi la propriété de statut religieux, dite « habbous », gérée par des fondations privées ou publiques. Les terres « habbous » sont non transférables, non cessibles, inaliénables, et les produits des cultures sur ces terres sont dédiés aux populations pauvres ou à l’approvisionnement des écoles religieuses (zawiyas). Ce type de propriété se déploie dans les cités de grande tradition religieuse, comme Tlemcen ou Constantine.
Enfin, on a aussi la propriété du pouvoir dominant, la propriété « beylicale », propriété de l’État ou de la régence d’Alger. Ce type de propriété est un peu l’équivalent de ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui le domaine privé de l’État.
C’est donc ce régime foncier fortement hétérogène que le système colonial va s’efforcer de réduire en imposant la propriété privée.
Pouvez-vous détailler comment le processus de transfert des terres des autochtones dans les mains des colons s’est opéré ?
La colonisation s’installe en 1830 et ce n’est que dans les années 1840 – sous l’impulsion du gouverneur Bugeaud- que la métropole française opte pour l’installation de colons sur les terres algériennes. A partir de là, l’objectif de la colonisation est de libérer la terre pour offrir des concessions aux colons et aussi de libérer de la main d’œuvre pour travailler sur ces concessions. Pour arriver à ses fins, le système colonial va multiplier les opérations militaires et procéder à l’expulsion des populations de leurs territoires de vie, la mise sous séquestre (privé et collectif) et la confiscation des terres pour cause « d’utilité publique »… Il y a de fait un véritable processus de destruction des bases matérielles des tribus et de leurs ressources (arrachage des plantations, confiscation du bétail, interdiction de pâturer dans les forêts..). Les tribus résistent et la guerre qui leur est faite vise à briser ces résistances à la colonisation des terres et à l’occupation de leurs territoires.
A côté des méthodes militaires que j’ai brièvement évoquées, l’instrument juridique participera au processus de confiscation et d’expropriation. Deux lois très influentes sont promulguées.
Le Sénatus-consulte pris sous le régime du Second Empire, en 1863, ouvre la voie à l’expansion du capitalisme colonial en Algérie. Pour décrire plus finement ce processus de destruction des tribus, il faut savoir que le Sénatus-consulte de 1863 a délimité les territoires des tribus et créé des « communes » appelées « communes-douars » sur le modèle français. En créant ces communes-douars on va diviser les tribus : certaines fractions de tribus se retrouvent rattachées à des communes différentes de celle de la tribu d’origine. Des tribus qui se trouvaient dans certaines régions sont même déportées dans d’autres régions du pays. Sous le Second Empire, de grandes concessions, de 10 000 ou 20 000 hectares, voire plus, sont accordées à des sociétés financières. Par exemple, la société genevoise, une société financière suisse, va se voir attribuer une concession de 50 000 hectares. Des vignobles vont même s’installer sur des surfaces de 3000 ou 4000 hectares, d’un seul tenant ! Alors qu’en France à cette époque, la superficie moyenne d’une exploitation viticole tournait autour de quelques hectares.
Ensuite, la loi Warnier de 1873 va « franciser » le régime des terres en Algérie, c’est à dire appliquer le régime du droit français pour les terres en Algérie, et jouera un rôle important dans le processus d’expropriation des terres indigènes. Ce processus d’expropriation engagé dès le début de la colonisation des terres sera suivi de nombreuses révoltes et insurrections paysannes.
En ce qui concerne le processus de démantèlement et d’éclatement des tribus, il faut savoir que lors de l’insurrection de 1871, qui est une très grande insurrection, l’une des dernières, des chefs de tribus ainsi que leurs familles vont être déportés en Nouvelle-Calédonie. Un certain nombre de chefs dits « rebelles » de l’époque vont ainsi se retrouver en Nouvelle-Calédonie aux côtés des communards de 1871, dont la célèbre Louise Michel. On a encore aujourd’hui des membres de ces tribus kabyles, qui portent des noms kabyles, qui sont de confession musulmane, en Nouvelle-Calédonie. Ce sont les descendants des déportés des années 1870-71. L’histoire de ces tribus du 19ème siècle est tragique. Les guerres, conjuguées à la faim, aux maladies et autres épidémies, se sont soldées par des pertes humaines considérables. Pour donner quelques chiffres, de source française, on recensait 3 millions d’habitants en Algérie en 1830, vers la fin du siècle on en dénombre un peu plus de 2 millions. Cette baisse de la population est évidemment le fait de la répression directe mais c’est aussi le résultat de la misère et de la pauvreté. Des dizaines de milliers de personnes meurent littéralement de faim. Je vous renvoie à cette célèbre thèse de l’historien André Nouschi qui livre une description assez détaillée sur la situation et le niveau de vie des tribus et des familles paysannes de cette époque-là.
Les conséquences issues de ce processus d’expropriation sont connues : à la fin du siècle, en 1900, plus de deux millions d’hectares, parmi les meilleures terres du pays, ont été confisqués aux indigènes et vont être à l’origine de la création de grands domaines, de grandes exploitations agricoles.
Quel type de culture est développé sur ces terres ?
Au début, les colons ne savaient pas vraiment quelles cultures développer sur ces terres par rapport aux besoins de la métropole. Pensant que le climat algérien se prêtait aux cultures tropicales, on a fait des essais dans ce sens. L’idée est vite abandonnée au profit de l’élevage ovin pour produire de la laine car on constate que l’Algérie est un pays de pasteurs avec des millions de moutons. On veut copier le modèle australien mais on se rend compte que le mouton algérien n’est pas un mouton à laine. Là encore l’idée est abandonnée. La culture de céréales (du blé dur) fut également préconisée. Finalement, à la suite de la crise qui affecte le vignoble français (phylloxéra), la spécialisation qui s’impose sous le régime politique de la 3ème République à la fin du siècle, c’est le vignoble. Le vin sera la production coloniale par excellence, le vignoble algérien sera présenté comme le symbole de la colonisation. Il représentera à la fin de la colonisation plus de la moitié de la valeur ajoutée agricole, près de la moitié (40%) des consommations intermédiaires, les 2/3 du fret agricole, environ 50% des salaires distribués et 65% de la valeur des exportations de l’Algérie vers la France. Le vin, qui n’est pas un produit consommé par les populations locales, est un indicateur de l’inadéquation qui existe entre le système colonial et les besoins alimentaires des populations locales. A noter qu’au milieu des années 1930, après la grande crise qui a affecté aussi le secteur viticole, on s’oriente vers les agrumes et le maraîchage, avec le projet de faire de l’Algérie le jardin d’hiver de la France, compte tenu du climat et de la précocité de certains produits.
La colonisation a supposé un bouleversement total de la société algérienne, qu’en est-il de la répartition de la propriété foncière et quels sont les groupes sociaux qui composent la société algérienne à la fin de la colonisation ? En ce qui concerne le monde rural, pouvez-vous rappeler les traits principaux de la recomposition qu’il a subit ?
A la veille de l’indépendance algérienne, une très grande propriété coloniale, avec des exploitations qui atteignent plusieurs centaines d’hectares, concentre les meilleures terres et est répartie entre les mains d’une fraction réduite de la population. Les petites concessions coloniales n’auront tenu que les premières décennies au cours du 19ème siècle. Sur ces grandes propriétés, on produit des céréales, des légumineuses, des fourrages, mais surtout des cultures de rente exportées vers la métropole. Un siècle après la colonisation, on a affaire à une agriculture très moderne, très mécanisée, très productiviste et qui est même en avance sur l’agriculture française du point de vue technique. A côté de cela, il y a également des petits colons qui survivent avec un niveau de vie moyen (je vous renvoie au roman Un faux pas dans la vie d’Emma Picard de Mathieu Belezi). On peut dire que le projet défini par Bugeaud de créer une classe de paysans-colons n’aura pas tenu plus d’une génération. Cette propriété privée coloniale, grande et moyenne, est forte de près de 3 millions de terres cultivables à la veille de l’insurrection de 1954. Il existe aussi une propriété domaniale, par exemple, tout le domaine forestier appartient à l’État colonial. On a également une grande propriété foncière algérienne qui tient pour l’essentiel ses titres de propriété de sa collaboration et de ses alliances avec le système colonial. Cette propriété est concentrée dans les mains de 8000 à 9000 grands propriétaires fonciers algériens, qui concentrent environ 25% des terres à la veille de l’indépendance (recensement de 1953-54).
Puis, à côté de cela, on a une agriculture indigène, traditionnelle, faiblement mécanisée, peu intégrée au marché, qui survit très difficilement. Il faut souligner qu’une des conséquences les plus importantes de la colonisation est le processus de prolétarisation et de paupérisation de la paysannerie. Plus de la moitié des paysans rejoindra les cohortes de prolétaires ou semi-prolétaires. On a une masse de paysans sans terres assignés à travailler comme saisonniers, ouvriers salariés ou métayers dans les grosses exploitations. Les tribus sont bien sûr complètement affaiblies et leurs bases matérielles sont ruinées. Le nomadisme a quasiment disparu : avant l’application de la loi de 1863 on avait au moins 30% de la population qui était nomade et on se retrouve au début du 20ème siècle avec un peu plus de 10% de nomades et à la fin de la colonisation, environ 4% ou 5% de la population seulement est nomade. Faut-il rappeler que le maître mot de la colonisation était de sédentariser, de fixer les populations afin de les contrôler ? La paysannerie algérienne qui constitue la majorité de la population est pauvre, peu instruite et fortement dominée. Cela explique son engagement dans la Révolution algérienne déclenchée en novembre 1954.
Au moment de l’indépendance, qu’advient-il des terres des colons ?
Au moment de l’indépendance, en 1962, la grande majorité de colons quitte le pays, et on se retrouve donc avec des terres déclarées « vacantes ». L’indépendance intervient en juillet 1962, on est donc en pleine campagne de moissons-battages. Certains salariés de l’ancien domaine colonial vont assurer le travail sur ces terres en s’organisant de façon tout à fait indépendante, sans intervention de l’État algérien, qui n’est du reste pas encore installé. A l’image du monde ouvrier -qui sous l’impulsion des syndicats d’ouvriers occupe les usines et s’organise en comités d’autogestion- les salariés agricoles vont donc s’organiser et créer un nouveau mode de gestion : l’autogestion. Cette autogestion va être officialisée en mars 1963 avec des décrets pris par l’État algérien. On a un secteur nouveau qui va se substituer au système colonial et qui va se développer sur les meilleures terres du pays : ce secteur est dit « autogéré ». Ce secteur va coexister avec le secteur privé algérien. Toutefois, très vite, l’État va reprendre les choses en main et va contrôler ce secteur. Il va « encadrer » les comités en désignant des directeurs pour gérer les domaines. C’est l’État qui va établir les plans de production et de commercialisation, qui va fixer les prix à la production, financer les salaires… Émerge, en lieu et place des « domaines autogérés », un secteur étatique avec une forte hégémonie de la bureaucratie, qui se proclame « socialiste » mais qui travaille surtout pour ses propres intérêts.
De nombreuses études imputent à cet interventionnisme étatique l’échec de l’autogestion. Cela est vrai mais, à mon sens, cette substitution des comités autogérés par l’État et la bureaucratie n’est pas la seule raison de l’échec du secteur dit autogéré. Un processus plus profond, lié aux transformations du marché, va déstabiliser le secteur. A cette époque, l’Algérie reste sur le vieux modèle de production de vin de masse au moment même où celui-ci entre en crise en Europe et en France. Ce vignoble représente plus de 400 000 hectares, 15 à 20 millions d’hectolitres que l’on ne peut plus arriver à écouler en France ou sur les marchés extérieurs. Les accords d’Évian conclus avec les français prévoyaient l’écoulement de quelques millions d’hectolitres sur le marché européen, mais le climat politique entre la France et l’Algérie est tendu et les accords ne sont pas respectés. De très nombreux domaines dits autogérés se retrouvent avec des millions d’hectolitres stockés dans les chais. On observe les même difficultés pour les agrumes et les productions maraîchères des domaines autogérés. Là aussi, on a des problèmes de débouchés du fait de la concurrence de pays voisins, notamment celle du Maroc. Les prix de ces produits s’effondrent sur les marchés intérieurs (car le pouvoir d’achat des populations reste à cette époque faible) et les domaines publics n’arrivent pas à équilibrer leurs comptes et se trouvent en déficit. Il y a donc une série de facteurs liés aux transformations et aux caractéristiques du marché qui expliquent aussi l’effondrement financier du secteur autogéré. Un autre phénomène affecte ces domaines dès les années 1967-68 : ce sont les premiers plans de développement communaux et triennaux puis le plan quadriennal de 1970 qui favorisent le développement de l’emploi et poussent les travailleurs les plus qualifiés de ces domaines à quitter le secteur agricole pour aller s’employer dans les villes. Là aussi, le marché de l’emploi est défavorable au secteur autogéré puisque les rémunérations des salariés de l’agriculture sont moindres que celles des salariés du monde urbain. Les évolutions du marché de l’emploi expliquent donc aussi le fait que ce secteur autogéré se vide de sa force vive. Au fur et à mesure, l’État va essayer d’apporter des solutions institutionnelles à cette crise. Il va créer l’office du vin, l’office national du matériel agricole, l’office des fruits et légumes… Il va aussi essayer de réduire la taille des domaines, puisqu’on a des domaines plus de 1000 hectares en moyenne… mais ces réponses ne sont pas en mesure de faire face aux multiples problèmes du secteur.
C’est donc pour faire face à ces difficultés du secteur agricole autogéré qu’est proclamée la réforme agraire de 1971 ?
Dans ce contexte de crise du secteur autogéré, dans les années 1970, le régime politique en place (dirigé par Boumédiene) décide de se doter d’une stratégie de développement et opte pour l’industrialisation du pays. Des courants modernistes de l’État soutiennent le projet de réforme agraire de novembre 1971 car ils pensent que moderniser l’agriculture en réformant les structures agraires est tout à fait compatible avec les projets de développement que l’on vise. C’est la seule réforme agraire au Maghreb qui affiche pour objectif la récupération par l’État de la propriété privée nationale : pour la première fois on s’attaque à des intérêts nationaux. A cette époque, on a une situation foncière où, d’un côté, les ¾ des paysans possède moins de 5 hectares ou sont sans terres alors qu’à l’autre pôle, on a de grandes propriétés foncières qui concentrent les terres (3% concentrent 25% des terres).
Dans une première phase de la réforme, les terres communales, domaniales, les terres des établissements publics et les terres « Arch » de culture, vont être nationalisées. Dans une deuxième phase, engagée en 1973, les terres des propriétaires absentéistes vont être intégralement nationalisées. Les terres des grands propriétaires fonciers seront de leur côté limitées. Les limites fixées à la propriété diffèrent selon les régions et les zones de potentialités. Les terres nationalisées dans le cadre de la réforme agraire seront attribuées à près de 100 000 bénéficiaires.
Un des objectifs de la réforme était aussi de créer des grandes coopératives avec, en arrière-plan, l’idée que les nouvelles unités industrielles du pays allaient fournir les engrais, les machines et autres intrants pour ces coopératives de production… Alors que les textes prévoyaient la création de coopératives très diversifiées, c’est le modèle de la coopérative agricole de production – avec organisation du travail et gestion collective- qui a été privilégié par les autorités en charge de l’application de la réforme. Plus de 5000 coopératives furent créées durant la réforme agraire. Celles-ci étaient contrôlées par l’administration agricole et les revenus des coopérateurs étaient payés par l’État sous forme d’avances sur revenu sur les productions futures. Il faut souligner que ces coopératives étaient, pour la grande majorité d’entre elles, déficitaires et ces avances représentaient un quasi salaire. Aux côtés des domaines hérités de la période autogestionnaire cohabitaient donc ce secteur annexe dit coopératif.
Cependant, les oppositions à cette réforme ont été très fortes, au sein même de l’État et des propriétaires fonciers du pays. Houari Boumédiène, le président de l’époque, était l’un des rares défenseurs de cette réforme agraire et il a dû mobiliser l’armée pour faire appliquer la réforme agraire (c’est dans ce cadre-là que j’ai été mobilisé pour mon service militaire). Le parti dominant, le FLN, était opposé à la réforme agraire. Un vrai conflit politique s’est développé autour de cette question ! Les forces conservatrices, mobilisant souvent la ressource religieuse et le Coran, étaient totalement opposées à la réforme agraire. Pour eux, c’était une hérésie que de toucher à un bien privé, qui est selon eux est un don de Dieu. Un des principaux dirigeants religieux de l’époque, qui fut une personnalité de la révolution algérienne, a été arrêté parce qu’il avait affirmé publiquement son opposition à la réforme agraire. Le chef du FLN qui était un ami et un allié de longue date du président Boumédiène, va également s’y opposer et va se retrouver exclu du FLN et obligé de s’expatrier vers le Maroc, où il est mort peu après.Au sein même de l’État va donc naître un conflit politique entre partisans et adversaires de la réforme agraire.
Est-ce qu’il y avait une mobilisation des populations à la base pour cette réforme agraire ou était-ce une réforme pensée du haut vers le bas ?
C’était une réforme agraire totalement pensée du haut vers le bas. Il n’y a pas eu de mobilisation politique de la paysannerie puisque celle-ci est sortie épuisée sinon brisée de la colonisation et des années de guerre qui ont suivi. La paysannerie, pauvre, avait surtout pour but de migrer vers les villes. On était dans un moment de bouleversement social et de chamboulement inédit dans l’histoire de l’Algérie où toutes les possibilités étaient ouvertes dans le processus de reclassement social. La force sociale capable de porter cette réforme agraire était en définitive inexistante.
Il faut aussi rappeler le contexte économique de l’époque qui est marqué par une intense activité économique dans les villes. Il y avait à cette époque toute une action importante d’aménagement du territoire, de grands travaux, de construction d’usines et des milliers d’emplois étaient créés sur les chantiers publics. L’attractivité de la campagne était faible et une bonne partie de la paysannerie avait pour seul objectif de quitter la campagne pour aller s’installer dans les villes où les conditions étaient bien meilleures. Les soutiens à la réforme agraire étaient si fragiles que celle-ci est enterrée dès le décès de Boumédiène en 1978.
Que se passe-t-il alors pour les terres qui avaient été nationalisées dans le cadre de la réforme agraire ?
Durant les années 1980, les coopératives qui avaient été crées par la réforme agraire seront en partie dissoutes et leurs terres seront soustraites du domaine de l’État.
Parallèlement, une série de restructurations viendront déstabiliser un secteur public agricole installé sur les terres ex-coloniales.
D’abord, en 1984, environ 2,5 millions d’hectares de terres qui avaient été nationalisées en 1963 sont affectées à la création de « Domaines Agricoles Socialistes » (DAS). Contrairement à ce qu’il en était pour les anciens domaines autogérés, ces DAS ne sont plus soumis à l’emprise de l’État. Ils jouissent d’une plus grande autonomie et les investissements réalisés au cours des années de développement (années 1970) commencent à porter leurs premiers fruits. Au moment même où leurs comptes se rééquilibrent, intervient en 1987 une loi qui modifie le mode de gestion. Tout en gardant la propriété de ses terres, l’État va céder aux salariés agricoles tous les actifs agricoles, soit à titre collectif soit à titre individuel, en jouissance perpétuelle. Les nouvelles exploitations de dimension plus modeste sont appelées EAC « Exploitation Agricole Collective », formées en général de 3 ou 4 personnes, ou EAI « Exploitation Agricole Individuelle ». Mais, très vite, dans la pratique, au sein des EAC on procédera au partage individuel des lots de terre et des équipements, de sorte que l’on se retrouvera avec de très nombreuses exploitations individuelles. Les services de l’État savent que l’individualisation progresse sur le terrain, que les textes ne sont pas respectés et qu’un véritable marché des droits d’exploitation fonctionne. Il s’interdit de légiférer ou de réglementer ce marché informel en pleine expansion dans les années 1990. Entre 1987 et les années 2000, de nombreux exploitants qui avaient bénéficié des actifs de l’État et de droits de jouir de la terre relevant du domaine privé de l’État n’arrivent toutefois pas à cultiver les terres (faute de crédit que la banque ne dispense plus sans garantie et droit d’hypothèque), n’arrivent pas à innover et à capitaliser, et cèdent alors sur le marché leurs droits d’exploitation à des exploitants mieux équipés, ou à des investisseurs privés. On se retrouve sur des systèmes de tenure inversée, où des exploitants de terres publiques vont céder leurs parcelles à d’autres exploitants et/ou s’employer eux-mêmes comme salariés sur leurs propres exploitations. Ce marché des droits d’exploitation va être particulièrement actif dans les années 1990 (années de terreur dans les campagnes avec la présence de groupes armés islamistes).
Une nouvelle loi édictée en 2010 réforme le secteur public hérité de l’autogestion. Cette loi convertit les droits de jouissance des terres du domaine national en droit de concession de 40 ans. Cela ouvre le droit à des acteurs non agricole d’acheter des actifs dans les EAC/EAI. Conjugué à la loi sur les concessions agricoles par la mise en valeur des terres édictée quelques années avant (1996), les dispositions et mesures foncières prises vont accélérer l’expansion des groupes privés dans le secteur agricole algérien. On est de fait sur une privatisation des terres du secteur dit « public ».
Dans quelle mesure l’introduction de grands groupes privés dans le secteur agricole est-elle un phénomène généralisé en Algérie ? Quelle agriculture ces groupes développent-ils alors ?
Le capitalisme agraire à grande échelle, qui s’est réellement développé à la faveur de la loi sur la concession, est le modèle dominant en Algérie. On a aujourd’hui des concessions de terres du domaine national portant sur 10 000, 20 000 voire 30 000 hectares cédées à des investisseurs privés. Ceux-là vont implanter sur ces immenses domaines des plantations d’oliviers très modernes, des modules de bovins laitiers de plus de 1000 vaches ou encore des cultures fruitières (pomme, cerises, pêches et nectarines) et maraîchères à haute valeur ajoutée. Il faut souligner que ces grandes exploitations bénéficient du soutien, des subventions, et de facilités de la part de l’État. C’est un choix politique ouvertement affiché au profit de la grande exploitation agricole privée et du modèle de l’entreprise. Les petits agriculteurs familiaux, majoritaires par leur nombre, sont absents de la matrice des politiques publiques agricoles adoptées ces dernières années. Aujourd’hui, le mot « fellah » (paysan) a disparu du vocabulaire en Algérie ! Cette catégorie n’a pas accès au crédit ou aux subventions d’État, est faiblement dotée en matériel agricole… Les paysans sont absents des chambres agricoles, des coopératives de services : ils n’ont pas d’organisations, pas de porte-paroles ou de relais politique. On a donc aujourd’hui en Algérie un mouvement favorable à l’investissement par de grands groupes agro-alimentaires dans le secteur agricole.
Le cas algérien n’est pas spécifique, ce modèle agricole est aussi le modèle porté par le « Plan Maroc Vert » au Maroc, c’est aussi le modèle porté par les programmes dits de modernisation de l’agriculture tunisienne. Que sont devenues les terres attribuées à des petits paysans dans les années 1950-1960 en Tunisie ? Elles appartiennent désormais à des combinats agro-industriels ! Le modèle marocain dit « d’agrégation » dans lequel de grandes entreprises agricoles « agrègent » les petits et les font travailler pour eux, voilà ce que l’on vise aujourd’hui, au nom de la sécurité alimentaire. Sauf que dans les trois pays, les orientations qui sont prises n’ont en rien réglé les dépendances alimentaires ! L’on sait que ces trois pays, et notamment l’Algérie, sont très dépendants sur les produits de première nécessité. L’Algérie est très dépendante sur le blé dur, le blé tendre, sur les aliments du bétail, l’orge, le lait et bien sûr le sucre ou les huiles alimentaires… Les productions qui ont le plus augmenté, dans tous les pays du Maghreb, sont les productions de fruits, de légumes frais ou de viandes. Ces produits sont commercialisés à des prix qui ne sont pas compatibles avec le pouvoir d’achat du consommateur algérien moyen. En conséquence, les classes populaires se reportent sur les pâtes, le riz, le couscous, les produits à base de céréales, de sucre ou d’huiles alimentaires importées. Ce modèle de consommation porté par des subventions publiques pose des problèmes de sécurité sanitaire. Les algériens, on le sait aujourd’hui, mangent trop de sucres et consomment trop de graisses végétales. Les ¾ des pathologies décelées dans les hôpitaux ont des origines alimentaires, que ce soit l’obésité, le diabète, l’hypertension artérielle, les maladies cardio-vasculaires, les cancers, les maladies digestives… La ration n’est pas équilibrée, n’est pas diversifiée, faute de consommation de fruits et légumes, qui sont chers.
Pouvez-vous revenir sur les conséquences sociales du modèle agricole actuel ? Quelles évolutions observe-t-on notamment en termes de mouvements de populations, de tensions sociales… ?
Comme première conséquence je dirais que ce modèle est à l’origine d’inégalités très fortes dans les campagnes. Le quart de la population vit en situation de pauvreté dans les campagnes. Même si une partie de cette population a en partie bénéficié des retombées de la hausse du prix du pétrole, avec les programmes d’habitat rural, d’infrastructures, de la scolarisation de leurs enfants. Mais, en termes de revenus, ces populations rurales survivent grâce aux politiques de transferts publics, grâce à des transferts d’argent, aux solidarités familiales.
On observe que beaucoup d’actifs, notamment les jeunes, sortent du secteur agricole. Sur un marché de l’emploi où on a entre 300 000 et 400 000 jeunes actifs qui arrivent sur le marché de l’emploi, 25% sont d’origine rurale ou agricole. Et le taux de chômage parmi ces jeunes est élevé. Ces nombreux ruraux qui migrent vers les villes viennent accroître le nombre des populations précaires et rejoindre les bidonvilles. Il est donc certain que ces déséquilibres sont aussi à l’origine des tensions sociales. Je m’en tiens à une interprétation qui est simple, celle énoncée par Jacques Berque qui, dans les années 1960, au moment même où l’on s’interroge sur l’avenir de l’Algérie, affirmait simplement que pour reconstruire la société il fallait la reconstruire par la base, et la base selon lui c’est le monde rural et l’agriculture. Jacques Berque pensait ainsi que si les fondations de la construction sociale n’étaient pas solides c’était tout l’équilibre de la société qui risquait d’être perturbé. Je pense sérieusement que chaque fois qu’il y a eu un déséquilibre du monde rural, un manque de cohésion, on a eu, en Algérie en tout cas, des situations de tensions et de violences parfois extrêmes. En ce qui concerne la Tunisie, on sait que les déséquilibres territoriaux et les déséquilibres sociaux (conjuguées bien entendu aux problèmes de la démocratie et des libertés publiques) ont été à l’origine de la révolution tunisienne et des tensions qu’elle vit encore.
Il faut donc prêter attention aux conséquences de ce type de politique qui marginalise une bonne partie de la population rurale et des forces vives du pays et qui ne leur offre aucune autre perspective économique. Il y a des transferts certes, sous forme de routes, d’écoles, de centres de santé, etc… mais il n’y a aucune politique qui vise à créer de l’emploi dans les campagnes pour stabiliser les populations. Il faudrait soutenir les exploitations agricoles, aider les agriculteurs à mieux se doter en bétail, en matériel, leur accorder des subventions pour « moderniser » leurs exploitations ou encore favoriser la création de réseaux de coopératives qui permettent aux agriculteurs de faire prospérer leur économie et d’employer. Il faut diversifier l’économie rurale et localiser des PME dans les territoires ruraux. Je le répète, prêtons une plus grande attention à cette fraction de la population, à cette économie rurale de type familial qui, on le sait, est pourvoyeuse d’emplois, permet d’entretenir le territoire, de protéger la biodiversité et développe des cultures en lien avec les besoins des populations participant ainsi à la sécurité alimentaire des ménages.
Pouvez-vous revenir sur les risques environnementaux de ce modèle ? Pouvez-vous notamment préciser les enjeux autour de la question de l’eau ?
Le modèle agricole actuel s’appuie sur une exploitation immodérée des ressources naturelles, que ce soit le sol ou l’eau. Les plus grands bassins de production maraîchère sont actuellement au sud du pays là où on ne peut compter que sur les nappes d’eau fossiles pour s’approvisionner en eau. Toutes les études montrent qu’on a une surexploitation de ces nappes d’eau profondes ! Nous savons que si on continue sur ce modèle, dans 50 ans, une bonne partie des oasis algériennes disparaîtra et les populations qui vivaient sur les ressources de la steppe disparaîtront également (voir les études de l’Observatoire du Sahel et du Sahara). C’est aussi un modèle très demandeur en intrants chimiques et pesticides. On est sur un modèle très productiviste, ce dans des zones qui sont difficiles à cultiver. L’exploitation des sols et des eaux en est donc d’autant plus forte !
C’est bien sûr un modèle qui est catastrophique sur le plan environnemental. Cela est l’une des limites énorme de ce modèle, et c’est une limite qui est encore plus perceptible avec le changement climatique en cours. Au moment même où l’Algérie subit de plein fouet les effets du changement climatique et les tensions qui lui sont liées, on continue de promouvoir un modèle agricole qui exploite drastiquement les ressources naturelles. C’est un processus de désertification programmée qui s’effectue dans ces zones-là ! Nous allons interdire aux générations futures de vivre !
Ni la durabilité sociale, ni la durabilité économique, ni la durabilité environnementale ne sont assurées. Voilà les limites de ce modèle.
Est-ce qu’il y a des gens qui agissent pour proposer un autre modèle agricole ? Est-ce qu’il y a des résistances ou des alternatives qui sont proposées à votre connaissance ?
Non, à ma connaissance il n’y a pas de résistances, il n’y a pas d’alternative forte pour l’instant. Le modèle néolibéral qui sous-tend la politique agricole actuelle -modèle fortement conforté par l’idéologie islamiste (imprégnée de wahabisme)- domine aujourd’hui. Cette idéologie ultralibérale a la redoutable vertu de pénétrer les consciences et de faire accepter un ordre social inégalitaire. Il y a une acceptabilité sociale de ce modèle. Je crois que les gens de ma génération n’acceptaient pas si facilement les situations de pauvreté qui étaient extrêmes dans le monde rural. Avec l’idéologie islamiste qui est dominante aujourd’hui en Algérie on a tendance à penser que « Dieu a fait des pauvres et des riches » et que cet ordre est naturel. Cela nous conduit dans le fond à nous interroger sur la force de séduction du capitalisme, alimenté par une pensée religieuse conservatrice, : sous des apparences de liberté, il rend acceptable l’ordre établi !
Pour en savoir plus
→ « Les tribus face à la propriété individuelle en Algérie : Sénatus-Consulte de 1863 et loi Warnier de 1873 ». Communication à la conférence internationale de l’European Rural History Organization University of Geronia (Spain). 7-10 September 2015. Paru dans un ouvrage collectif « Prédateurs et résistants : appropriation et réappropriation de la terre et des ressources naturelles (16e-20e siècles) ». Éditions Syllepses. Paris- Avril 2017 p.
→ « Les réformes agraires post-coloniales au Maghreb: un processus inachevé ». Revue d’histoire moderne & contemporaine, 63-4/4 bis, octobre-décembre 2016. p 115-137
→ « L’agriculture et la paysannerie en Algérie- Les grands handicaps de l’agriculture ». INSANIYET- (2008) in « L’Algérie 50 ans après – État des savoirs en sciences sociales et humaines – 1954- 2004- Éditions CRASC-ENAG, Alger 2008, pp 359- 384
→ « La question foncière au Maghreb : la longue marche vers la privatisation », Les cahiers du CREAD n°103, 2013.
entretien_omar_bessaoud.pdf (110 Kio)