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Séminaire « Efficience économique de l’usage de l’eau agricole par les agricultures familiales ». Coordination Sud. COSTEA. Nogent sur Marne, le 23 septembre 2014
Roy, Averill. 2014. “Production d’agrocarburants dans la région de Piura (Pérou): des projets agricoles modernes moins efficients que les petites exploitations familiales”
I. Contexte
Dès la fin des années 1980, la côte péruvienne est identifiée par de nombreux observateurs comme une région rentable pour l’investissement agricole. Marquées par un climat aride, les conditions climatiques de la Costa sont appropriées à l’agriculture à condition qu’elle puisse avoir un accès permanent à l’eau d’irrigation. Ce type d’agriculture met en relief l’importance cruciale de l’eau comme facteur de production. Au Pérou, la politique d’attraction des investissements agricoles se traduit essentiellement par la nécessité de repousser les limites des zones désertiques grâce à la réalisation de mégaprojets d’irrigation. C’est le cas de la région de Piura qui, grâce au Projet d’irrigation Chira-Piura du nom des deux fleuves qui le traversent, a pu augmenter considérablement les surfaces irrigables de la vallée. Ces nouvelles infrastructures d’irrigation ont permis l’implantation depuis 2008 de plusieurs investisseurs nationaux et internationaux pour y développer des projets agricoles de canne à sucre pour la production de bioéthanol. Ces projets qui mobilisent des techniques de production de pointe se présentent comme une agriculture moderne et génératrice de croissance pour la région et lui permettant de concentrer une part importante de la production de bioéthanol du Pérou.
Pour le moment, deux projets agroindustriels de bioéthanol sont en phase de production (entre-prises Maple et Caña Brava). Un troisième est sur le point de débuter sa plantation de canne à sucre (Comisa) et plusieurs autres ont déposé des demandes d’accès aux terres auprès du Gouvernement Régional de Piura, dont un visant une production de 10 000 hectares (Dio Latina). Ces investissements agricoles s’implantent sur des steppes arbustives dans une vallée dominée par la petite propriété agricole. Dans la vallée du Chira, près de 95% des exploitations ont moins de 10 hectares (Cenagro, 2012). Sous capitalisées et essentiellement familiales, ces petites exploitations disposent d’un faible accès au crédit, à la formation et à l’assistance technique. Elles irriguent leurs parcelles grâce à un système gravitaire d’écoulement de l’eau, qui est distribuée par des canaux primaires et secondaires, suivant parfois les tracés établis par les cultures pré-incas qui vivaient originellement sur les rives du fleuve. La production agricole dans la vallée du Chira est dominée par la culture du riz irrigué, de bananes et de citrons situés aux abords des rives et des canaux d’irrigation qui prédominent parmi les exploitations familiales.
A l’opposé, les grandes entreprises récemment implantées utilisent les technologies les plus avancées pour la production agricole : machines téléguidées par GPS fonctionnant 24h/24h, contrôle du cycle cultural et de la fertilisation grâce à des systèmes d’irrigation par goutte‐à-goutte permettant des économies en eau, laboratoires biologique et climatologique mesurant les taux d’ensoleillement et la qualité des sols pour ajuster les quantités d’intrants nécessaires, etc… Au sein des grandes entreprises, dont les exploitations s’étendent sur plusieurs milliers d’hectares, les systèmes d’irrigation sont informatisés : les quantités d’eau sont adaptées selon les parcelles et le taux d’évapotranspiration, grâce à des stations météorologiques présentes sur le site.
II. Des exploitations familiales plus efficientes que les investissements agricoles à grande échelle
Sous-capitalisées et peu appuyées par les politiques agricoles, les petites exploitations agricoles sont souvent jugées peu productives et vouées à s’enliser dans la pauvreté. On a communément tendance à considérer leur production comme marginale et à penser que leur disparition est imminente, favorisée par l’implantation d’exploitations agricoles modernes et plus efficientes. Accusées d’être archaïques, les exploitations familiales sont pointées du doigts par les autorités étatiques de gestion de l’eau pour les pertes en eau que génère l’irrigation gravitaire. C’est là un des principaux arguments de la promotion des investissements agricoles à grande échelle.
Pourtant, des enquêtes menées auprès de deux entreprises de production de bioéthanol (Caña Brava et Maple) ainsi qu’auprès de différents producteurs de la vallée du Chira contredisent ces affirmations et démontrent les véritables potentialités de l’agriculture familiale. Privilégiant essentiellement la main d’œuvre plutôt que les machineries agricoles, les agriculteurs familiaux sous contrats pour la production de canne à sucre parviennent à obtenir des rendements de 140 tonnes/hectare en moyenne1, équivalents à ceux des grandes exploitations. Par ailleurs, les grandes entreprises agroindustrielles et les petites exploitations de canne à sucre et de citrons génèrent des valeurs ajoutées2 par hectare comparables (autour de 10000 soles, soit 3704 US$). Comme l’indique le tableau ci-après3, les petites exploitations parviennent à dégager des chiffres d’affaires (produit brut) tout à fait conséquents puisque tournant autour de 12000 soles (4445 US$) pour la canne à sucre et le citron, et atteignant plus de double pour la production de banane biologique certifiée commerce équitable.
Les grandes entreprises Maple et Caña Brava génèrent donc moins de richesse (valeur ajoutée) par hectare que les exploitations familiales voisines. Si on ne prend en compte que la partie agricole de leur production, la valeur ajoutée par hectare, du fait de la mécanisation très poussée, est très faible. C’est par le biais du processus industriel de transformation de la canne en éthanol que ces entreprises produisent l’essentiel de la valeur ajoutée. Les prix à l’exportation de cet agrocarburant sont beaucoup plus rémunérateurs que ceux payés pour la canne à sucre non transformée.
Mais c’est surtout au niveau de l’emploi que grandes entreprises et unités de production paysannes se différencient. La comparaison des emplois générés par ces différents types d’exploitations montre que les grandes entreprises ne créent quasiment pas d’emploi. Une seule personne à temps plein y est employée pour 46 hectares de plantation. Sur une même surface de 46 ha, près de 100 emplois agricoles sont générés dans les exploitations familiales.
III. L’analyse de la répartition de la valeur ajoutée: mieux évaluer l’efficacité com-parée des retombées économiques des exploitations agricoles pour la société dans son ensemble
De par leur nature et leur fonctionnement, les structures agraires familiales génèrent des emplois, mais aussi d’avantage de valeur ajoutée. Cette valeur ajoutée sert essentiellement à rémunérer les travailleurs (les agriculteurs et éleveurs familiaux, et les salariés agricoles, le cas échéant). Les entreprises génèrent sur l’ensemble de leurs exploitations une valeur ajoutée importante (environ 31 millions de US $ par an) mais celle-ci est globalement faible une fois rapportée à l’hectare. Cette valeur ajoutée est destinée à rémunérer majoritairement les action-naires, les dirigeants, et à payer les intérêts aux banques qui financent les investissements. Contrairement à la situation pré cédente, elle rémunère avant tout les détenteurs du capital.
Le travail agricole n’est pas un coût de production au sein d’une unité de production paysanne. Il permet aux membres de la famille d’obtenir aujourd’hui des revenus et d’investir pour les années à venir. C’est tout à fait différent au sein d’une entreprise travaillant sur la base du salariat.
Lorsque les dirigeants d’un pays font le choix d’attirer des investissements agricoles à grande échelle, ils privilégient des activités économiques qui ne créent que peu d’emplois par unité de surface et dont les richesses économiques produites sont destinées en priorité à une poignée de personnes, les détenteurs du capital, et non aux paysans et travailleurs agricoles. En théorie, les taxes et impôts prélevés sur les bénéfices de ces entreprises devraient contribuer à développer les services publics. Mais si Maple verse au moins chaque année 500 000 $ US au gouvernement de Piura, on n’observe pas de changements conséquents pour les populations rurales environnantes.
IV. Pression sur la ressource hydrique
Dans les faits, le développement récent des grands projets agroindustriels de production de bioéthanol se traduit aujourd’hui par une compétition accrue sur les ressources hydriques et foncières qui menace les exploitations familiales environnantes, même les plus intéressantes pour la société dans son ensemble, et ne contribue que très peu au développement économique de la zone.
Dans un contexte où l’agriculture n’est rendue possible que grâce à l’irrigation, l’eau devient dès lors un enjeu clé du développement agricole de la région. La vallée du Chira revêt en effet un intérêt particulier pour les investisseurs car le fleuve dispose d’un volume hydrique important et continu tout au long de l’année. La viabilité des projets agroindustriels de production d’éthanol dé-pend en premier lieu de leur capacité à mobiliser des volumes d’eau considérables pour la production agricole mais aussi au cours du processus industriel. Le volume d’eau annuel pour le projet de Maple est estimé à 186 millions de m3. Tous ces projets disposent de leurs propre usine de transformation de la canne à sucre en éthanol conçue pour fonctionner 24h sur 24h tous les jours de l’année6. Ces usines doivent donc être alimentées en continue par les récoltes de canne à sucre pour pouvoir fonctionner à plein régime. Ces entreprises se targuent d’utiliser des systèmes d’irrigation de goutte-à-goutte qui selon les calculs de Caña Brava leur permet de réduire leur consommation hydrique à 15 000m3 par an et par ha, contre 19 000 m3 lorsque l’irrigation est gravitaire.
Cette nécessité d’avoir accès à des volumes d’eau importants se réalise également au détriment des distributions de l’eau pour les parcelles des petits producteurs. Depuis l’arrivée des grandes entreprises dans la région, on observe en effet que les irrégularités quant aux distributions sont nombreuses plus particulièrement dans les secteurs où les champs des grandes entreprises jouxtent les parcelles des petits producteurs7. Depuis la Loi Hydrique de 2010, les producteurs sont organisés au sein d’ associations privés d’usagers de l’eau dans lesquelles les grandes entreprises ne siègent pas et leurs cultures ne sont parfois même pas répertoriées8. Les risques de corruption au sein des commissions d’irrigants sont d’autant plus présents depuis la que la Loi des terres de 1991 (Loi de Promotion des Investissements dans le secteur agraire) a modifié la Loi Hydrique mise en place lors de la Réforme Agraire afin de transférer l’administration de l’eau pour l’usage agricole aux assemblées d’usagers ou d’irrigants. Ce transfert de fonction n’a pourtant pas été accompagné par un transfert de ressources économiques et techniques conduisant à la multiplication des problèmes de gestion et de corruption.
Enfin, outre une pression accrue de l’accès à l’eau générée par l’arrivée de ces nouvelles entreprises, une étude réalisée par le Projet Bioénergie et Sécurité Alimentaire de la FAO9, a révélé que la durabilité de la ressource hydrique à moyen et long terme est menacée par l’augmentation des surfaces cultivées de canne à sucre dans la vallée du Chira10 et atteste que l’augmentation des aires cultivées est le principal facteur de l’augmentation de la demande hydrique dans la vallée et de la pression qui pèse sur la ressource. (Cana Brava et Maple possèdent à elles deux plus de 24 000 hectares dans la vallée dont plus de la moitié étaient anciennement en friche avant leur arrivée.)
Les producteurs de la vallée sont par conséquent les premiers affectés par le développement des grandes entreprises dans la région qui se servent de leur poids économique et politique pour obtenir les quantités suffisantes d’eau nécessaire au développement de leurs activités agricoles mais aussi industrielles.
V. Conclusion
La vallée du Chira située dans le Nord Pérou est un contexte favorable à la prise de contrôle des ressources par des entreprises qui bénéficient des capitaux et de débouchées sur les marchés internationaux. Avec l’accord de l’État, ces entreprises parviennent à s’approprier les ressources hydriques qui conditionnent l’exploitation agricole d’une culture (la canne à sucre) et d’un processus industriel très consommateurs en eau (l’éthanol).
Pourtant, les données précédentes illustrent les apports différenciés des exploitations agricoles à grande et à petite échelle du point de vue de la société. La question n’est donc pas d’analyser la situation avant et après l’arrivée de ces nouvelles entreprises sur le territoire, comme cela est très couramment fait, mais bien d’analyser différentes options possibles et de mesurer l’intérêt en matière de développement économique pour la région d’attirer ce type d’investissements de grande ampleur. Les potentialités des exploitations familiales en matière de production de richesse et de retombées économiques (répartition de la valeur ajoutée) pour le développement agricole de la vallée sont manifestes. De même, le maintien des exploitations familiales contribue à renforcer la sécurité alimentaire dans la région. Cela est pourtant ignoré par les décideurs politiques qui continuent de favoriser l’implantation de projets agricoles à grande échelle peu rentables pour le département de Piura et menaçant la disponibilité de la ressource hydrique ainsi que la viabilité économique des exploitations familiales environnantes.
Si actuellement le manque d’eau se ressent surtout durant les périodes d’étiage, les prévisions an-nonçant la baisse du niveau de l’eau sur la côte péruvienne comme conséquence du changement climatique, conduiront à une dégradation de la situation dans quelques années. Il devient donc urgent de diminuer la demande hydrique sans pour autant compromette les activités des exploitations familiales de la vallée.
1 Voir «Agriculture contractuelle pour la production d’agrocarburants dans le nord-¬Pérou : un modèle de développement pour l’agriculture familiale?», A.Roy, 2013
2 La « valeur ajoutée » s’obtient en retranchant du produit brut (commercialisé ou autoconsommé) d’une part l’ensemble des consommations intermédiaires utilisées au cours d’une année et d’autre part l’amortissement économique du capital fixe mobilisé dans le processus de production, mais dont l’usure est pluriannuelle. (H.Cochet et M.Merlet, Accaparement des terres agricoles et répartition de la valeur ajoutée : la captation de la rente foncière revisitée. Communication à la conférence internationale de Brighton. IDS. 6‐8 avril 2011)
3 Ces données sont tirées d’une modélisation financière produite à partir des données obtenues auprès des entreprises Maple et Caña Brava et des enquêtes sur des exploitations bananières de la zone de Huangalá, des producteurs de citrons de la zone de Cieneguillo.
4 Pour pouvoir effectuer la comparaison, le système de production agricole a été différencié su système de production agroindustriel global. Un prix fictif de vente de la canne à sucre a alors été affecté, correspondant au prix minimum pour couvrir les couts de production. Ces résultats correspondent à une moyenne annuelle calculée sur l’ensemble de la durée du projet (20 ans). Dans le système agroindustriel, la production est l’éthanol évalué en litre/ha.
5 Les résultats concernant les exploitations des petits producteurs englobent l’ensemble des richesses générées au sein de leur exploitation. Les exploitations sont réparties ici selon la culture de vente prédominante sur les parcelles. Dans une mesure moindre, variant selon les exploitations, les producteurs consacrent pour certains également une partie de leurs terres à la production de haricots, riz, maïs, avocats, mangues, prunes, piments (..etc) ou d’élevage d’ovins et de caprins (lait et viande) en partie pour l’autoconsommation ou la vente.
6 A l’exception d’une poignée de jours nécessaires aux vérifications internes de fonctionnement
7 C’est particulièrement le cas à Huangalá, où durant certaine période les producteurs de banane ne reçoivent de l’eau qu’une fois par mois alors que sur l’autre rive également productrice de banane, l’eau est distribuée tous les 15 à 20 jours.
8 Divers informateurs ont par ailleurs affirmé que parmi les entreprises qui extraient de l’eau des canaux, elles ne siégeraient ni ne paieraient l’eau qu’elles consomment. En effet, dans les documents de synthèse de la JURDH qui répertorient les surfaces cultivées par culture et par commission d’irrigants, la canne à sucre n’apparaît parfois pas ou sur des surfaces largement inférieures à celles constatées lors des enquêtes. Mais il s’est avéré difficile d’obtenir plus d’informations car les ingénieurs travaillant dans les commissions d’irrigants nient un tel constat et se sont opposés à livrer des informations plus précises, notamment concernant les entreprises en question.
9 Ramos Taipe, C. L. (2010). Metodología aplicada en el análisis de los efectos de la producción de cultivos bioenergeticos sobre la disponibilidad de recursos hídricos : el caso del sistema Chira, Bioenergia y seguridad alimentaria en el Peru. Roma: FAO
10 Quelques mois après avoir vendu près 15 000 ha (à Maple et au groupe Romero), le ministère de l’agriculture péruvien déclare les ressources hydriques du bassin du Chira épuisées et interdit la délivrance de nouvelles licences pour l’usage de l’eau. C’est une des raisons pour lesquelles COMISA n’a pu se développer, puisqu’il n’a à ce jour toujours pas obtenu de licence. L’entreprise Maple est actuellement toujours en attente d’autorisation de la Autorité Nationale de l’Eau, organisation étatique en charge de la distribution des licences d’eau.