Recherche dans les titres, sous-titres, auteurs sur www.agter.org et sur www.agter.asso.fr
Recherche en plein texte sur www.agter.org avec Google
Rechercher dans le moteur Scrutari de la Coredem (multi-sites)
Rédigé par : Olivier Delahaye
Date de rédaction :
Organismes : Institut de Recherche et d’Applications des Méthodes de Développement (IRAM), Réseau Agriculture Paysanne et Modernisation (APM), Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme (FPH)
Type de document : Article / document de vulgarisation
Deux façons d’accéder à la propriété
La formation de la tenure de la terre a été déterminée au Venezuela, comme dans le reste de l’Amérique Latine, par les bulles papales de 1493, qui transférèrent à la Couronne d’Espagne la propriété des terres « découvertes ou à découvrir », sans mentionner les droits fonciers de leurs occupants.
Depuis cette date, la tenure et la propriété privées se sont formées à partir des terres publiques selon deux voies contrôlées par les groupes proches du pouvoir central (royal, puis républicain) et régional:
une voie formelle, légale (merced coloniale, vente de terres publiques au XIXième siècle, dotation de « réforme agraire » depuis 1960, etc.) ;
une voie informelle, illégale (par occupation, usurpation ou invasion de terrains), généralement régularisée par la suite (composición sous la colonie, régularisation de la tenure de la « réforme agraire » actuellement). Elle semble avoir toujours concerné une plus grande superficie de terrains que la voie formelle.
Des phénomènes distincts. Colonisation, redistribution, légalisation.
Depuis la conquête jusqu’à 1958, le nombre de terrains passés annuellement sous contrôle privé n’a été que de quelques unités. Le résultat est une tenure concentrée en peu de mains (en 1961, 1,4% des exploitations contrôle 71,7% de la superficie), et précaire, car constituée de façon essentiellement informelle. Elle répondait de la sorte aux nécessités des formes historiques de production (hato, exploitation d’élevage extensif; hacienda qui produisait pour le marché mondial, et qui entre en décadence du fait de l’exploitation pétrolière à partir de 1930).
A partir de 1950, l’expansion du marché intérieur due à l’urbanisation favorise le développement d’exploitations agricoles de taille moyenne qui en assurent en grande partie l’approvisionnement: elles s’établissent essentiellement sur terres publiques, hors des régions de production agricole historique. Il s’agit donc d’un processus de « colonisation agricole », qui fait que la surface agricole utilisée du pays s’accroît.
A partir de 1958, la « réforme agraire » a concerné environ 200.000 paysans. Mais elle s’est réalisée essentiellement sur des terres publiques (plus de 80% de la superficie affectée). Ce que l’on appelle ici réforme agraire relève donc, comme souvent en Amérique Latine, plus d’une colonisation plus ou moins appuyée par l’État de terres « vierges » ou réputées telles 1, que d’une redistribution de la terre des grandes exploitations pour former des exploitations plus petites.
Cette politique a toutefois permis une démocratisation de la tenure foncière (le nombre annuel de titres délivrés varie entre 2.800 et 11.400) y sa déconcentration (l’indice de Gini – de valeur 1 pour une concentration maximum - baisse de 0,85 en 1958 a 0,73 en 1997).
Ce sont surtout des exploitations commerciales de taille moyenne qui en ont été, dans la pratique, les principaux bénéficiaires, du fait du jeu des rapports de force locaux :
les petites exploitations (<50 ha) passent seulement de 8 a 10,7% de la Superficie des Exploitations Agricoles (SEA),
les moyennes (50 -1000 ha) augmentent de 20,3% a 42,9% de la SEA, et
les grandes (>1.000 ha) diminuent de 71,7% a 46,4%.
Réforme agraire et/ou marché
Cette évolution ne répond pas aux objectifs affichés de la réforme agraire. En fait cette croissance des moyennes exploitations est le fruit du marché, formel ou informel.
Le marché foncier présente une modalité formelle (essentiellement sur terres privées), et une informelle, sur les terres publiques et en particulier sur celles qui ont été affectées à la réforme agraire (qui représentent plus de 50% de la SEA). Il a une forte activité (il s’échange annuellement plus de 4% de la SEA sur le marché, tandis que la réforme agraire n’a jamais concerné annuellement plus de 2%).
Des différences régionales
Le panorama agraire est plus nuancé régionalement. La « réforme agraire » a été plus intensive dans les zones de colonisation récente de terres publiques (où elle a affecté plus de 40% des terres, essentiellement sous forme de régularisation de situations d’occupation ou d’achat formellement illégal de terres de réforme agraire) que dans les zones caractérisées par la présence historique des hatos ou des haciendas, où elle a concerné moins de 20% des terres). Les groupes concernés sont essentiellement:
les moyens producteurs commerciaux, dont les exploitations se sont constituées essentiellement par occupation de terres publiques ou par acquisition sur le marché formel et surtout informel; ils sont souvent d’origine urbaine (ou étrangère)
les éleveurs: les hatos se sont modernisé lentement, autant par évolution des exploitations existantes qu’avec l’apparition de nouveaux producteurs (eux aussi d’origine urbaine)
les anciennes haciendas ont disparu: affaiblis par la crise des années 1930, leurs anciens propriétaires se sont souvent reconvertis dans les activités permises par le développement de la production pétrolière (trafic de concessions pétrolières, puis commerce d’importation, immobilier, etc…); leurs haciendas ont été acquises pour la réforme agraire ou se sont fragmentées en exploitations moyennes
dans les zones montagneuses, les petites et moyennes exploitations paysannes traditionnelles ont évolué dans le sens de la production commerciales pour le marché (café, maraîchage et fleurs)
Actuellement, la demande paysanne de terres s’observe essentiellement dans deux situations:
dans les zones de récente mise en valeur (États de Zulia, Barinas, Portuguesa), où les paysans sans terre réclament une part des terres publiques occupées depuis les années 1960 par les moyens producteurs commerciaux.
Cette situation peut être rattachée au débat des années 1960-1980 au Venezuela sur les politiques foncières. La confusion entre réforme agraire et politique de colonisation des terres vierges est très souvent la norme en Amérique Latine. Pour les « agraristes », la réforme agraire ne devait pas être mise en œuvre sur les terres publiques, mais exclusivement sur les terres privées. Mais à côté des redistributions nécessaires que l’on attend d’une réforme agraire, se posait le problème de la façon dont s’opérait la colonisation des terres vierges. Le poids de ce processus dans la formation de la structure agraire était déterminant (50% de la Superficie des Exploitations Agricoles). Cette confusion a fermé la porte à la possibilité que l’État organise véritablement un processus de colonisation par des paysans sur les terres publiques.
Depuis quelques années, les habitants des zones périurbaines sont devenus des acteurs importants sur la scène agraire: ils exigent des terrains pour leur logement, et cela concerne en particulier des zones affectées à la réforme agraire depuis 20 ou 30 ans.
Les perspectives actuelles
Une nouvelle loi agraire est actuellement en discussion, mais les différents intérêts concernés ne semblent pas disposés à parvenir prochainement à un accord. Il est probable ce texte va être reformulé par la suite : la «ley de tierra», aux objectifs démesurés et d’application extrêmement problématique, ne prend pas en compte l’expérience des 40 ans de réforme agraire et de colonisation.
Que retenir de cette expérience ? 2
Ce rapide examen de la façon dont a été traitée la question foncière au Venezuela illustre un aspect d’une situation que l’on retrouve souvent en Amérique Latine.
La distribution très inégale du foncier exige souvent des processus de redistribution, qui sont des vraies réformes agraires.
Mais, en même temps, l’existence d’une vaste frontière agricole et l’expansion constante des surfaces cultivées sont tout à fait déterminantes pour l’économie agricole nationale. Là, c’est avant tout le marché qui opère et façonne la future structure agraire et il ne le fait pas toujours d’une façon optimale. Une politique publique d’intervention de l’État est souvent nécessaire pour que la colonisation permette l’établissement d’exploitations paysannes viables.
De plus, les zones de fronts pionniers sont souvent le théâtre de graves conflits autour de l’appropriation des ressources, du bois, de la terre, de l’eau ou autour de la culture ou transformation de produits illicites. Violence et violation des droits de l’homme y sont souvent très fréquents 3.
Ce ne sont pas des mécanismes classiques de réforme agraire qui conviennent alors: il s’agit d’éviter la constitution de nouveaux latifundia et non de remédier à leur présence.
Ce dont on a alors besoin, c’est de « politiques des structures », au sens ou ce termes est utilisé en Europe, d’une politique publique de mise à disposition de parcelles de colonisation, avec d’éventuelles interventions sur les marchés fonciers ou sur les autres marchés, de façon à établir des zones de colonisation paysanne permettant la modernisation des exploitations familiales marchandes associée à une mise en valeur des espaces naturels et la préservation de la biodiversité.
1 L’occupation par les populations indigènes est presque toujours passée sous silence dans cette situation en Amérique Latine (note de la rédaction)
2 Note de la rédaction
3 Voir la situation de l’Amazonie brésilienne, bolivienne, péruvienne et de la Colombie.
DELAHAYE, Olivier. 2001. Políticas de tierras en Venezuela en el siglo XX. Caracas, Tropykos.