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Rédigé par : Morgane Le Gal, Michel Merlet, (à partir d’Elisabeth Tisserand)
Date de rédaction :
Organismes : Institut de Recherche et d’Applications des Méthodes de Développement (IRAM), Réseau Agriculture Paysanne et Modernisation (APM), Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme (FPH)
Type de document : Article / document de vulgarisation
TISSERAND, Elisabeth. Zimbabwe, la réforme agraire détournée. Courrier de la Planète N°47, Septembre-Octobre 1998.
La question foncière a été un des principaux enjeux de la guerre de libération qui a permis en 1980 la naissance du Zimbabwe sur les cendres de la Rhodésie. La situation foncière était alors caricaturale: 6.000 propriétaires terriens blancs se partageaient la moitié des terres arables du pays et accaparaient 90% des meilleurs sols, tandis que la population noire, à 80% rurale, vivait sur des terres improductives et érodées, parquée dans des réserves, les Tribal Trust Areas (TTA), devenues aujourd’hui les terres communautaires.
Le nouveau pouvoir 1 issu de l’indépendance lança un ambitieux programme de réforme agraire afin de corriger le déséquilibre foncier et social issu du système d’apartheid qui était à la base de l’économie de la Rhodésie. 10% des terres arables occupées par des fermes commerciales aux mains de blancs passèrent sous le régime foncier des Resettlement Schemes, chaque ferme étant redistribuée à plusieurs centaines de familles. Durant les 10 années du Land Resettlement Programme, les terres étaient rachetées par l’Etat à leurs propriétaires dans le cadre de ventes de plein gré et distribuées ensuite à des familles indigènes: 5ha de terres arables par famille, auxquels s’ajoutaient des droits sur surfaces complémentaires en pâture différents suivant les régions. 58.000 familles ont ainsi été réinstallées dans les dix-huit mois qui ont suivi l’indépendance.
Mais cette intervention restait tout à fait insuffisante. Malgré les redistributions, le nombre de paysans sans terre avait augmenté. Les nouvelles exploitations n’avaient pas bénéficié des mesures d’accompagnement qui auraient été nécessaires (intrants et semences, prêts avantageux, vulgarisation …) ni d’une politique agricole cohérente qui aurait permis leur développement et prouvé l’efficacité et le bien fondé de la réforme. Les grandes fermes commerciales continuaient à contrôler respectivement 73 et 66% des meilleures terres du pays, de qualité I et II 2, alors que les exploitations du Resettlement Scheme n’en contrôlaient que 4 et 6% et les petites exploitations commerciales (en majorité aux mains de producteurs indigènes) 1 et 4% 3.
Dans les Resettlement schemes, l’Etat a gardé la propriété du foncier, et accordé aux bénéficiaires de la réforme agraire des droits d’usufruit grâce à trois permis de cultiver, de résidence et de pâturage, astreignants et restrictifs, que les paysans pouvaient perdre à tout moment. L’insécurité de l’accès au foncier, le faible encadrement technique et l’absence d’investissements se sont traduit par des rendements agricoles particulièrement faibles et la production (blé, maïs, arachides) a été essentiellement destinée à l’auto-consommation et au marché intérieur.
Les terres communautaires (Communal Areas) bien qu’étant aussi propriété de l’Etat, ont eu une évolution distincte. Le régime foncier traditionnel a continué à y être appliqué, le chef de village répartissant périodiquement les droits à la terre entre les familles. Elles ont bénéficié de subventions importantes et de l’aide technique de l’Etat. L’agriculture y est dynamique malgré l’étroitesse des parcelles (à peine plus d’1,5 ha en moyenne).
A partir de 1990, à l’expiration des accords de Lancaster qui avaient permis la mise en œuvre de la première étape de la réforme agraire, le gouvernement lança une nouvelle campagne de dénonciation de la mainmise des Blancs sur l’économie et sur les terres agricoles et mit en place la New Land Policy, qui autorisait la réquisition des terres sans contrepartie financière, à l’exception du bâti et des infrastructures. Cette mesure eut toutefois une portée limitée, le gouvernement ne voulant pas prendre le risque de porter atteinte au secteur de l’agriculture commerciale, responsable d’une partie importante de la production nationale et des rentrées en devises 4. Les bailleurs de fonds internationaux, qui finançaient en grande partie le programme de redistribution de la terre dans le cadre d’un plan d’ajustement structurel, firent pression pour que le « droit à la propriété privée » ne soit pas remis en cause. Lors de la signature des Accords de Lancaster, le Royaume Uni s’était engagé à verser 20 millions de Livres à l’Etat du Zimbabwe afin de contribuer à une redistribution équitable des terres et apporter ainsi une certaine réparation à l’accaparement des terres par les colons britanniques. D’autres bailleurs, dont l’Europe, ont aussi soutenu financièrement le Zimbabwe dans le programme de réforme agraire, à travers des accords bilatéraux, multilatéraux, ou par le biais d’ONG. La participation du Royaume-Uni a permis la réinstallation un peu moins de la moitié de toutes les familles concernées par ce programme dans les dix premières années de la réforme. L’ancien pays colonisateur a ensuite refusé d’accepter l’expropriation de certains de ses ressortissants et descendants, de nombreux propriétaires exploitants de la communauté blanche ayant la double nationalité, anglaise et zimbabwéenne. A partir de 1992, il a subordonné son aide financière à une indemnisation plus conséquente des fermes expropriées, à un droit de regard sur la pertinence de l’expropriation, et au maintien des mécanismes d’accord mutuel entre vendeur et acheteur, jusqu’à stopper son financement à la réforme agraire.
Si quelques expropriations de fermiers commerciaux d’origine européenne ont bien eu lieu lors de cette seconde phase, elles n’ont pas été suivies d’une réinstallation massive de paysans sans terre. Pourtant il est prouvé que des petits paysans peuvent atteindre un niveau de productivité semblable à celui des grandes fermes commerciales, quand ils bénéficient d’investissements en infrastructures, routes, installations d’irrigation. Au Zimbabwe, 70% de la production de coton et de maïs provient de fermes noires de petite ou moyenne taille qui pourraient tout aussi bien se diversifier et s’orienter vers des cultures de rente telles que les fleurs et le tabac, comme cela s’est produit au Kenya et au Malawi. Mais la réinstallation coûte cher si elle est effectivement associée à une politique d’infrastructures, de services et de crédits aux bénéficiaires.
Aucun autre pays en Afrique australe n’a réinstallé autant de familles dans le cadre d’une réforme agraire que le Zimbabwe: 70.000 familles ont bénéficié de la réforme agraire. Mais la terre distribuée n’a pas reçu les infrastructures et le soutien technique nécessaires pour assurer sa rentabilité, les régimes fonciers des terres réformées et les politiques agricoles n’ont pas permis de rendre viables la majorité de ces exploitations. En 1994, seulement 10 % des exploitations en zone rurale sont viables, alors que dans les 90 % restant, les familles vivent en dessous du seuil de pauvreté 5. Les bailleurs de fonds internationaux dénoncent l’absence de politique globale mettant en avant un plan complet de réinstallation précisant les bénéficiaires et les investissements qui seront réalisés sur leurs terres pour assurer la viabilité et la rentabilité de ces fermes de petite taille. Le gouvernement n’alloue alors à ce pro-gramme qu’en moyenne 3% de ce qu’il accorde à la défense, ce qui peut faire douter de la volonté politique du gouvernement d’inscrire la réforme agraire dans ses priorités nationales quand bien même le Président Mugabe fasse de la redistribution des terres son cheval de bataille.
En 1998, les 4500 grandes fermes commerciales (superficie moyenne 2300 ha) contrôlent toujours 37% des terres arables et jouent toujours un rôle important dans l’économie du pays. 500 sont tenues par des indigènes, et les 4000 autres sont aux mains de fermiers blancs héritiers des premiers colons ou appartiennent à des multinationales. Elles possèdent toujours plus de 80% des terres irriguées du pays, alimentées par près de 5700 barrages privés.
La production des Communal Areas a décuplé en quinze ans et représente en 1998 près de la moitié des récoltes nationales de coton et de maïs. La production des terres communautaires s’est tournée vers des produits à plus forte valeur ajoutée pour l’exportation (fleurs, agrumes, produits maraîchers, tabac, coton, sucre). Les fermes d’Etat (notamment celles de l’ARDA, Agricultural and Rural Development Authority) sont de grandes fermes commerciales. Il est difficile de savoir précisément quelle superficie elles occupent, mais leur poids dans la structure agraire semble relativement faible.
En 1997 et 1998, se multiplient les émeutes qui dénoncent les inégalités de la tenure foncière, et le gouvernement de Mugabe intensifie la pression qu’il exerce sur les fermiers commerciaux d’origine européenne, en menaçant à nouveau de réquisition des fermes de la communauté blanche. Le manque d’appui financier de la coopération internationale limite les possibilités de la réforme agraire. Les pressions sur les fermiers blancs entraînent une baisse de leurs investissements.
Le gouvernement tire les leçons des premiers Resettlement Schemes qui s’étaient révélés économiquement peu viables, et concentre désormais ses efforts sur les petites fermes commerciales, créées par découpage des grandes propriétés nationalisées ou par remembrement des Resettlement Schemes. Ce nouveau tournant dans la réforme agraire profite d’une part à des agriculteurs aisés dotés d’une capacité d’investissement technologique, d’autre part à la bourgeoisie urbaine qui détient les moyens financiers et politiques d’acheter des terres et d’employer des ouvriers agricoles.
Début 2000, l’opposition entre le parti au pouvoir, la Zanu-PF et le récemment créé Movement for Democratic Change, de base sociale plus urbaine, donne aux occupations de fermes une dimension politique de plus en plus évidente. La Zanu-PF encourage une nouvelle vague d’occupations de terre, dirigée par des vétérans de la guerre de libération et de jeunes partisans de la Zanu-PF qui s’appuie sur l’impatience des paysans devant la lenteur de la réforme agraire. Elle joue ainsi la carte de l’électorat rural. Les occupations de terre se réalisent dans un fort climat de violence qui perdure toujours aujourd’hui, après la victoire de Mugabe aux élections.
Par delà la dimension politique du débat sur la réforme agraire au Zimbabwe, le rappel de ces faits historiques montre à quel point c’est aussi toujours une question centrale pour le développement du pays.
1 avec à sa tête R. Mugabe et son parti la Zimbabwe African National Union - Patriotic Front ZANU-PF.
2 on distingue 5 catégories de terres suivant leur potentiel agroécologique, I étant le plus élevé.
3 Source : MOYO Sam, in Zimbabwe, Economie politique de la transition, Dakar 1991.
4 Le Zimbabwe est le troisième producteur mondial de tabac. Cette culture représente 30% des exportations du pays. Ce sont les « Blancs » qui cultivent la plus grande partie du tabac dans des fermes entièrement mécanisées et compétitives. Par conséquent la crainte était grande de voir l’économie s’effondrer si ces fermes commerciales avaient été démantelées au profit de paysans sans terre et distribuées en petits lopins.
5 Moyo S., 1995, The land question in Zimbabwe, SARIPS, 333p.