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Rédigé par : Monique Munting
Date de rédaction :
Type de document : Article / document de vulgarisation
Monique Munting, réalisatrice du film « Réservoirs pleins, assiettes vides », explique ici comment l’Union européenne a fait le choix de promouvoir les agrocarburants.
Pour lutter contre le réchauffement climatique, l’Europe veut imposer l’utilisation de carburants produits par l’agriculture. La Commission Européenne parle de «bio»carburants. «Bio» veut dire «vie». Les agrocarburants sont-ils vraiment des «bio»carburants ?
Monique Munting, qui a été chercheuse universitaire puis fonctionnaire à la Commission Européenne, en charge de programmes de coopération avec divers pays, a mené son enquête. Pour présenter les résultats, elle a choisi de faire un film, pensant qu’il serait un meilleur moyen pour informer que ne l’aurait été un rapport supplémentaire. Ce film, Réservoirs pleins, assiettes vides a été projeté et commenté par l’auteur, qui est aussi membre d’AGTER, lors de la réunion thématique en juin 2009 sur le site du Jardin Tropical, à Nogent sur Marne (Voir www.agter.asso.fr/article334_fr.html).
Monique Munting rappelle les liens entre la crise alimentaire et le développement -déterminé politiquement- des agrocarburants. Elle détaille, en particulier, comment l’Europe a décidé de les promouvoir. C’est-à-dire qui l’a guidée vers ce choix. Il semble qu’à cet échelon, les modalités de gouvernance pourraient aussi être améliorées.
AGROCARBURANTS, L’EUROPE SOUS L’EMPRISE DU LOBBY INDUSTRIEL
Une crise alimentaire catastrophique est en marche, dont tous les ingrédients ont été mis en place depuis des années.
Pour nous ici, cela veut dire des prix en hausse. Mais pour des millions de gens sur cette planète, cela veut dire : ne plus être capable de couvrir les dépenses alimentaires de la famille, en être réduit à retirer les enfants de l’école pour épargner cette dépense, parfois les livrer à la prostitution pour obtenir un revenu additionnel. C’est tout cela, une crise alimentaire. Tout cela, avant de signifier : émeutes, retour en force des fondamentalismes et des autoritarismes, propagation de graines de haine et d’intolérance.
En nous obligeant à utiliser des agro-carburants produits pour l’essentiel dans des pays du Tiers-Monde, l’Union Européenne nous fait participer, que nous le voulions ou non, à cette crise. Nous en serons des complices forcés chaque fois que nous achèterons de l’essence ou que nous prendrons un bus ou un avion. Car dans l’état actuel des technologies, la production des agro-carburants n’est possible à grande échelle que de deux façons : en soustrayant des terres consacrées auparavant à la production alimentaire, ou en rasant des forêts. L’un et l’autre sont à l’œuvre depuis maintenant plusieurs années. Il ne s’agit pas d’une menace, d’une hypothèse, d’un risque : c’est une réalité. Elle a pris corps en Asie du Sud-Est et en Amérique Latine, et se propage désormais rapidement en Afrique aussi.
La Commission Européenne, artisan de ces politiques, rétorque que sa politique ne peut être mise en rapport avec la crise alimentaire actuelle, puisque l’Europe vient seulement de décider d’imposer les agro-carburants. Ce qu’elle ne précise pas, c’est qu’une première Directive très semblable a été adoptée déjà en 2003, sauf que la consommation d’agro-carburants (la Commission parle de « bio"carburants) n’y était qu’encouragée, et non imposée, par toute une panoplie de moyens : subventions, exonérations… Certains Etats Membres ont d’ailleurs transformé cette recommandation en obligation sur leur territoire.
A l’époque, la Commission a laissé entendre que l’Europe pourrait produire elle-même les quantités requises. Il n’est pourtant pas difficile de faire le calcul : le remplacement d’une partie donnée de la consommation actuelle et projetée d’agro-carburants (5,75%, conformément à sa Directive de 2003, 10% suivant la nouvelle proposition de la Commission), cela se traduit en nombre de tonnes. Et ce nombre de tonnes peut se convertir en nombre d’hectares nécessaires pour les produire. Les surfaces agricoles disponibles en Europe sont connues également. Le résultat ne laisse place à aucun doute : l’Europe est incapable de produire les volumes requis.
Etudes erronées? Absence d’études? Etudes ou information fallacieuses? Aucune des hypothèses n’est rassurante.
Face à la crise alimentaire actuelle, la Commission soutient que sa politique ne peut être incriminée puisque seul un petit pourcentage des terres européennes a été reconverti à la production d’agro-carburants. Mais le problème n’est pas dans la production européenne d’agro-carburants! Le problème est dans la très forte demande que la demande européenne d’agro-carburants fait peser sur l’utilisation des terres dans le reste du monde. Il est dans la réponse de ce qu’on appelle « les marchés » - en fait : le secteur industriel et en particulier les grandes entreprises multinationales. Il est dans les effets désastreux de la politique européenne (et des Etats-Unis), par l’entremise de ces mêmes entreprises, sur les pays et sociétés du Tiers-Monde et sur les parties les plus vulnérables de celles-ci.
C’est là que les gens meurent de faim, ce n’est pas chez nous. « Nos réservoirs pleins, leurs assiettes vides ».
Industriels et multinationales n’ont pas attendu 2008 et disposaient, eux de bonnes calculettes. Depuis 2003 et déjà avant, ils ont compris que les quantités requises par la Directive européenne ne pouvaient matériellement pas être fournies par les terres européennes, même si celles-ci étaient consacrées dans leur entièreté à la production d’agro-carburants. Ces mêmes sociétés se sont donc lancées à la conquête des terres agricoles du Tiers-Monde. Ce ne sont plus, désormais, l’uranium ou le pétrole qui font l’objet de toutes les convoitises. Aujourd’hui, le nouvel « or vert » comme certains s’y réfèrent, ce sont les terres agricoles et on assiste à une véritable ruée sur les terres agricoles un peu partout dans le monde.
La Commission rétorque qu’on va mettre en place un système de certification qui garantira l’absence d’impact négatif des agro-carburants. Il faudra prouver en premier lieu qu’ils ne font pas de tort à l’environnement. Et cela alors qu’on nous a laissé entendre qu’on allait avoir recours aux agro-carburants justement pour remédier aux problèmes environnementaux! La nécessité de tels critères en dit long. C’est que scientifiques et institutions spécialisées ont démontré que le recours aux agro-carburants va causer non pas moins, mais plus d’émissions de gaz à effet de serre que les combustibles d’origine fossile. Il faut en effet tenir compte de tout le cycle de production des agro-carburants, pas seulement des gaz d’échappement émis par les véhicules.
En tout état de cause : comment un système de certification de la production de telle ou telle entreprise à tel ou tel endroit peut-il empêcher la gigantesque reconversion au niveau mondial de terres agricoles à la production d’agro-carburants? Comment peut-il empêcher la hausse des prix alimentaires que cela entraîne inévitablement? Comment peut-il empêcher les spéculations qui les amplifient? Comment peut-il empêcher la dépossession de millions de paysans dans le monde, expulsés aujourd’hui de leurs terres pour faire place à la production d’agro-carburants? Il n’y a pas de doute qu’une bonne partie de ceux qui, aujourd’hui, sont dans les rues pour manifester contre la hausse des prix alimentaires étaient hier encore des paysans. Les chiffres relatifs à l’exode rural et aux expulsions de paysans au cours des années récentes sont sans ambiguïté.
A la question : « Mais qui pousse donc les agro-carburants si leur impact est si négatif?", la réponse est simple. Les agrocarburants sont poussés par les producteurs d’agro-carburants et par ceux qui investissent dans ce secteur. Ils sont nombreux, puissants, et concluent des alliances jusqu’alors inédites. C’est ainsi que diverses entreprises pétrolières investissent maintenant dans des plantations agricoles, et que l’industrie automobile investit dans la recherche sur les OGM. Quatre secteurs principalement sont actifs sur ce nouveau marché : biochimie (semences OGM), agro-business, industrie pétrolière (qui prépare l’après-pétrole) et industrie automobile (qui fait obstacle au développement de combustibles qui demanderaient une transformation importante des moteurs ou qui permettraient une moindre usure de ceux-ci).
Les entreprises impliquées s’appellent : ADM, Cargill, DuPont, Syngenta, AlcoGroup, British Sugar, British Petroleum, Shell, Mitsubishi, Chevron, Petrobrás, Total, PetroChina, Rabobank, Barklays, Société Générale, Toyota, Bill Gates, Georges Soros, Carlyle, Goldman Sachs, etc. Quand on interroge ces acteurs-là au sujet des agro-carburants, il va de soi qu’ils sont pour. Ce sont des intérêts qui parlent ici, non des analyses indépendantes. Encore moins des analyses se référant à d’autres priorités que le profit : la course au profit, comme unique moteur de l’action.
Et quelles garanties peut offrir un système de certification dont les conditions auront été définies dans une large mesure par ceux-la même qui pendant des années ont déboisé, pollué, détricoté les systèmes de protection sociale existants et réprimé par la violence les efforts pour les voir émerger là où ils n’existaient pas? Qui trouve-t-on dans les Groupes de Travail mis sur pied par la Commission Européenne pour définir le système de certification qui devra garantir les conditions de production des agro-carburants? Ces mêmes multinationales qui se sont lancées à l’assaut de ce nouveau marché ! Contrôleurs et contrôlés sont dans une très large mesure les mêmes.
Qui conseille l’UE en matière d’agro-carburant?
Le lobby industriel de la biotechnologie, de l’agrobusiness, de l’industrie automobile, de l’industrie pétrolière et… les producteurs d’agro-carburant eux-mêmes!
Le principe de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance indispensable des systèmes judiciaires est admis de longue date au niveau gouvernemental. Il ne l’est pas au niveau des « nouveaux maîtres du monde » que sont les multinationales, désormais acteurs et juges à la fois et auprès de qui la Commission se démet de ses responsabilités.
Lorsque ces multinationales polluent ou accaparent l’eau potable (Nestlé fait l’objet de poursuites judiciaires pour ce motif), lorsqu’elles sont responsables de maladies incurables ou de décès (Monsanto fait l’objet de poursuites judiciaires pour ce motif), lorsqu’elle tuent et paient les tueurs (Chiquita a été condamnée pour ce motif en avril 2007), la seule peine qu’elles risquent ou encourent est une amende qui confirme l’impunité avec laquelle elles agissent, plutôt que le contraire. Car que pèsent les 15.000 € de l’amende à laquelle Monsanto a été récemment condamné? Que pèsent même les 25 millions $ d’amende auxquels a été condamnée Chiquita pour financement de groupes terroristes?
Et quelle garantie d’actions judiciaires transparentes et équitables peut-il y avoir lorsque le procès a lieu dans le pays d’origine de la multinationale, et que ce pays peut tout bonnement refuser un visa aux témoins ou victimes des agissements de ses multinationales (c’est ce qui s’est passé récemment pour la société Drummond, accusée de complicité dans l’assassinat de dirigeants syndicaux en Colombie)?
Il ne faudrait pas pour autant se résoudre à la désespérance. Oui, il est possible d’agir. Il est toujours possible d’agir. En petit. En grand. Il y a mille pas possibles. Venir voir un film qui traite de ce thème, c’est déjà un petit pas. Continuer à s’informer en est un autre. Changer de vocabulaire ("agrocarburant", et non «biocarburant », «bioéthanol », «biodiesel »), c’est déjà se positionner et réclamer un minimum d’honnêteté intellectuelle : ces carburants n’ont rien de bio et ces termes entretiennent l’ambiguïté.
Monique Munting, juin 2008
Juillet 2008 : Un rapport secret de la Banque Mondiale - que celle-ci ne voulait pas publier avant les élections américaines - est filtré et publié dans la presse anglo-saxonne sous le titre: « Secret report: Biofuels caused food crisis »