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Fonds documentaire dynamique sur la
gouvernance des ressources naturelles de la planète

BRESIL. Droits sur la terre et gouvernance des ressources forestières en Amazonie. 1/2. L’obstacle d’une vision dogmatique de la propriété.

Fiche 1 de 2.

Documents sources

Rapport de mission de Michel Merlet (AGTER) auprès du Projet Floresta Viva. GRET. SDS (Secrétariat au Développement Durable, Amazonas, Brésil). Décembre 2008.

L’État de l’Amazonas a mis en place des politiques forestières originales cherchant à rendre viables les pratiques d’extractivisme, et des lois visant à affronter le réchauffement climatique 1.

Ces mesures audacieuses introduisent des changements significatifs, qui constituent les prémices d’une nouvelle vision de la gouvernance du foncier et des ressources naturelles 2.

Mais elles se heurtent aujourd’hui à des conceptions et à un cadre juridique inadaptés. Cette fiche met en évidence ces principales insuffisances, tout en présentant des éléments historiques qui aident à en comprendre l’origine. Nous examinerons ici la question des droits de propriété sur la terre et les ressources, en revenant sur ce qui caractérise leur création en Amérique Latine. Nous aborderons ensuite la question politique, économique et sociale de la gouvernance, qui nous conduira à discuter de souveraineté et d’autonomie relative des différents niveaux.

Ces questions sont essentielles pour examiner la portée, les enjeux et les limites des politiques forestières dans l’Etat de l’Amazonas. Elles ont aussi un intérêt beaucoup plus large, en recoupant des défis communs à de nombreuses régions du globe.

Les principales difficultés sont liées à deux questions fondamentales : la propriété et la gouvernance

Première difficulté : le concept de LA propriété.

Les origines historiques

Au fil des siècles, s’est peu à peu installée une conception de la propriété du sol qui apparaît aujourd’hui comme étant une évidence alors qu’elle n’est qu’une représentation idéologique historiquement datée qui ne correspond jamais complètement à la réalité. Pire, elle constitue le plus souvent une lentille déformante qui empêche de percevoir les véritables problèmes.

Cette conception qui se cache derrière le droit de propriété est celle d’une propriété absolue, appartenant à un seul ayant droit, susceptible de faire ce qu’il lui plaît de son bien, d’en user, d’en récolter les fruits, et d’en abuser au point de le détruire s’il le souhaite. Qui plus est, il est généralement admis que ce droit fait partie des droits fondamentaux de l’homme, et qu’il est, pour reprendre les mots de la déclaration, inviolable et sacré.

Il faut pour comprendre d’où viennent ces idées (fausses, soulignons-le dès à présent) revenir aux textes fondateurs de la révolution française. Voir l’encadré ci-dessous.

LES TEXTES DE REFERENCE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE, A L’ORIGINE D’IDEES FAUSSES SUR LA PROPRIETE.

  • Le texte initial de l’article 17 de la déclaration des droits de l’homme adopté en 1789 lors de la révolution française était le suivant : « Les propriétés étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité ». Comme le souligne Joseph Comby, « loin de fonder le droit de propriété, l’article 17 visait à instituer le droit de l’expropriation !". Par ailleurs, et ce n’est pas un détail, il faisait référence aux propriétés au pluriel. La propriété, quand il s’agissait de celle du sol, n’avait pas de sens sous le régime féodal, alors que des droits différents étaient détenus sur une même terre par les seigneurs, les paysans, etc.

  • Ce n’est que postérieurement que ce pluriel disparaîtra pour céder la place au singulier. Quelques années plus tard, le code civil (France), que l’on appellera ensuite code Napoléon, va encore modifier cette conception pour affirmer le caractère absolu du droit de propriété et aussitôt le remettre en cause. Il servira de modèle à la plupart des codes civils latino-américains.

  • L’article 544 du Code Civil français définit le droit de propriété. Il est particulièrement ambigu puisqu’il affirme tout d’abord avec une emphase exagérée et qui tranche avec la qualité globale de rédaction du code que « la propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue » pour corriger immédiatement en précisant « … pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois et les règlements ».

  • Comme le souligne Joseph Comby dans l’article plein d’humour et de sagesse dont nous reprenons ici les conclusions, il s’est développé à partir de ces textes « une conception erronée de la propriété foncière, assimilée à la propriété d’une chose alors que l’espace n’est évidemment pas un objet. La propriété foncière n’est que la propriété d’un droit sur un espace et ce droit est toujours relatif, en compétition avec d’autres droits, à commencer par le droit de la collectivité nationale. »

Source : Joseph Comby, La propriété, de la Déclaration des droits au Code civil. Revue Etudes foncières, n°108, mars-avril 2004. Voir l’article sur le site d’AGTER

L’affirmation du caractère absolu de la propriété n’a été en fait que le reflet d’un combat idéologique, qui exprimait la volonté de la bourgeoisie française d’affirmer son pouvoir face aux seigneurs féodaux. L’usage qui a été fait en Amérique Latine de ces textes et de ces idées a été beaucoup plus radical que les textes ambigus et contradictoires que vous venons d’évoquer.

Le cadre général de la création des droits fonciers en Amérique Latine Les idées de la révolution et le texte du code civil ont été importés sur le continent latino-américain au moment où les classes dominantes essayaient de consolider leur pouvoir sur les populations, après avoir obtenu l’indépendance de l’Espagne. Le caractère absolutiste de la propriété a été érigé en dogme, et s’est combiné avec la tradition juridique coloniale de constitution des droits de propriété foncière par le haut, marquant ainsi de façon durable les régimes fonciers de tout un continent.

Il existe en effet deux grandes familles de mécanismes de création de droits sur la terre.

  • 1. La première est caractérisée par la validation des droits au cours du temps. Elle est caractéristique des pays indépendants, des centres des empires. Le mécanisme légal qui fonctionne alors est la prescription acquisitive, ou usucapion, en latin. Sous certaines conditions, d’occupation pacifique et non remise en cause d’un bien foncier pendant un certain temps, les droits antérieurs qui avaient pu exister sur ce bien prescrivent et les droits d’usage de fait se transforment en droits de propriété. Le code civil napoléonien contient bien sûr des articles qui définissent la prescription acquisitive. On peut la définir comme une création des droits de bas en haut.

  • 2. La seconde concerne au contraire la création des droits de haut en bas. Les droits sont concédés par la puissance coloniale, ou plus tard par l’Etat qui a obtenu son indépendance. Le mécanisme légal de base est alors le titre foncier, qui est enregistré dans des archives, un registre de la propriété, ou pour simplifier, un cadastre. Le titre semble être à l’origine du droit 3. Ce mécanisme est caractéristique des colonies.

Les régimes fonciers du continent latino-américain proviennent de la combinaison de cet héritage colonial (systèmes agraires et de pouvoir, formes juridiques de construction des droits par le haut) avec l’importation du code civil au cours du XIXe siècle. Le sens de la propriété s’est peu à peu modifié au cours des siècles. La propriété de type féodal des débuts de la colonie n’avait pas grand chose à voir avec la propriété d’aujourd’hui. La vision de la propriété qui s’est imposée, ou a été imposée, est certes fondée sur les textes de la révolution française, mais son caractère absolu est exacerbé, puisque sont quasiment omises dans la pratique les limites intrinsèques reconnues par l’article 544. La prescription acquisitive n’a été que très peu appliquée, au point d’être parfois complètement ignorée dans certains pays. Le plus souvent, des lois ont été formulées pour en interdire l’application sur les terres appartenant à l’Etat. Or, avec l’indépendance, toutes les terres qui dépendaient de la puissance coloniale et qui n’avaient pas encore été cédées à des tiers sont passées sous contrôle du nouvel Etat indépendant. On a considéré qu’elles étaient devenues « propriété » de l’État. Nous mettons des guillemets au mot propriété, car ce n’était pas une propriété privée semblable à celle qui peut exister sur d’autres biens, ni même un rapport de même nature que celui que l’on peut avoir comme propriétaire individuel d’un terrain.

Cette histoire permet de comprendre pourquoi les situations de tenure foncière légales sont aujourd’hui marginales en Amérique Latine. Si l’extra légalité n’est pas une exception mais la norme, c’est parce que les Etats se sont avérés incapables de céder formellement les terrains qui étaient progressivement occupés par les habitants lors de l’expansion des fronts pionniers et de délivrer des titres pour légaliser leurs droits. Seuls des mécanismes du type prescription acquisitive auraient permis de réaliser cette régularisation à posteriori.

Mais pour les classes dominantes, il y avait là un danger extrêmement grave 4. Il faut en effet se souvenir que la fuite de la main d’oeuvre qu’ils employaient dans leurs haciendas et plantations mettait en danger leur survie comme groupe dominant. Cette main d’oeuvre n’était plus soumise à la loi coloniale ou réduite en esclavage. Il fallait trouver d’autres façons de lui interdire l’accès aux terres libres. L’instauration d’un système d’appropriation privative des terres « vierges » et des communaux, avec remise de titres, avait cet objectif premier, celui de bloquer l’installation des paysans sans terre sur les fronts pionniers. La non application de la prescription n’était pas un oubli, mais une condition pour tenter de contrôler ces installations indésirables.

L’illégalité dominante qui caractérise la tenure foncière rurale en Amérique Latine ne doit donc rien au hasard. Elle répond bien aux intérêts des classes dominantes.

Cette situation a ouvert la porte aux puissants pour s’approprier des ressources et de la terre qui n’étaient pas sous tenure privée, qui faisaient partie de territoires indigènes ou étaient occupées par des paysans isolés. C’est le terrain idéal de l’accaparement par la force et de la légalisation frauduleuse, qui se fonde sur des rapports de force favorables des puissants et sur des complicités, de la corruption, tout ce que l’on connaît au Brésil sous le nom de grilagem des terres. Le résultat est la cœxistence au côté de l’extra légalité, de rapports d’appropriation des terres et des ressources particulièrement polarisés, injustes, et socialement inacceptables.

Les spécificités brésiliennes

On retrouve au Brésil l’essentiel des éléments que nous venons de décrire rapidement, un droit de propriété considéré comme absolu et relevant des droits fondamentaux de l’homme, la réunion dans une seule main de l’ensemble des droits de propriétés, un fonctionnement très limité de la prescription sur les terres rurales non encore titrées.

Comme dans un certain nombre d’autres pays de la région, une « fonction sociale » est toutefois reconnue à la propriété foncière, justifiant ainsi la possibilité de politiques publiques qui limitent le droit de propriété (réforme agraire, …).

La spécificité majeure par rapport aux autres pays voisins vient sans doute de la séparation entre les terres de la Fédération (glebas de la União), celles de chaque Etat (glebas do Estado), celles des municipalités (distritos municipais), et les terres privées (terras privadas). La distinction entre terres de la União et terres des États est à mettre en relation avec les difficultés que la Fédération a rencontrées pour pouvoir maintenir son unité territoriale, compte tenu de l’extension gigantesque de son territoire et de la faiblesse relative de ses institutions dans de nombreuses régions. Ainsi, par exemple, les territoires frontaliers restent sous contrôle de la União, avec un objectif de contrôle plus efficace par l’armée. Ce qui est étonnant, c’est que ces exigences se soient traduites par la mise en place de territoires juxtaposés, au lieu d’avoir instauré des exigences complémentaires qui seraient venues se superposer à la situation ordinaire. On trouve ainsi dans l’Etat d’Amazonas des zones qui « appartiennent » à la União et d’autres qui « appartiennent » à l’Etat. Il s’agit bien d’une application pure et simple de cette conception de la propriété, puisque quand les municipalités bénéficient de dotations légales de terres, elles deviennent aussi « propriétaires ». Dans la même logique, les particuliers qui obtiennent des titres deviennent également propriétaires des parcelles concernées, qui pouvaient antérieurement faire partie d’une des trois glebas que nous avons évoquées. L’accès à la propriété privée pour des individus, des entreprises ou des groupes sociaux implique donc la fin des privilèges de l’instance qui les possédait auparavant. Pouvoir maintenir des politiques spécifiques dans une région sensible exige donc d’y restreindre l’accès à la propriété.

On voit bien comment la conception absolutiste de la propriété s’impose, contre toute logique, créant une situation particulièrement complexe (limites mal définies, etc.) et rendant la gestion de ces espaces extrêmement difficile.

Figure 1. : La situation du foncier dans l’Etat d’Amazonas. Glebas de l’Union, de l’Etat, des municipalités, terres indigènes et terres privées. Source : SDS, Gt de l’Etat de l’Amazonas.

De toute évidence, les espaces devraient être emboîtés les uns dans les autres et non pas juxtaposés. Une terre privée se trouve également sur le territoire d’une municipalité, qui fait partie de l’Etat, qui lui même fait partie de la União. Mais cette vision logique et de bon sens exigerait de pouvoir considérer qu’il existe des droits multiples sur une même parcelle, différents, appartenant à des ayant droits distincts, mais concomitants. Une telle vision est incompatible avec le dogme de la propriété absolue.

Au niveau politique, économique et social : souveraineté et gouvernance.

Les implications de cette conception en terme de gouvernance sont lourdes. Il n’est pas possible dans le cadre de ce texte de les analyser en profondeur, mais il nous semble nécessaire de dessiner pour le moins une ébauche, qui nous aidera à formuler plus avant quelques propositions. Il faut pour cela préciser ce que nous entendons par gouvernance. Cela ne correspond pas vraiment à ce que l’on appelle corporate governance dans le monde de l’entreprise ni « bonne gouvernance » au niveau des institutions financières internationales.

La gouvernance est pour nous « l’art des sociétés d’inventer des régulations assurant leur développement harmonieux, leur survie à long terme et leur cohésion » 5. Le concept englobe des notions diverses de droit, de politique, d’institutions et de gestion publiques. Il fait aussi référence aux représentations et aux modes d’organisations des différents acteurs sociaux et il renvoie aux interactions entre l’État et la société civile. Comprendre et rendre compte du rôle des différents acteurs de la société dans la définition des règles et des politiques et dans leur application est fondamental quand on cherche à caractériser la gouvernance dans l’acceptation que nous venons d’en donner.

Parler de gouvernance nous amène aussi d’emblée à considérer différents niveaux spatiaux, différentes échelles que l’on retrouve dans les questions que nous abordons ici. Le niveau local, le niveau municipal, le niveau de l’Etat, celui de la União, et enfin le niveau mondial. Mais cette division n’est pas suffisante. D’autres niveaux peuvent exister, comme celui des unités de conservation mises en place dans l’Etat de l’Amazonas, celui des « communautés » locales, etc.

Se pose alors d’emblée une question centrale, celle de la subsidiarité (les décisions sont prises au niveau le plus bas compatible avec le bon fonctionnement de l’ensemble) et de l’autonomie relative des instances de gestion de ces unités. Dans quelle mesure les instances de direction, les conseils de gestion, peuvent-ils décider de la façon dont est régulé l’accès aux ressources, de la façon dont les droits sont transmissibles, etc. Certaines unités de conservation disposent de conseils consultatifs, d’autres d’instances décisionnelles. Suivant le statut de terres de l’Etat ou de terres de l’União, les lois et les mécanismes de régulation sont différents.

Questions légales et mécanismes de gouvernance sont étroitement liés. Mais tous les problèmes de gouvernance ne peuvent bien sûr pas être réduits à des questions juridiques.

Les niveaux d’organisation des sociétés jouent un rôle crucial, mais parfois, les mécanismes qui permettent d’améliorer les capacités d’organisation et de structuration sociale font cruellement défaut. Force est de constater que les mécanismes qui seraient nécessaires pour pouvoir répondre au mieux aux grands défis n’existent pas la plupart du temps. Il faut les inventer, les tester, les améliorer. Et cela ne peut se faire par le seul biais de l’amélioration du fonctionnement des institutions publiques, des municipalités, de l’Etat, ou de la União.

La mise en place de mécanismes de contrôle, de participation de la société civile est absolument incontournable. Le gouvernement de l’Etat a développé des efforts significatifs dans ce sens, mais ceux-ci sont encore insuffisants au regard de l’immensité du travail à réaliser.

1 Voir fiches : BRESIL. La politique forestière et la politique « climat » de l’Etat de l’Amazonas (Merlet 2009) et BRESIL. Scénarios d’évolution de la forêt dans l’État de l’Amazonas. Capture de rentes et question foncière (Merlet 2009).

2 Voir la fiche BRESIL. Droits sur le foncier et gouvernance des ressources naturelles en Amazonie. Vers la construction d’un nouveau paradigme. (Merlet 2009).

3 Même si, en fin de compte et en dernière instance, il n’en est rien : un titre, s’il est reconnu, ne fait que valider une situation de fait et/ou un rapport de forces.

4 Merlet, M., Jamart, C.. Situation et devenir des agricultures familiales en Amérique latine. AGTER. 2007. www.agter.asso.fr

5 Définition donnée par Pierre Calame, manuscrit de Essai sur l’oeconomie, à paraître en 2009.