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Réalisé par Martine Antona (CIRAD) dans le cadre du chantier de réflexion du Comité Technique Foncier et Développement
Escrito por: Omar Bessaoud, Martine Antona
Fecha de redaccion:
Organizaciones: Institut Agronomique Méditerranéen de Montpellier (CIHEAM IAM), Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD), Comité technique « Foncier et développement » (CTFD)
Tipo de documento: Entrevista
BOUSQUET François, ANTONA Martine, AUBERT Sigrid et TOULMIN Camilla (dir.), Vingt personnalités donnent leur point de vue sur les Communs, Regards sur le foncier no 3, Comité technique « Foncier & développement », AFD, MEAE, Paris, mars 2018. (Document téléchargeable sur le site du Comité technique Foncier et Développement ici)
1. Pouvez-vous nous raconter votre rencontre avec les communs (le commun) ?
Elle remonte à l’année 1972 où j’ai été affecté dans le cadre du service national dans l’équipe en charge des opérations de réforme agraire en Algérie. Ce projet de réforme agraire datait de novembre 1971. J’ai bénéficié d’une formation en topographie / cadastre avec des cadres de l’Administration des domaines, des juristes, des topographes, destinée à nous initier à une opération de recensement des terres selon leurs différents statuts. C’est alors que l’on mit entre nos mains des documents issus des commissions de délimitation des terres installées par le Senatus-Consulte de 1863. Ces documents concernaient la Kabylie : ils classaient les terres selon différents statuts (terres domaniales, communales, collectives « arch » et privées « melk »). L’on a alors découvert les terres arch (terme arabe qui désigne la « tribu »), avec une distinction faite entre les terres arch de culture qui faisaient l’objet d’appropriation privée et les terres arch de parcours (appropriées collectivement). Dans cette région de Petite Kabylie, beaucoup d’agriculteurs exploitaient à titre individuel des terres qui étaient classées « arch » c’est-à-dire collectives, tribales ou que l’on peut qualifier de communautaires, car appartenant aux communautés rurales.
On peut noter que la législation coloniale arrêtée sur les terres collectives par la colonisation française en Algérie, décidait de délimiter ces terres des tribus, mettaient ces terres sous tutelle de l’Etat, et confirmait les droits historiques des communautés rurales à les exploiter. Les principes définis par cette loi ont été étendu au Maroc (1919) à la Tunisie (1934), mais aussi pour d’autre pays qui étaient sous administration française comme Madagascar ou les Comores.
Le Senatus-Consulte de 1863 a été initié à l’époque du Second Empire (1850-1870) sous Napoléon III et reconnaissait donc aux communautés rurales, aux tribus, le droit d’user de ces terres collectives.
L’objectif du Senatus-Consulte de 1863 en Algérie consistait aussi dans un contrôle politique des tribus et une réorganisation administrative sur le modèle des communes françaises. On avait délimité les terres et les territoires avec un découpage administratif en « communes-douars », qui a eu aussi pour objectif de briser l’unité des tribus.
2. Pouvez-vous raconter une histoire (le déroulement d’un projet de recherche ou de développement, ou bien une expérience) qui témoigne de l’intérêt du recours au(x) commun(s) ?
Je peux en mentionner plusieurs. En 2011-2012, avec mes amis marocains, j’étais sollicité dans le cadre d’une réflexion sur la politique agricole au Maroc. Les débats portaient sur le sort réservé aux terres collectives. S’y était greffé une histoire de contestation forte portée par des associations et mouvements de femmes. En effet, il convient de rappeler que dans le droit coutumier marocain (maghrébin en général), les femmes étaient exclues de la gestion des terres collectives. Elles ne pouvaient ni hériter, ni prendre en gestion des terres, elles n’avaient en conséquence aucun pouvoir de contrôle. Or au Maroc ces terres ont pris de la valeur dans le cadre de projets d’urbanisation, d’irrigation ou de mise en valeur agricole. Le projet de « melkisation » et/ou de privatisation devait se conclure par une indemnisation aux ayants droit. Les femmes rappelant leurs liens avec les communautés tribales auxquelles elles sont rattachées ont réclamé leur dû et leur part dans les indemnisations prévues. J’ai donc engagé un travail avec une étudiante sur mouvement social des femmes (mouvement des « soulaliyates » , femmes appartenant à un lignage, descendantes d’une tribu) qui revendiquaient une indemnisation.
Une seconde expérience est celle d’une conférence internationale de l’association européenne des historiens du rural, qui portait sur le sort fait aux paysanneries entre le XIVème et le XIXème siècle, et qui s’est tenu en septembre 2016 à Gérone (Espagne). Avec le pôle Foncier, j’ai engagé une recherche sur le thème des terres collectives et ait participé à l’animation d’une session sur le lien établi entre tribus et organisation foncière. Cette communication a fait l’objet d’une publication dans l’ouvrage paru en avril 2017 (Résistants et prédateurs appropriation et réappropriation de la terre et des ressources naturelles, (16e-20e siècles aux éditions Syllepses).
Une troisième expérience est un projet actuel de coopération entre UE et Maghreb que je coordonne sur l’Algérie. Une réflexion sur le foncier collectif a été engagée à la demande autorités algériennes afin d’examiner la question complexe de la superposition des droits fonciers. L’objectif était pour les autorités d’assainir les situations afin d’attribuer ces terres sous forme de Il y a eu des concessions privées à des investisseurs privés. Ces terres collectives sont essentiellement situées dans des zones steppiques, alfatières, où se concentrent des ressources souterraines dont l’eau. L’intérêt des investisseurs porte ici moins sur la terre que sur ces ressources souterraines qu’elle recèle.
3. Selon vous, quels éléments dans ce projet/expérience contribuent-ils à préciser ou à enrichir l’approche des communs ?
Cela a à voir avec votre quatrième question sur les enjeux de ces travaux. En termes d’approche des communs, les enjeux portent sur les politiques publiques, sur la gouvernance des communs et la gestion de territoires de parcours dégradés (enjeu économique et social). Il en va des dynamiques de développement territorial dans les pays du Sud : quelles actions, quelles réformes les politiques publiques peuvent-elles initier pour renforcer l’accès à ces ressources et favoriser leur protection (enjeu environnemental) ?
4. Quels sont selon vous les enjeux de la mobilisation d’une approche par les communs dans les réflexions sur (i) la gouvernance ? (ii) les territoires et leur dynamique ? (iii) les politiques publiques ?
En termes de politiques, il s’agit d’en clarifier le statut. Aujourd’hui dans beaucoup de pays du Sud, comme l’Algérie, le Maroc, l’agriculture est devenue un des secteurs d’investissement qui restent ouverts à l’investissement privé. Ces pays sont sous-industrialisés et le secteur commerce/service y est hypertrophié (70 % du PIB sont issus des services) et ne fournit pas ou peu d’opportunités nouvelles d’investissements. Or la demande agricole/alimentaire est forte, en croissance constante et le support en est la terre. Les réserves en terre dont l’Etat dispose sont les terres collectives. Les projets agricoles promus par les pouvoirs publics mobilisent, sous la forme de concessions ou de cession à titre onéreux, les terres collectives qui sont placées sous sa tutelle et qui sont utilisées par les communautés ethniques.
5. Voyez-vous ces dernières années une évolution par rapport à la prise en compte des communs ? à leur nature, leurs enjeux ? Si oui, comment analysez-vous cette évolution ?
La terre a donc pris de la valeur : on a une évolution des marchés agricoles et une demande additionnelle du fait de la démographie. Ces terres qui étaient sans intérêt il y a 20 ou 30 ans – car ce sont des espaces pastoraux – recèlent des réserves fourragères et permettent de produire de la viande, ou encore permettent avec l’évolution des techniques d’irrigation et de forage une mise en valeur agricole très intensive.
Ces zones steppiques qui étaient peu utilisées, et que la colonisation avait abandonnées, ont pris de la valeur avec la croissance de la demande, de la démographie et des changements sociaux. Des enjeux économiques, des concurrences se sont donc développés dans ces pays autour des ressources naturelles mobilisables grâce aux nouvelles techniques d’exploitation des eaux profondes.
6. Pourquoi selon vous est-il pertinent d’analyser en termes de communs les pratiques foncières ? Quels enjeux ? Quels sont les éléments ou modalités d’action qui selon vous permettent de saisir les communs dans l’analyse des pratiques foncières ?
Le terme de communs n’est pas employé et/ou défini dans les statuts juridiques par les différents pouvoirs qui se sont succédé, y compris coloniaux. Le colonisateur a classé comme arch les terres occupées et gérées par les communautés tribales. Le melk (terres de statut privé) était minoritaire et localisé dans les zones de culture intensive de plaine riche, dans les terroirs de montagne ou dans les oasis. Coexistent, à côté du melk, les terres de statut religieux (Habous) ou « domanial » – maghzen ou beylicales, selon les pays – qui sont des terres contrôlées par les pouvoirs en place. Pour les politiques de l’époque, les communs correspondent souvent à des « terres sans maître » qui n’appartiennent à personne ; cela a toujours été la règle. Jacques Berque remarquait que le processus de contrôle du sol dépendait souvent de la relation et du rapport de force entre le pouvoir d’Etat et la paysannerie. Les modes d’usage des terres collectives ont été fortement soumis à l’action des Etats qui se sont succédé sur les territoires maghrébins : ils dépendaient également des capacités de la puissance publique face à des forces sociales qui elles aussi développent des stratégies de contrôle des terres.
Le arch ou terre tribale s’est confondu avec le domanial donc les terres de l’Etat. Cette complexité ne date pas de la colonisation, chaque pouvoir va déterminer son rapport aux communautés et l’enjeu pour cela est le statut de la terre.
L’enjeu aux XIXe et XXe siècles est celui du contrôle des communautés dont la terre est la base matérielle : contrôler, segmenter, partager puis privatiser ce qui était commun et faisait l’objet de pactes et de contrats entre les tribus et à l’intérieur des tribus, entre clans et familles élargies, et entre individus. L’enjeu aujourd’hui est économique. L’expansion des marchés a changé la donne. Ces terres font l’objet de convoitises pour leur mise en valeur. Des concurrences se sont développées entre les groupes sociaux en présence. Les Etats qui avaient une attitude bienveillante vis-à-vis des communautés rurales optent aujourd’hui pour les investisseurs privés. L’on assiste à la rupture d’un consensus historique entre les Etats et les communautés rurales (souvent en pleine décomposition).
De temps en temps des conflits forts – parfois violents et à coups de fusil contre l’Etat – se développent, que ce soit au Maroc, en Algérie ou ailleurs, et chaque fois que des intérêts économiques ont surgi à l’occasion d’attributions de concessions au secteur privé.
7. Pensez-vous qu’il soit pertinent de disposer d’une classification des communs ? Si oui, selon quels critères et pour quelle utilité ? Si non, pourquoi ?
Il est difficile de les classer car ils sont difficiles à nommer : car il y a tellement de droits qui se sont superposés, qui se sont succédé, des droits enchâssés. On a maintenant une législation en Algérie qui les classe comme terres du domaine privé de l’Etat – donc le « arch » n’est pas officiellement nommé dans les législations foncières, ni reconnu/défini juridiquement. Dans la législation marocaine, on parle de terres collectives et on a le projet de les privatiser ; dans la législation tunisienne, les réformes foncières des années 1970 les ont abolis et en ont partagé une grande partie au profit des agriculteurs, une autre partie – collective celle-là – est classée dans le domaine forestier et l’on est en attente depuis la « Révolution » d’une nouvelle réforme foncière. Il y a en permanence des conflits entre l’Etat et des représentants des communautés rurales qui réclament leurs droits historiques de les exploiter.
Donc au sujet des critères et de leur utilité, il faut distinguer les communs des pays du Nord et ceux des pays du Sud. Au Nord, dès le XVIIIe siècle, il y a une disparition des communs ; l’on redécouvre ou réinvente, en rapport avec les effets de la modernisation agricole, l’intérêt des communs. Alors qu’au Sud il existe encore des communautés rurales qui ont une part importante dans l’histoire contemporaine de ces pays, et les communs sont encore une réalité vivante.
Le déclin des communs reste fondamentalement lié à la fin de toutes ces formes d’organisation économique liées au pastoralisme traditionnel et au nomadisme.
8. Pensez-vous qu’il y ait un intérêt à mobiliser la coopération française sur l’appui aux « communs tissés sur la terre et les ressources qu’elle porte » dans les pays du Sud ? Pourquoi ? Comment (à quel niveau d’organisation, quelles relations avec l’action collective) ?
Pour le Maghreb, je vois difficilement comment mobiliser la coopération française, si ce n’est au moyen de la recherche. En Algérie, où on nous renvoie à une « nécessité » de privatiser les terres pour résoudre les problèmes de développement, il faut argumenter et faire comprendre que la question n’est pas celle de la propriété mais celle de l’exploitation. En France, on a bien trois quarts des terres qui sont exploitées en fermage et non sous le régime de la propriété ! Les politiques foncières mises en œuvre dans les pays du Nord sont largement méconnues et l’on aurait tout intérêt à familiariser les décideurs des pays du Sud avec l’intérêt que représentent les communs, avec la reconnaissance (la « renaissance ») dont ils bénéficient aujourd’hui dans beaucoup de milieux académiques.
La coopération peut aider aux échanges d’expériences sur comment fonctionne la gestion des terres en Europe et dans les pays du Sud. Comment ces pays du Sud peuvent-ils mobiliser ces ressources de façon durable et gérer ces ressources foncières en tenant compte des besoins du point de vue du développement agricole ? Une question qui peut faire l’objet d’une coopération est bien celle de la préservation de ces ressources, de la durabilité de l’exploitation. On peut identifier des formes de coopération là-dessus.
9. Quelles sont selon vous les opportunités et les contraintes (obstacles) d’un investissement de la coopération française sur les « communs-fonciers » ?
Pas de contraintes majeures.
10. Pouvez-vous nous indiquer des travaux, des références bibliographiques ou des personnes ressources que vous considérez comme incontournables pour initier le chantier sur les communs au sein du CTFD ?
Des Marocains : une géographe, Jeanne Chiche ; un juriste à la retraite, professeur à l’école d’agronomie de Meknès, Mohammed El Alaoui ; et enfin Mohammed Mahdi, qui a été invité par le pôle Foncier cette année et qui a produit des études sur les terres collectives au Maroc. Je signale la thèse d’Alain Karsenty portant sur le collectif dans la région du Gharb au Maroc…Voir aussi les travaux du réseau méditerranéen du CIHEAM « parcours » coordonné par le Pr. A. Bourbouze.. Je signale enfin des enquêtes récentes conduites au Maroc (Jeanne Chiche), en Tunisie (Abdallah Bensâad) et en Algérie (Slimane Benchérif) sur les communs dans le cadre d’études FAO en lien avec le thème des directives volontaires pour une gouvernance responsable du foncier.