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Fondo Documental Dinámico
sobre la gobernanza de los recursos naturales en el mundo

Entretien avec Étienne Le Roy sur les communs

Réalisé par Sigrid Aubert (CIRAD) dans le cadre du chantier de réflexion du Comité Technique Foncier et Développement

Fuentes documentales

BOUSQUET François, ANTONA Martine, AUBERT Sigrid et TOULMIN Camilla (dir.), Vingt personnalités donnent leur point de vue sur les Communs, Regards sur le foncier no 3, Comité technique « Foncier & développement », AFD, MEAE, Paris, mars 2018. (Document téléchargeable sur le site du Comité technique Foncier et Développement ici)

1. Pouvez-vous nous raconter votre rencontre avec les communs (le commun) ?

C’est en 1969, lors de ma première approche des sociétés africaines au Sénégal chez les Wolofs, via une enquête sur la réception des idées et pratiques foncières locales par la loi sur le domaine national (1964) qui va être appliquée progressivement et qui continue à l’être malgré nombre de péripéties.

Au cours de mes enquêtes, je tombe chez les Wolofs sur une notion qui reste au cœur de ma réflexion. C’est la notion de « Bock » et de « Mbock ». « Bock » veut dire partager et « Mbock » est généralement traduit par la parenté. Mais la parenté, c’est que l’on partage : on partage les ancêtres, la résidence, et un certain nombre d’interdits communs chez les Wolofs. Je tombe donc sur cette notion fondamentale qui est à la base de la communauté, de l’idée de la communauté, des principes du communautarisme. Mais, pendant 30 ans, je vais m’arrêter là : c’est-à-dire que l’idée de communs est inacceptable, impensable, dans un contexte dans lequel personne n’arrive à comprendre ni à expliquer quelle est la philosophie profonde de la réforme foncière qui est en cours au Sénégal avec la constitution d’un domaine foncier national.

C’est seulement maintenant que l’on comprend qu’en fait, les Sénégalais ont mis en place un régime de communs administrés pour se superposer à des situations de communs autorégulés par les populations. C’est ce double système qui, depuis 1969-1970, caractérise l’ambivalence et l’ambiguïté du système foncier sénégalais. Mais à l’époque, nous étions bloqués par les idées propriétaristes ou domanialistes et je n’avais pas eu une culture d’économie politique anglo-saxonne très développée : la notion de « commons » ne m’était pas vraiment familière. Je suis donc resté avec des idées qui sont celles de la terminologie de l’époque, fondées sur la critique d’un droit du développement, d’un droit monopolisé par l’État.

En fait, je suis arrivé aux communs seulement à partir de 1991, dans le cadre de mon travail avec Alain Bertrand pour le Cirad, puis ensuite avec Green, à partir de 1992-1993, pour la préparation de la réforme foncière malgache. On a vraiment commencé à discuter « communs » en 1994 avec cette fameuse rencontre organisée avec Elinor Ostrom où nous avons confronté nos expériences malgaches avec les expériences d’Elinor Ostrom (Alain Karsenty était avec moi). J’ai commencé à utiliser le mot à ce moment-là, mais en voyant bien que ce dont parlait Elinor ne correspondait pas totalement à ce que nous avions observé en Afrique et à Madagascar, et que donc il y avait des spécificités de part et d’autre de l’Atlantique.

2. Pouvez-vous raconter une histoire (le déroulement d’un projet de recherche ou de développement, ou bien une expérience) qui témoigne de l’intérêt du recours au(x) commun(s) ?

C’est cette expérience extraordinaire des Comores où, avec mes travaux pour la FAO, j’avais bien observé qu’une généralisation de la propriété privée était non seulement inutile mais aussi insupportable pour la majorité de la population, et desservait tout un ensemble d’intérêts. Il fallait donc partir d’une gestion patrimoniale à la base.

J’avais préparé un certain nombre de textes de réforme qui étaient en voie d’adoption par le Parlement comorien quand, en novembre 1989, le président Abdallah a été assassiné. L’espoir d’opérer une réforme par le haut a disparu aux Comores depuis cette époque, mais à la base, les agents du Cefader, la structure de développement agricole du pays, ont mis en place une réforme à l’échelle villageoise, sur la base d’enclosures pour fermer les openfields, notamment sur l’île d’Anjouan où on était dans une situation d’érosion des sols avec des problèmes de surpâturages : les apparences de la théorie d’Hardin étaient en train de se préparer.

Les agents du Cefader ont donc organisé un système d’enclosures qui a permis le maintien de la fertilité par un élevage stabilisé (production de fourrage et gestion des déchets sur place). On stabilisait ainsi un système qui, au lieu d’aller vers un processus anglais d’individualisation des droits, est allé vers un renforcement des droits communautaires, gérés chaque vendredi à la sortie des mosquées dans le cadre des villages. Ce système des enclosures a en fait été un mode de gestion des communs qui s’est substitué à la possibilité d’une loi, et qui, depuis, a permis aux Comores de trouver les réponses qui lui était nécessaires.

C’est donc un exemple assez extraordinaire parce que c’est à l’échelle d’un pays que ce processus, démarré à Anjouan et qui s’est retrouvé sur les deux autres îles, a, sur une trentaine d’années, permis une véritable stabilisation des droits, même si on gère la pauvreté dans des conditions qui sont parfois extrêmement difficiles.

Les ouvrages de Saïd Mahamoudou sont très clairs là-dessus.

3. Selon vous, quels éléments dans ce projet/expérience contribuent à préciser ou à enrichir

l’approche des communs ?

Pour moi le grand enjeu en ce moment est de savoir comment on va pouvoir, dans une bonne partie des pays du Sud, contrôler l’extension et la généralisation de la propriété privée exclusive et absolue. Je ne suis en aucune façon opposé à la propriété privée, mais il faut qu’elle soit utilisée à bon escient. Les approches trop dogmatiques ne font en fait que favoriser des intérêts privés très spécifiques par rapport à des intérêts beaucoup plus généraux. Donc la généralisation de la propriété emporterait des risques, je pense, insupportables pour une bonne partie des pays qui les connaissent.

Un commun peut être une manière d’introduire de la diversité, d’introduire des principes, pas forcément alternatifs (peut-être allons-nous revenir là-dessus), et des principes qui permettraient par une combinaison intelligente de proposer des cadres en fonction desquels les différents acteurs peuvent utiliser les opportunités qui leur sont offertes. C’est pour moi la base d’une politique intelligente dans laquelle chacun peut retrouver ses propres intérêts dans le cadre de négociations qui sont nécessairement à grande échelle et extrêmement complexes à opérer. Mais c’est vraiment l’enjeu de la période contemporaine.

4. Quels sont selon vous les enjeux de la mobilisation d’une approche par les communs dans les réflexions sur (i) la gouvernance ? (ii) les territoires et leur dynamique ? (iii) les politiques publiques ?

La gouvernance : J’ai travaillé très tôt, dès que le terme est intervenu, sur ce que cela pouvait vouloir dire. Je continue à penser que c’est un terme à la fois très utile mais qui cache des réalités si différentes que fondamentalement, cela peut être un piège assez considérable.

Donc, ce que je crois, c’est que la gouvernance permet de réintroduire un principe « bottom up » là où quasiment tout le monde pense en sens contraire, c’est-à-dire détermine des approches où tout est pensé à partir de l’État selon des politiques qui sont beaucoup trop uniformisantes et synthétisantes. Donc cette vertu fondamentale c’est de réintroduire du mouvement et surtout, d’écouter ce que les populations attendent, souhaitent, et peuvent supporter en termes de transformation et d’innovation.

Pour le reste, on vient de ressortir La sécurisation foncière (Le Roy, Karsenty, Bertrand, 1re éd. 1996) dont une bonne partie est consacrée aux forums, aux lieux dans lesquels les questions doivent être débattues. Et ça, ça apparaît comme une question absolument cruciale en ce moment. Il va falloir une véritable réflexion nouvelle pour savoir ce que l’on entend par « forum foncier ».

Les territoires : Ce qui est passionnant, c’est qu’à la notion de communs est associée la notion de pluralisme juridique, et donc, la notion de pluralisme territorial est absolument fondamentale. Nous avons une idée beaucoup trop schématique selon laquelle la notion de territoire est associée à l’État, et donc à une représentation très géométrique des choses, dans laquelle l’unification là aussi est à la place.

Les communs permettent d’avoir une approche selon laquelle la pluralité est constamment invoquée et les réponses multiples sont susceptibles d’être coordonnées, d’être « complémentarisées », etc. Donc on va pouvoir multiplier les opportunités pour les acteurs pour qu’ils puissent se situer, se déterminer, prendre des initiatives, se construire des avenirs qui soient à la hauteur de leurs ambitions, de leurs intérêts, de leur vocation, etc. Cela peut être une véritable opportunité extraordinaire de création d’avenirs dans lesquels les gens pourront se reconnaître.

Les politiques publiques : Les politiques publiques sont pour moi en crise, plus ou moins profonde, mais en crise. Je travaille sur la crise des politiques publiques au Mali, et j’arrive à des choses où… je cite le ministre des Domaines : « Il n’y a plus d’État. »

Cela fait 25-30 ans que j’écris sur la refondation de l’État, la refondation des politiques publiques. Je crois que les pays du Sud, qui n’ont pas partagé notre représentation des fondements de l’État (parce qu’ils sont judéo-chrétiens, et que leurs fondements sont différents), se trouvent être dans une période de très grande incertitude.

Repartir des communs, c’est-à-dire repartir des modalités de partage telles qu’elles se réalisent au quotidien, c’est une extraordinaire occasion de reconstruire une société de la base vers le haut, et non pas d’imposer un modèle du haut vers le bas comme je l’évoquais tout à l’heure. C’est pour moi une question de survie même pour l’avenir de ces sociétés évidées par des notions telles que le service public, l’intérêt général, l’État de droit. Ces grandes notions (auxquelles je crois chez nous) sont inopérantes là-bas où on les invoque sans regarder très bien ce qu’il y a derrière… Or c’est le bluff, il n’y a rien, c’est de la fiction. Dans toutes les situations sur lesquelles je travaille actuellement, derrière l’écran mou invoqué par un certain nombre d’acteurs, il n’y a plus que faux-semblants et invraisemblances, un théâtre d’ombres, le mythe de la caverne selon Platon. Pour moi, c’est gravissime. Partir des communs, c’est la possibilité de relancer quelque chose, de reconstruire, de refaire des fondations.

5. Voyez-vous ces dernières années une évolution par rapport à la prise en compte des communs, à leur nature, leurs enjeux ? Si oui, comment analysez-vous cette évolution ?

Pour moi, c’est paradoxal, parce que là où les communs continuent à être pratiqués, surtout implicitement, c’est-à-dire dans les pays du Sud, les discours tenus à l’échelle des instances étatiques et internationales sont encore actuellement quasi ignorants de la notion de communs.

Il y a là une réticence paradoxale car tous les discours sont des discours propriétaristes, en particulier lorsque l’on aborde la question du foncier. Il y a un raidissement idéologique, comme s’il y avait une crainte, en entrant dans une période d’incertitude, d’accepter cette évidence que ce sur quoi on a basé les stratégies pendant 50 ans (mais en fait depuis près de deux siècles) était en fait fondé sur un certain nombre de mauvaises appréciations, voire d’erreurs, et que donc il faut changer.

Certains comprennent qu’il faut changer, mais au bord du précipice, on ne sait pas très bien quelle stratégie adopter. En tout cas, pour moi, il y a un raidissement très grave, mais en même temps plein d’espoir, car ce raidissement indique que certains commencent à prendre conscience… Comment cela va se faire ? Avec Gaël Giraud, et l’AFD… ? Lorsque l’AFD passe de l’autre côté du miroir de la propriété (comme dans Alice au pays des merveilles), c’est la Banque mondiale qui se trouve très directement interpellée… Lors de la COP 21 j’ai présenté en conférence notre manière, au sein du CT F&D, d’aborder cette question : accueil tout juste poli. Comment va se faire la transition - adaptation à de nouveaux enjeux à la fois climatiques et stratégiques ? Toujours de manière très délicate. Mais en tout cas, ce qui semble évident, c’est que dans les pays du Sud, il y a un raidissement idéologique considérable, comme si les riches, les puissants et les élites commençaient à avoir peur.

Par contre chez nous, dans les pays du Nord, on a entendu David Bollier hier, on voit se développer des formes de recours à des communs hors institution à travers toutes ces procédures et ces processus qui privilégient la location à la propriété, et qui sont le covoiturage, le coworking, etc. Ce sont des manifestations du souci de notre société de gérer autrement notre rapport aux ressources sans remettre en question le droit de propriété, et en le ménageant par des procédures qui sont généralement celles de la location, ou de l’utilisation de services (payants plus que gratuits d’ailleurs).

Je pratique un site qui est « Communs Rennes ». Ce site, depuis un an et demi, fédère une quarantaine d’associations répondant à des objectifs complètement différents, qui vont de la garde d’enfants aux jardins ouvriers, en passant par des tas de choses « communes », et qui échangent sur une base phénoménale. Ce faisant il dynamise une démarche de collectifs, autour de la ville de Rennes, qui n’est pas politiquement récupérée. Or cette dynamique se développe à grande vitesse, d’une manière exponentielle. C’est également le cas à Avignon, où je vous donnerai le contact d’une personne qui a assisté à l’une de mes conférences sur le foncier là-bas, un type extraordinaire.

Partout, il y a des initiatives qui sont en train d’être prises. Idéologiquement c’est ambigu sans doute. Il y a des tas d’attentes de nature différente. Ces démarches ne remettent pas en question la propriété, à la différence peut-être de la démarche de Dardot et Laval, mais jouent de manière différente ce rapport avec des stratégies dans lesquelles l’idée de devenir propriétaire est quelque chose de très secondaire.

6. Pourquoi selon vous est-il pertinent d’analyser en termes de communs les pratiques foncières ? Quels enjeux ? Quels sont les éléments ou modalités d’action qui selon vous permettent de saisir les communs dans l’analyse des pratiques foncières ?

Parce que la terre (et pas seulement le rapport au foncier et à la propriété) est le support de tout un ensemble d’actions et de représentations dans lesquelles une bonne partie de la capacité de reproduction des sociétés est associée. C’est à la fois l’idée de permanence, avec ces représentations que l’on peut retrouver dans le Pétainisme en 1940, par exemple, qui disait : « La terre ne ment pas ». C’était incroyable, mais en même temps cela représentait un certain nombre d’idées de transmission de permanence, d’un certain nombre de choses comme cela qui restent importantes pour faire société dès lors qu’on n’est pas enfermé dans des conservatismes, des retours en arrière.

Par ailleurs la pluriactivité dans l’utilisation des ressources du sol m’apparaît comme une évidence, non seulement dans les pays du Sud, mais aussi dans une bonne partie des pays du Nord. Même dans mon village picard, je m’aperçois que l’on est toujours dans des polycultures avec des adaptations continues, dans des contextes de grands investissements technologiques. Cette polyactivité renvoie à cette idée selon laquelle il y a un ensemble de services et d’usages qui peuvent être tirés du sol, et l’idée de communs permet justement de rendre compte de l’ensemble de ces potentialités, surtout quand on envisage les communs d’une manière non institutionnelle.

C’est une question que l’on va sans doute retrouver tout à l’heure. Mais en fait, il y a une évidence, c’est que nous pratiquons les communs sans le savoir, constamment, simplement parce que la référence est sortie de nos usages depuis le XVIIIe siècle. Pourtant, ensemble, nous constituons déjà un commun, certes très informel, parce que nous partageons quelque chose. À partir de deux participants, nous constituons une communauté. Nous partageons une ressource immatérielle : la connaissance. Et puis il y a un minimum de règles, dont l’une est que c’est vous qui tenez l’ordre du jour, qui posez les questions, etc. Les trois exigences de base du commun (une communauté, une ressource, des règles de gestion) sont déjà réunies. En fait nous développons des relations un tant soit peu organisées, comme hier à l’AFD (c’était aussi un commun), mais dans des situations finalement très peu institutionnalisées et assez instables. Mais cette instabilité est absolument passionnante parce que c’est elle qui permet justement d’intégrer la vie, de répondre à toutes les attentes des acteurs. Donc les virtualités sont considérables ; il va falloir que nous réhabilitions ces potentialités pour faire en sorte de maîtriser le présent et de répondre à un certain nombre de vocations d’ordre supérieur, plus général. Comment appeler cela : intérêt général ? Je préférerais « intérêts communs ».

7. Pensez-vous qu’il soit pertinent de disposer d’une classification des communs ? Si oui, selon quels critères et pour quelle utilité ? Si non, pourquoi ?

Oui et non car c’est un peu compliqué parce que de manière personnelle, en tant qu’anthropologue, je suis contre les typologies. J’essaye d’éviter le plus possible les typologies parce que toute typologie est une manière de figer la réalité, alors que la réalité est toujours mouvante : toute typologie contient ce risque fondamental. Ceci dit, sans typologie, je fais pourtant des distinctions. Je fais deux distinctions, et, pour l’instant, j’essaye de ne pas aller plus loin.

La première c’est entre primo communs, donc des communs originels qui sont développés sans influence de la marchandisation (le marché généralisé du capitalisme), et les néo communs qui se développent dans des contextes où ils doivent cohabiter avec des droits de propriété plus ou moins exclusifs et absolus. Première distinction qui me paraît essentielle pour l’instant. Elle est en partie née de mes travaux de terrain aux Comores. Aux Comores pour l’instant on est à peu près certain que c’est comme cela qu’il faut avancer, avec Saïd Mahamoudou, mais je suis prudent, cela reste une hypothèse.

La seconde, on la teste actuellement avec Tamatoa Bambridge sur ce programme de l’AFD sur les Rahui, c’est-à-dire sur les interdits de pêche en Polynésie, et en fait, là, on est en face d’une démarche entre communs administrés et communs autogérés. Parfois l’administration veut imposer, ou réinventer la roue à un certain niveau, et utiliser une procédure supposée endogène pour imposer des normes de gestion de pêche, des quota, etc., non seulement dans les lagons, mais aussi dans des espaces entre les îles. Cela risque d’aller assez vite et assez loin. Lors du dernier comité de pilotage que nous avions à l’AFD il y a quinze jours, j’entendais le chef de l’agence de l’AFD à Papeete qui avait la volonté de lutter contre les communs autogérés, en particulier dans une île, Rapa, où les habitants ont imposé leurs propres modes de gestion. Cette distinction-là me semble aussi à travailler. Pour l’instant, je ne sais pas trop jusqu’où on peut aller dans la recherche d’une coexistence entre la voie administrée et la voie autogérée, où on peut retrouver la fable du pot de terre et du pot de fer. Ce que je sais, c’est que nous, à la française, on a tout à fait la tentation de recourir à un mode administré de gestion. Cela me paraît être un risque énorme, et il va falloir savoir jusqu’à quel moment on reste dans l’idéologie des communs. Ce qui suppose à ce moment d’avoir une définition a minima des communs. Pour ma part, je reprends celle de David Bollier : une communauté, une ressource partagée et une ou des règle(s) de gestion.

Quelle est l’utilité de cette distinction, de cette typologie ?

Je voudrais refuser l’idée de typologie, je préfère parler de distinction, et de distinction qui couvre une partie de l’extrême richesse des actions et des réactions des individus lorsqu’ils ont à partager des ressources. Il y a là un processus d’ordre très général, et à un moment donné, il donne lieu à un certain type d’organisation, et cette organisation, si elle répond à un certain nombre de conditions, devient « communs », à la manière de Dardot et Laval.

C’est comme cela que je vois le processus. Cette situation peut se concrétiser dans des contextes où il y a ou non marchandisation, où il y a intervention de l’État ou non. Mais très clairement, comme David Bollier, je dis que les communs sont confrontés à deux problèmes fondamentaux : le marché et l’État. Ce sont les deux facteurs qui ont très largement altéré la place et le rôle des communs dans nos sociétés et qui continuent encore à avoir un rôle moteur. Mais en même temps, ces deux cadres, ces deux principes d’organisation sont en crise, et un certain nombre d’acteurs sentent qu’ils peuvent utiliser les communs pour s’inscrire dans des réponses qui vont soit corriger les faiblesses du marché et de l’État, soit, pour quelques-uns, se substituer au marché et à l’État (cf. Dardot/Laval…).

On est dans une situation extrêmement ouverte dans laquelle on doit accepter de regarder toutes les opportunités possibles, pour nous, chercheurs. Pour un décideur, c’est bien entendu un autre type de réalité. Pour nous chercheurs, ce n’est pas la même chose pour vous que pour moi qui fais de la recherche fondamentale. J’ai fait de la recherche appliquée. Vous, vous êtes beaucoup plus associée, par le Cirad, à la recherche appliquée. Les obligations de recherche ne sont pas les mêmes. Moi je peux me permettre de formuler, c’est un principe en recherche fondamentale, toutes les questions et toutes les réponses possibles. Ce n’est pas le cas dans la recherche appliquée où une partie des questions et des réponses sont données, posées, par le commanditaire. C’est autre chose. Ainsi, si les typologies sont utiles, voire nécessaires, en recherche appliquée, elles peuvent être stérilisantes en recherche fondamentale. C’est pourquoi je ne voudrais pas me laisser enfermer dans des problèmes de typologie.

8. Pensez-vous qu’il y ait un intérêt à mobiliser la coopération française sur l’appui aux« communs fonciers » dans les pays du Sud ? Pourquoi ? Comment (à quel niveau d’organisation, quelles relations avec l’action collective) ?

Oui… mais avec prudence et sans naïveté !

Dans une situation de crise à la fois intellectuelle et idéologique qui affecte les pays du Sud qui ont été « déformés » à notre image, mais qui se trouvent être quasiment incompétents pour assurer cette évolution/transformation de leurs propres institutions afin de répondre à des attentes qui sont formulées par leurs populations, il est très clair que les différentes coopérations bilatérales ou multilatérales ont un rôle d’autant plus important qu’elles ont été elles-mêmes la cause première de toutes ces dérives et de tous ces désastres. Vous êtes trop jeune pour avoir vécu cela, mais durant les années 60, je voyais avec terreur au Sénégal et ailleurs ces machines en train de décerveler les acteurs et les populations, au nom d’un nouveau dieu, le développement. Je pense que si un certain nombre de coopérations, dont la coopération française, dont l’AFD en particulier, sont convaincues que l’on peut changer de pied, et passer à quelque chose qui soit moins destructeur des potentialités de mobilisation des populations, allons-y, allons-y vraiment avec l’espoir que l’on va corriger au moins un siècle, un siècle et demi d’erreurs absolument tragiques. Nos responsabilités sont énormes, au moins moralement, sinon politiquement.

Le choix de nos agents de la coopération française en poste en Afrique est stratégique. Lorsque je vois les relations que nous avons avec nos représentants à l’ambassade de France à Bamako, c’est angoissant de stérilité. Certains sont quand même capables de comprendre qu’il y a de bonnes opportunités à travers une évolution des politiques. Beaucoup d’autres sont nimbés de l’idée jacobine à l’état pur, d’une certaine autorité de l’État, d’un État monologique, etc., et vont tout faire pour plus ou moins déstabiliser ou détruire ce que l’on va essayer de faire à partir des communs.

Cela paraît évident, mais cela reste aussi évident qu’il faut aller le plus loin possible dans les propositions de politiques pluralistes. Il ne faut pas opposer les communs à la propriété. Ce serait une erreur absolue car non seulement on heurterait les propriétaires directement, mais aussi parce que la réalité du monde va vers une combinaison de formes en communs et en propriétés privées et publiques. C’est ce que disait déjà Elinor Ostrom dans les années 90, et là-dessus, je suis d’accord avec elle. Nous sommes dans un monde complexe, c’est cela qui est important. Un monde dans lequel il y a déjà eu plusieurs mondialisations qu’il faut rendre plus ou moins complémentaires.

9. Quelles sont selon vous les opportunités et les contraintes (obstacles) d’un investissement de la coopération française sur les « communs-fonciers » ?

Les opportunités, c’est qu’un certain nombre de chercheurs français et aussi d’acteurs de la coopération, des diplomates parfois, ont une connaissance des sociétés africaines absolument exceptionnelle encore. Et par rapport à beaucoup d’autres coopérations, ou beaucoup d’autres acteurs, nous détenons encore une connaissance et une capacité d’analyse, de compréhension, d’explication qui est assez exceptionnelle et que nous avons la possibilité de mobiliser. Ce Comité technique (CT F&D) existe en France et ne pouvait exister ailleurs jusqu’à une période très récente. Les Anglais sont en train d’y arriver, mais cela veut dire qu’il y a chez nous un vivier de connaissances et de compétences qui est quand même tout à fait exceptionnel et qu’en continuant à le mobiliser on peut aller vers des choses qui sont extrêmement intéressantes.

Les limites, ce sont des limites idéologiques implicites, ce sont des petites frayeurs quant aux changements et à l’idée que l’on peut passer d’un modèle à un autre type de modèle. Ce sont toutes ces petites mesquineries, ces bureaucraties qui font que cela va être une grosse bagarre, mais une belle bagarre. Ma dernière bagarre, mais une belle bagarre ! Au bout de 40, 50 ans, on peut non seulement accepter la pluralité, mais aussi construire une certaine forme de pluralisme. Et cela c’est génial pour moi, surtout pour eux, en permettant de réinclure les exclus.

10. Pouvez-vous nous indiquer des travaux, des références bibliographiques ou des personnes ressources que vous considérez comme incontournables pour initier le chantier sur les communs au sein du CTFD ?

J’en ai déjà transmis un certain nombre au Comité, je n’y reviens pas dans cette transcription à publier. Concernant les références bibliographiques, parmi les plus récentes :

  • Hybrid land regulation between the commons and the market land tenure in the Comoros, www.worldbank.org/en/research/brief/world-development-2017-background-papers

  • « Le droit, ennemi du commun ? », entretien avec Gabriela Coman et Alain Deneault, Liberté (Montréal), n° 306, hiver 2015, p. 9-13.

  • Etienne Le Roy. Des Communs « à double révolution , Droit et Société, Etudes, vol. 94, 2016, p. 603-624.

  • Etienne Le Roy. « Les communs et le droit de propriété entre concurrences et convergences », La revue foncière, n° 4, avril-mai 2015, pp. 28-32.

  • Etienne Le Roy, Alain Karsenty, Bertrand Alain, 2016, La sécurisation foncière en Afrique, pour une gestion viable des ressources renouvelables, Karthala, collection Hommes et sociétés, Paris (1re éd. 1996).

  • Mahamoudou Said, 2016, Les Comores, A qui la terre ? Sous les conflits de propriété, les réalités de la gestion en commun, Karthala, collection Hommes et sociétés, Paris.

Étienne Le Roy, chercheur et anthropologue du droit, est membre d’AGTER. Nous le remercions de nous avoir autorisé à reprendre son entretien sur ce site de ressources documentaires.