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Written by: Michel Merlet
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Organizations: Association pour contribuer à l’Amélioration de la Gouvernance de la Terre, de l’Eau et des Ressources naturelles (AGTER), Association des Etudes Foncières
Type of document: Paper / Document for wide distribution
Communication présentée au colloque de l’ADEF (Association Des Etudes Foncières) « Où produire les énergies renouvelables ? Les prochaines compétitions pour l’espace », Paris, Maison de la Mutualité, 23 octobre 2007
La promotion et le développement des agrocarburants fait débat. La possibilité, susceptible d’améliorations avec l’arrivée d’agrocarburants dits de seconde génération, d’utiliser les mécanismes de captation de l’énergie solaire par la photosynthèse pour produire de façon permanente l’énergie dont l’humanité a besoin ne peut être critiquée en soi. Par contre la façon dont se met en place la production de ces carburants du futur pose des problèmes extrêmement graves. Ces problèmes sont fréquemment évoqués, mais le lien avec les petits producteurs agricoles est peu abordé.
La communication souligne le lien entre la production des agrocarburants et les dynamiques des systèmes agraires dans le monde, et particulièrement dans les pays du Sud. L’impact attendu sur l’accès à la terre semble clair. Il faut s’attendre à une concentration de plus en plus grande et des phénomènes d’appropriation privative de zones qui sont encore sous le contrôle de petits producteurs et de peuples indigènes. L’auteur attire l’attention sur les effets destructeurs irréversibles que peut avoir leur promotion si celle-ci se fait sans que de nouveaux mécanismes de gouvernance du foncier et des ressources naturelles aient été mis en place. Ces effets portent à la fois sur les ressources naturelles, sur les dernières grandes zones de forêts tropicales, mais aussi sur les agricultures paysannes.
L’expérience du Brésil qui tente d’articuler la production de biodiesel avec l’agriculture familiale est intéressante. Elle essaye de procéder différemment par rapport aux politiques antérieures: la promotion du bioéthanol avait bénéficié uniquement aux grandes exploitations de canne à sucre. Il est trop tôt pour en évaluer l’impact, mais nombre d’observateurs émettent des doutes sur ses chances de succès dans le contexte actuel.
La promotion des agrocarburants (production et consommation) fait l’objet d’une campagne mondiale d’une ampleur inédite, mise en place par des dizaines de gouvernements de par le monde, un certain nombre de grandes entreprises (dont des entreprises pétrolières) et certaines organisations de producteurs agricoles. Elle vise le remplacement partiel du pétrole dont les gisements facilement utilisables s’épuisent et s’appuie avec force sur la prise de conscience des effets dramatiques du réchauffement climatique.
Depuis quelques mois, des questionnements de plus en plus nombreux et de plus en plus virulents sont formulés sur le développement des agrocarburants. Ils proviennent d’origines très diverses, et portent sur plusieurs aspects.
Les critiques de Fidel Castro dénonçant l’impact de cette politique sur l’accès à l’alimentation des plus pauvres, la famine pour des millions de personnes, sont en grande partie partagées par les auteurs d’un article de Foreign Affairs1. Jean Ziegler, rapporteur spécial de l’ONU pour le droit à l’alimentation, souligne que 232 kilos de maïs sont nécessaires pour faire un plein de cinquante litres de bioéthanol, et qu’avec cette quantité de maïs, un enfant peut vivre pendant un an. Il prévoit des hécatombes prochaines dans les pays en développement et demande un moratoire de 5 ans pour la production de biocarburants.2
Une analyse fine des bilans énergétiques globaux des différents agrocarburants montre que les filières actuelles d’éthanol et de biodiesel sont très loin de constituer une solution miracle de remplacement des carburants fossiles3.
L’efficacité des agrocarburants en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre n’est pas non plus si évidente. Paul Crutzen, prix Nobel de chimie 1995, affirme qu’un litre de carburant issu de l’agriculture peut contribuer jusqu’à deux fois plus à l’effet de serre que la combustion de la même quantité de combustible fossile, du fait des émissions de protoxyde d’azote dues à l’agriculture intensive4.
Les références aux « bio »-carburants, aux voitures « vertes » ne sont pas ingénues ni gratuites. Les nouveaux slogans relèvent souvent de la mystification. Bien sûr, ce mythe construit autour des agrocarburants a une fonction principale: faire croire que les modes de consommation de nos pays développés pourront se maintenir et s’étendre aux pays émergents.
Les intérêts financiers qui sont en jeu sont considérables. Les évolutions extrêmement rapides des modes d’utilisation des ressources et d’organisation sociale de la production à l’échelle de la planète auront souvent un caractère irréversible à court et moyen terme. Quels impacts aura cette politique dans les pays du Sud ? Quelles conséquences peut on attendre pour l’humanité toute entière ?
Mon intervention lors de ce colloque de l’ADEF sur les compétitions pour l’espace pour la production des énergies renouvelables a pour objet d’attirer l’attention sur les articulations entre notre politique nationale et des dynamiques plus larges et de faire le lien avec les formes d’agriculture et l’accès à la terre et aux ressources naturelles dans le monde.
A. Les agrocarburants, sous leur forme actuelle, vont accélérer les processus de destruction des économies paysannes du monde et aggraver la pauvreté
Nature et effets de l’explosion actuelle des prix agricoles
La forte augmentation en monnaie constante des prix des matières premières agricoles, et en particulier des céréales, au cours des derniers mois, est due en partie à l’utilisation d’une partie des terres et des productions pour produire de l’énergie. Mais elle est aussi liée à d’autres facteurs structurels : conséquences des problèmes climatiques (sécheresse en Australie, inondations en Chine, …) augmentation de la demande solvable dans un certain nombre de pays émergents et quasi rupture de stocks de produits alimentaires.
Sur le long terme, la tendance lourde d’évolution des prix des matières premières agricoles a été une chute constante, liée structurellement aux gigantesques gains de productivité qui ont eu lieu depuis un siècle dans les secteurs de l’agriculture qui fournissent les marchés mondiaux. Comme l’a montré le professeur Marcel Mazoyer, cette chute des prix entraîne une paupérisation croissante de l’immense majorité des paysans du monde, dont les niveaux de productivité nette du travail sont plusieurs centaines de fois inférieurs à ceux des systèmes agricoles modernes.
Si cette hausse spectaculaire des prix agricoles a des effets dramatiques à court terme sur l’accès aux aliments pour les populations urbaines et les populations rurales qui doivent acheter leur alimentation de base, on pourrait penser qu’elle devrait avoir un effet structurel de moyen terme très positif en augmentant sensiblement la rémunération du travail des paysans pauvres, qui constituent encore aujourd’hui un pourcentage considérable des pauvres de la planète.
Rien n’est moins sûr. Dans les années 70, les prix agricoles ont également augmenté de façon extrêmement brutale. Ils ont en quelques mois retrouvé leurs niveaux de 1950 en monnaie constante. Cet effet n’a pas duré. Les fortes opportunités de profit qui étaient alors apparues ont provoqué une ruée du capital vers les terres accessibles gratuitement ou à très faible coût et vers les contrées à faible coût de la main d’œuvre. Des systèmes de grande production modernisée se sont implantés sur des centaines de milliers d’hectares dans les pays du Sud, au Brésil, en Argentine, en Asie. En quelques années, les prix mondiaux sont revenus à leur niveau de la fin des années 60 et ont repris leur tendance structurelle de baisse. La rapidité du phénomène a entraîné la ruine de millions de petits producteurs qui avaient essayé de profiter de la hausse en modifiant leurs systèmes de production5.
La hausse actuelle des prix de certains produits agricoles est-elle de nature différente ? M. Mazoyer affirme qu’elle produira les mêmes effets destructeurs que celle des années 70. D’autres spécialistes pensent au contraire que la pénurie de produits alimentaires est durable, du fait des conséquences des changements climatiques et de la fin annoncée des stocks de combustibles fossiles.
Il nous semble clair que tant qu’il existera des espaces naturels utilisables vierges ou sous exploités, tant qu’il existera des sociétés ou la force de travail peut être exploitée avec des salaires très bas, les mouvements de capitaux continueront à s’effectuer de façon à maximiser les profits. Le scénario des années 70 se reproduira. C’est ce à quoi nous commençons à assister aujourd’hui. Toutes les informations disponibles semblent confirmer que le développement des agrocarburants tel qu’il se met en place va accélérer le processus de destruction des ressources naturelles, approfondir la déstructuration des paysanneries et contribuer à augmenter la pauvreté et la faim dans le monde.
Les impacts sur l’accès aux aliments pour les plus pauvres, la conservation de la biodiversité, la disponibilité en eau et les structures agraires
Un cas concret. Le Pérou.
Prenons l’exemple du Pérou6, beaucoup moins souvent cité que celui du Brésil. Le pays n’a pas besoin de nouvelles sources d’énergie pour être autosuffisant. Mais il veut continuer à développer ses exportations de gaz. Le Gouvernement a choisi de promouvoir le développement des « biocombustibles », en accord avec un certain nombre de grandes entreprises au lieu de développer d’autres sources d’énergies non polluantes comme par exemple l’énergie géothermique.
Production d’éthanol à partir de la canne à sucre, moyennant une consommation d’eau considérable. 10.000 ha de terres ont été adjudiquées à l’entreprise Maple Etanol SRI (USA) pour la plantation de canne pour l’exportation d’éthanol dans la vallée de Chira. Le gouvernement régional aura du mal à prendre en compte les problèmes posés par l’accès à l’eau et à la terre des petits producteurs de la région, car le contrat prévoit qu’il reçoive par an pendant 20 ans 500.000 dollars. Un autre investisseur, le groupe Romero, aura accès à 3700 ha dans la région de Piura.
Production de biodiesel à partir de plantations de palmiers à huile dans le bassin amazonien. Les usines sont en construction avec différents investisseurs, le groupe Romero, Heaven Petroleum Operators, et Pure Biofuels.
Un autre projet envisage la production de 100 000 ha de colza dans plusieurs départements.
On sait très peu de choses sur la façon dont sera organisée la production. Ce qui est sûr, c’est que les premières assignations de terre privilégient les très grandes exploitations. Mais, pour atteindre les chiffres évoqués, la reconversion des surfaces actuellement cultivées en riz et en cultures vivrières devra nécessairement empiéter sur les terres des unités paysannes. Fernando Eguren constate que ces lignes politiques n’ont fait l’objet d’aucun débat avec les organisations de producteurs ni d’aucune étude sérieuse d’impact environnemental. Dans un pays où le climat est désertique sur toute une partie du territoire, la compétition pour les ressources ne se limitera pas à la terre, elle touchera aussi l’eau, souvent amenée depuis la cordillère andine par des canaux d’irrigation. La promotion de la culture de la canne à sucre n’est certainement pas l’option économique la plus intéressante pour la majorité de la population péruvienne. De puissants lobbies réalisent à leur convenance une recomposition du capital et une redistribution de la terre et des ressources naturelles qui aura sans nul doute des conséquences écologiques, sociales et économiques très lourdes.
Une crise alimentaire exacerbée
L’augmentation du prix du maïs au Mexique au cours de 2007 ne fait que préfigurer ce qui risque de se généraliser au cours des prochaines années. L’IFPRI, Institut International de Recherches sur les Politiques Alimentaires dont le siège se trouve à Washington, calcule que le phénomène des agrocarburants provoquera d’ici 2025 une augmentation de 600 millions de personnes souffrant de malnutrition chronique. Le nombre de décès dus aux famines va également croître et les flux migratoires lointains s’intensifier de plus en plus. Ces conséquences sont en contradiction totale avec les objectifs de développement du Millénaire. Les tensions politiques et l’insécurité ne sauraient que croître dans un tel contexte.
Déforestation, perte de biodiversité, compétition autour de l’accès à l’eau
La pression sur les forêts tropicales en Amérique Latine (bassin amazonien en premier), en Asie (Indonésie, mais aussi Cambodge, …) en Afrique (bassin du Congo, …) pour installer des plantations de palmiers à huile est déjà une évidence. Les perspectives d’utilisation d’agrocarburants de seconde génération, et en particulier de végétation herbacée ou ligneuse, risque d’étendre cette menace aux écosystèmes de savanes et de prairies naturelles, jusqu’à présent objet de peu de convoitise de la part des entreprises multinationales et des grands investisseurs privés.
Déjà les plantations d’eucalyptus et d’autres espèces de croissance rapide se développent au sud du Brésil sous forme de monocultures et de « désert vert » sur des centaines de milliers d’hectares pour la fabrication de pâte à papier, alors qu’une agriculture paysanne après réforme agraire pourrait produire beaucoup plus de valeur ajoutée par unité de surface, offrir beaucoup plus de travail, et permettre le maintien d’une biodiversité beaucoup plus grande. Ces tendances risquent de se généraliser avec le boom des agrocarburants.
La pire solution pour la planète et la lutte contre le changement climatique serait sans doute de transformer ce qui reste de forêts tropicales en monocultures de plantation pour la production de combustibles pour les millions de voitures des sociétés développées.7
Enfin, dans certaines régions, la compétition pour l’accès à l’eau est en passe de devenir critique. Dans les pays du Sahel, on voit émerger des projets de production d’agrocombustibles sur des périmètres irrigués destinés jusqu’alors à la production de riz.8
Concentration foncière et ruine des structures paysannes
Les impacts sur la structure agraire et l’accès à la terre sont beaucoup moins souvent évoqués que ceux sur l’alimentation ou la biodiversité. Ils sont pourtant essentiels.
Il a été en effet démontré historiquement que la production agricole familiale était mieux à même que la grande production capitaliste (ou socialiste) à salariés de remplir les fonctions que la société attend de l’agriculture. La production de richesses par hectare est en général supérieure (fonction économique), elle permet de maintenir beaucoup plus d’emploi par unité de surface (fonction sociale), de mieux gérer les écosystèmes et les sols (fonction environnementale). Toutefois, ces avantages ne s’expriment que si des politiques agricoles et économiques appropriées sont mises en oeuvre. Alors que les besoins en aliments sont croissants, et que les compétitions autour de l’usage de la terre s’intensifient, la paupérisation et la destruction des paysanneries se traduit par une destruction des ressources naturelles et de la biodiversité, mais aussi et par une destruction des savoirs paysans.
Ces phénomènes sont irréversibles à l’échelle de temps qui nous intéresse ici, celle de quelques générations. On ne refait pas un paysan avec quelques années d’école. On ne refait pas un sol érodé ou pollué en quelques années. Redistribuer la terre quand celle-ci a fait l’objet d’une concentration beaucoup trop grande n’est pas non plus une opération facile: les réformes agraires exigent des luttes longues et douloureuses et n’ont pas toujours les résultats escomptés.
Les phénomènes que nous avons évoqués sont très largement le résultat de la mobilisation des grandes compagnies pétrolières, des compagnies de commerce de grains et de biotechnologies en vue d’accroître leur pouvoir et leurs profits à court terme9. Le laisser-faire et l’absence de régulations dans ces domaines d’accès au ressources et l’absence de politiques publiques destinées à promouvoir un développement durable et une agriculture différente moins consommatrice d’intrants industriels et plus en accord avec la nature hypothèquent fortement les possibilités de contrecarrer ces puissants intérêts privés qui ne coïncident en rien avec l’intérêt général.
B. il est encore temps de changer de cap
L’agriculture peut constituer une source d’énergie intéressante au niveau local sans que cela passe nécessairement par des agrocarburants industriels. Bois de chauffe, biogaz et compost en substitution des engrais azotés, par exemple, peuvent permettre des économies d’énergie significatives. Par ailleurs, les agrocarburants peuvent avoir des effets économiques positifs (diversification énergétique, amélioration de la balance commerciale, par exemple). Mais les plantes aux bilans énergétiques les plus favorables, la canne à sucre et le palmier à huile, sont le plus souvent cultivées dans des conditions économiques et sociales telles que les effets collatéraux sont extrêmement négatifs. Ces externalités négatives ne sont pour le moment pas véritablement prises en compte. Parmi celles-ci, la destruction des forêts tropicales par les plantations de palme, les producteurs de soja, ou les paysans pauvres sans autre accès à la terre a un effet dramatique tant au niveau du climat que de la perte de biodiversité.
Des politiques publiques et des subventions spécifiques ont toujours été nécessaires pour que puisse se développer largement la production et l’utilisation d’agrocarburants: appui à la production, réductions fiscales pour favoriser la consommation, imposition de normes d’incorporation d’un pourcentage d’agrocarburants dans les combustibles, réglementation. Ces politiques s’intègrent dans un ensemble beaucoup plus vaste de politiques nationales et de règles internationales (barrières tarifaires et non tarifaires, par exemple)10. Les changements doivent donc être globaux et sont nécessairement liés avec le type d’agriculture qui est recherchée ou privilégiée.
Le Brésil est un des deux principaux producteurs de bioéthanol dans le monde avec les USA. Il essaye aujourd’hui de développer la production et l’utilisation du biodiesel en incorporant l’agriculture familiale dans sa production, en donnant ainsi à celle-ci de nouvelles opportunités de revenus. Il s’agit de développer une voie très différente de celle qui avait été suivie pour le développement de la production du bioéthanol (Programme Pró-Alcool). Très largement subventionnée par l’Etat, elle n’avait bénéficié qu’aux très grandes unités de production de canne à sucre avec un impact écologique négatif. Le Programme National de Production et d’usage du Biodiesel (PNPB) est basé sur l’incorporation de matières premières non fossiles dans le diesel commercialisé et sur l’obligation pour les industries de transformation d’avoir un « label social » pour pouvoir passer de contrats de fourniture d’agrocarburants avec l’entreprise pétrolière brésilienne Petrobras. Pour obtenir ce label, les entreprises doivent travailler étroitement avec le mouvement syndical des petits producteurs et des ouvriers agricoles, tant pour la sélection des fournisseurs, pour la négociation des contrats, de l’assistance technique et des prix. Le pourcentage de matière première devant provenir de l’agriculture familiale varie suivant les Etats (50% dans le Nordeste, 30% dans le Sud, 10% dans le Nord et le Centre Ouest). Plus de 200.000 contrats devraient être signés d’ici fin 2008, pour des surfaces allant de 2 à 5 ha, essentiellement de ricin et de soja. Les syndicats paysans ont réagi différemment face à ce programme. La CONTAG11 s’est engagée résolument dans sa conception et sa mise en œuvre, la FETRAF12 et le MST13 s’opposent à un schéma qui propose l’intégration des producteurs paysans à des entreprises privées de transformation14. Une grande partie des usines étant encore en construction, il est trop tôt pour faire une évaluation de cette initiative, qui présente l’intérêt de chercher à construire une participation effective de la production paysanne au développement national mais comporte aussi un certain nombre de risques15.
Sans présumer du bilan final de cette politique, le cas du Brésil confirme qu’il serait possible de penser différemment la question des agrocarburants, en articulant la réflexion avec celle de la promotion de structures agraires moins concentrées, plus paysannes. Mais pour que des politiques alternatives soient mises en œuvre avec un succès durable, elles devront nécessairement s’insérer dans un projet de développement agricole qui modifie les rôles dévolus aux petits producteurs et aux grandes unités de production à salariés. Or Il n’est pas certain que les rapports de force entre ces deux composantes aient vraiment évolué dans ce pays.16
Une démarche qui s’appuierait sur des agricultures paysannes renforcées, diversifiées et susceptibles de trouver des solutions agronomiques adaptées à leurs écosystèmes respectifs, permettrait de réduire la pauvreté. Elle serait non seulement en accord avec l’intérêt de l’humanité, mais aussi avec celui de nombre de grandes structures capitalistes pour lesquelles la restriction de la demande solvable constitue la limite principale au développement des marchés. Le développement extraordinaire que connaît la Chine aujourd’hui n’aurait jamais été possible sans une transformation radicale des structures agraires, avec une réforme agraire ayant débouché après la décollectivatisation sur une production paysanne généralisée17.
Mais, après être revenu un moment à l’ordre du jour de l’agenda international avec la conférence de Porto Alegre de la FAO en 2006, la question de l’accès à la terre et aux ressources naturelles semble être de nouveau la grande absente. Le débat autour du changement climatique ne peut être laissé aux multinationales et doit impérativement s’articuler avec ces questions globales de société.
Ces questions doivent aussi être mise en perspective avec notre situation spécifique en Europe. C’est ce que nous essayerons de faire dans les conclusions de cette contribution.
C. Conclusions sous forme de réponses aux questions posées par le colloque
La relative autonomie en matière d’énergies renouvelables revendiquée des territoires français ou européens est elle réaliste au regard des échanges mondiaux ?
L’agriculture française ne peut pas soutenir la concurrence des agricultures modernisées des pays du Sud (ni dans quelques temps, de celles de certains pays de l’Est de l’Europe). Le coût du foncier et celui de la main d’œuvre y sont très inférieurs alors que pour les grandes exploitations de ces pays, les niveaux d’équipement et les techniques sont similaires. Ceci est vrai quelle que soit la production. Ce sont les subventions qui servent alors de variable d’ajustement et rendent possible le maintien de nombreuses productions dans ces conditions défavorables.
L’autonomie en matière d’énergies renouvelables dépendra donc du volume de subventions accordées, directement ou indirectement par le biais des allègements de taxes sur l’énergie. En dernière instance, ce sont les habitants dans leur ensemble qui permettent aux entreprises de faire des profits avec les agrocarburants ou les produits qui s’y rattachent. La répartition des subventions en lien avec ces nouvelles productions constitue un enjeu majeur, qui n’a pas grand-chose à voir avec les enjeux de la lutte contre l’effet de serre.
Si la compétition sur le sol disponible en France ne permet pas de produire à la fois les aliments et produits agricoles habituels et les agrocarburants en quantité suffisante pour atteindre les objectifs fixés, une partie des aliments ou des agrocarburants devra être importée. La façon dont sont produits les agrocarburants dans les pays lointains ne peut être considérée comme sans importance pour nous, puisque nous souffrirons à terme les conséquences de leurs effets environnementaux, sociaux, économiques ou politiques.
Voit-on se dessiner des spécialisations territoriales en termes de répartition des lieux de production et lieux de consommation à l’échelle européenne ou mondiale?
Comme nous l’avons expliqué, si l’on fait abstraction des endroits où existent des subventions massives (Amérique du Nord, Europe), c’est très clairement là où existent des terres très bon marché (donc permettant de prélever des rentes substantielles) et là où la main d’œuvre est la moins rémunérée que se localisent les grands projets de production d’agrocarburants. Cela s’opère aux dépends de la biodiversité et des forêts et par le truchement de grandes entreprises capitalistes qui détruisent aussi les savoir faire paysans, qui marginalisent et condamnent à l’exode ou à la famine des millions de producteurs familiaux.
En l’absence de mécanismes de régulations efficaces (qui devront sans doute parfois devenir planétaires et ne plus dépendre des seuls Etats souverains) ces spécialisations territoriales assassines ne prendront fin qu’avec l’épuisement des ressources naturelles et la disparition des paysanneries.
Les énergies renouvelables sont-elles une marchandise comme une autre? Quelles conséquences les choix européens peuvent avoir sur des pays tiers?
Elles pourraient l’être, s’il n’y avait pas de subventions et d’effets de substitution avec les productions alimentaires, ni d’interactions si fortes avec les marchés de la terre et des ressources naturelles. De toutes façons, le « marché libre » n’est pas du tout aussi libre que l’on veut bien l’affirmer. La main d’œuvre ne peut voyager librement.
Enfin, nous avons insisté sur le fait que la soi disant « énergie renouvelable » est produite avec des biens qui ne sont pas forcément renouvelés dans toutes les situations: les sols, la biodiversité, les savoirs et organisations des sociétés rurales sont susceptibles de s’épuiser, de disparaître si des politiques adéquates ne sont pas adoptées et appliquées.
Les choix européens en matière d’agrocarburants seront importants pour les pays du Sud et de l’Est. Ils doivent prendre en compte l’ensemble des variables sociales et environnementales dans les différents pays concernés et pas seulement la situation européenne.
La production d’«énergies renouvelables» est-elle partout un élément de développement économique local ?
Nous avons vu très clairement que non. Ce peut être même exactement l’inverse. L’importance de la demande, du fait de la hausse du prix des énergies fossiles et des politiques des Etats développés et de certains Etats de pays intermédiaires ouvre la possibilité à de gigantesques profits. Ce sont essentiellement de très grosses entreprises qui se positionnent sur ces nouveaux marchés. En se développant là où la terre et la main d’œuvre sont les moins chères, leur objectif est la recherche du profit immédiat. Elles peuvent le faire sans crainte et sans souci de durabilité car la facture environnementale à moyen terme ne sera pas à leur charge.
La déforestation de vastes zones (Indonésie, Amazonie), une concentration foncière aux proportions gigantesques (ou la consolidation de cet état de fait avec la revitalisation de grands domaines fonciers), la mise en place de systèmes de cultures miniers (monocultures utilisant parfois des variétés génétiquement modifiées et de grandes quantités d’intrants industriels, et profitant de la fertilité naturelle des sols) constituent tout le contraire d’un développement rural durable et d’un réel développement économique local. Les entreprises migrent quand les ressources sont épuisées. Le capital est mobile et ne se gère pas comme devrait être géré le patrimoine des générations futures.
L’augmentation de la compétition pour l’espace agricole contribue à la hausse des prix des produits agricoles. Cette hausse brutale, extrêmement grave pour les populations les plus pauvres urbaines et demandant évidemment des mesures compensatoires, serait bénéfique à moyen terme pour les paysans pauvres si elle se maintenait dans le temps. Mais en l’absence de politiques agricoles favorables au développement de la production familiale, cette hausse brutale risque d’avoir un effet boomerang extrêmement négatif.
Tout pourrait se passer différemment si la production d’énergie à partir des végétaux s’inscrivait dans un ensemble différent de politiques d’accès à la terre, de préservation des ressources naturelles et de promotion de la sécurité alimentaire.
Ce sont ces mécanismes de gouvernance mondiale qu’il convient de développer. Le développement d’un label de biens environnementaux, avec des agrocarburants provenant de pratiques agricoles durables pourrait constituer une voie intéressante, mais on constate encore très peu d’avancées dans ce sens au niveau des discussions des règles du commerce international.
1 Ford Runge et Benjamin Senauer. How Biofuels Could Starve the Poor. Foreign Affairs, USA, May/June 2007.
2Nouvelobs.com, 11 octobre 2007.
3Voir par exemple la fiche de synthèse proposée par Le Réseau Action Climat-France, Note sur les biocarburants en Mai 2006. (www.rac-f.org).
4Stéphane Foucart. L’essor des agrocarburants pourrait aggraver le réchauffement climatique. Le Monde, 24/09/07.
5M.Mazoyer, diverses publications et exposé de Juillet 2007, Conférence internationale FOROLACFR, La Paz. Bolivie.
6Source. Fernando Eguren. La Revista Agraria. Pérou. Février et Juin 2007.
7Voir les argumentaires développés par biofuelwatch www.biofuelwatch.org.uk/
8Au Mali, à l’Office du Niger, la cession pour la production d’agrocarburants à des entrepreneurs de quantités importantes de terre auparavant exploitées par des petits producteurs illustre cette compétition explosive pour l’accès à l’eau. Cette évolution se fait avec l’appui de la Millennium Challenge Corporation, organisme mis en place par le président Bush. L’huile de pourghère est considérée comme prometteuse comme biocarburant. Des multinationales comme Novartis s’y intéressent et participent au financement de projets dans cette région.
9Rappelons que la concentration des entreprises qui opèrent sur les marchés des matières premières agricoles et des intrants et semences est considérable. Deux entreprises, CARGILL et ADM (Archel Daniels Midlan) contrôlent 65% du commerce mondial des grains. Cette dernière contrôle 30% du marché de l’éthanol aux USA. Source: Annie Dufey, IIED, Producción y comercio de biocombustibles y desarrollo sustentable: los grandes temas. Sept 2006. (une excellente synthèse sur la question des agrocarburants, disponible en anglais et en espagnol sur le site de l’International Institute for Environment and Development www.iied.org/)
10La situation actuelle est encore très confuse. Ainsi, le bioéthanol est considéré comme un produit agricole, et est donc régis par les Accords sur l’Agriculture de l’OMC alors que le biodiesel est considéré aujourd’hui comme un produit industriel.Source: Annie Dufey, IIED, Op cit
11Confédération Nationale des Travailleurs de l’Agriculture. Elle regroupe à la fois des petits producteurs et des salariés agricoles.
12Fédération des Travailleurs de l’Agriculture Familiale.
13Mouvement des Sans Terre.
14Tout ce paragraphe s’appuie sur l’article de Ricardo Abramovay et Reginaldo Magalhães, O acesso dos agricultores familiares aos mercados de biodiesel: parcerias entre grandes empresas e movimentos sociais. RIMISP 2007.
15 La CPT (Commission Pastorale de la Terre) considère d’hors et déjà que c’est un échec, et qu’il n’y a pas eu depuis 2 ans d’augmentation significative des surfaces en ricin, l’essentiel du biodiesel étant produit à partir de soja. Elle craint que les bénéficiaires se limitent aux agriculteurs pouvant mécaniser leur production. CPT, Os problemas da mamona e do selo social, 12/10/07.
16Le Brésil présente la spécificité d’avoir deux ministères de l’agriculture, un pour la grande production, et un pour la production familiale, dotés de moyens extrêmement inégaux. La réforme agraire ne progresse guère, et les sans terre, extrêmement nombreux, continuent d’être victimes de violences continuelles.
17La réforme agraire chinoise a permis de dégager les excédents à l’origine du processus d’industrialisation, souvent au pris de lourds sacrifices. Ceux-ci continuent aujourd’hui avec la fourniture d’une main d’œuvre très bon marché qui migre temporairement en ville ou dans les usines. Ils deviendront progressivement des consommateurs de plus en plus importants.
merlet_adef_2007_agrocarburants_fr.pdf (100 KiB)