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L’impossible propriété absolue

Written by: Joseph Comby

Writing date:

Organizations: Association des Etudes Foncières

Type of document: Paper / Document for wide distribution

Documents of reference

Comby, Joseph. in ADEF « Un droit inviolable et sacré », 1990.

Summary

Les Etats Généraux, le 26 août 1789, ont-ils voulu instituer « la » propriété ? C’est sur un bien singulier pluriel que Joseph Comby bâtit une démonstration en deux temps. D’abord, il convient de réviser notre interprétation du texte de 1789 à la lumière de l’histoire. « Les propriétés étant un droit… » : il n’est que de se rappeler la diversité et la superposition des droits sur le sol, encore au XVIIIe siècle, pour comprendre que cette déclaration ne les remet pas en cause - le propos étant de « créer les principes d’un Etat de droit » et les protéger contre l’arbitraire de l’administration royale. En second lieu, « la » propriété absolue a-t-elle jamais eu un sens ? « La Révolution n’a pas créé la propriété, elle a consacré la suprématie d’un ayant droit sur les autres… Elle a inventé le propriétaire », achevant par là même une évolution sociale de plusieurs siècles. La propriété, elle, n’était pas née qu’elle était déjà vidée de son contenu par les impôts et servitudes.

La propriété est un mythe créé à la Renaissance par l’invention « sur mesure » d’un droit romain, qui a influencé le Code Civil, et dont on démonte aisément l’argumentation. Nous vivons sur ce mythe : notre législation commence toujours  » par faire semblant de croire «  au droit de propriété, pour en multiplier les limites, contraintes et exceptions. Retrouvons le pluriel de la Déclaration de 1789 : ce n’est qu’en reconnaissant les droits réels que nous mettrons fin à une protection illusoire, pour instituer de véritables garanties.

Le 26 août 1989, jour anniversaire du vote de la Déclaration des droits de l’homme, et singulièrement de son article 17 réputant le droit de propriété « inviolable et sacré », etc., on pouvait lire dans le journal Le Monde une brève d’une quarantaine de lignes au titre évocateur : « Un propriétaire condamné pour avoir cueilli une plante rare dans son jardin ». Il s’agissait d’un instituteur « qui avait été surpris par les gardes du parc national des Ecrins en train de cueillir chez lui … des chardons bleus », espèce rare et protégée. Il est vrai qu’il en avait cueilli quelques centaines et que s’il les destinait à son épouse, c’était peut-être parce que celle-ci est fleuriste à Briançon. Bref, notre instituteur avait été condamné à payer 10.000 F d’amende et à verser 3.000 F de dommages et intérêts au Parc des Ecrins ; il s’était pourvu en appel devant la cour de cassation qui venait de rejeter son pourvoi.

Cette petite histoire de fleurs nous offre une parfaite illustration de l’actuelle relativité du droit de propriété foncière, puisque, pour parler comme nos anciens juristes, après que l’usus et l’abusus aient été déjà bien enterrés, c’est ici le fructus lui-même qui est soumis à restriction. Notre propos est de déterminer s’il s’agit d’une relativisation récente, résultat d’amputations successives d’un droit de propriété se serait dégradé après avoir été beaucoup mieux respecté dans sa pureté originelle, ou si au contraire la propriété foncière absolue n’a jamais été qu’un projet, pour ne pas dire un fantasme. Commençons par interroger les textes fondateurs.

Un singulier pluriel.

La rédaction du texte adopté le 26 août 1789 contient apparemment plusieurs anomalies pour les lecteurs que nous sommes. Et tout d’abord cet étrange pluriel « Les propriétés étant un droit… » qui figure dans la rédaction primitive du texte. Le singulier ne sera introduit que plusieurs années plus tard … sous prétexte de corriger une erreur d’orthographe. Il est évidemment impensable qu’une erreur typographique ait pu se glisser dans un texte qui se voulait si solennel et qu’il ait fallu tout ce temps pour s’en apercevoir, alors qu’il avait déjà fait l’objet de plusieurs éditions à des dizaines de milliers d’exemplaires. Il suffit d’ouvrir un manuel de droit du XVIIIe siècle - l’un de ces manuels dans lesquels Adrien Duport, rapporteur de l’article 17 de la Déclaration, avait étudié son droit - pour comprendre la raison de ce singulier pluriel.

Dans ces ouvrages de droit, le chapitre traitant de la propriété était généralement intitulé : « Des propriétés » et on y abordait successivement la « propriété directe » et la « propriété utile », c’est-à-dire, pour utiliser un langage contemporain, les droits de celui qui était encore le « seigneur du lieu », ou « seigneur foncier », qu’il soit noble ou qu’il ne le soit pas, et les droits de celui qui, à la faveur de la Révolution, allait devenir « le propriétaire » tout court. Même si la propriété directe (féodale) était depuis longtemps en perte de vitesse par rapport à la propriété utile (roturière), ces deux catégories de propriétés superposées sur le même sol existaient conjointement et faisaient l’une et l’autre l’objet d’un marché.

Les superpositions de droits sur un même sol étaient en effet encore nombreuses au XVIIIe siècle, après avoir été la régle commune au cours des siècles précédents où elles dépassaient largement ce que peuvent imaginer nos contemporains. La propriété allodiale (libre) elle- même n’était fondamentalement qu’une propriété saisonnière qui allait de la date des semailles à la date de la récolte. Ensuite, le terrain devenait propriété de la « communauté » villageoise à travers le droit de vaine pâture. Si l’on ajoute que le droit de chasse pouvait lui-même appartenir à un autre titulaire qu’au seigneur, et que les différents produits de la terre pouvaient avoir des propriétaires différents, la première herbe appartenant, par exemple, à un autre que le regain ou le bois d’œuvre à un autre que le bois de chauffage, ou encore les arbres fruitiers à un autre que la prairie, on comprendra l’extraordinaire relativité originelle de notre propriété.

Au XVIIIe siècle, ces droits à la propriété utile et à la propriété directe restaient multiples, très différents d’une province à l’autre, mais aussi d’un domaine à un autre. A la diversité des droits locaux s’ajoutait une grande liberté laissée aux parties dans la négociation des partages de droit sur le sol. Il arrivait que des paysans paient la tenure à un seigneur, le cens à un autre et la dîme à un troisième. Il existait une pyramide de droits divers sur le sol, diluant son appropriation en un système complexe de rentes, de revenus et d’usages.

Il semble que le passage du pluriel au singulier se soit fait en deux temps. La nouvelle Déclaration adoptée le 24 juin 1793 introduit un nouveau concept de la propriété qui justifie le singulier : « Art.16. Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie - Art.19. Nul ne peut être privé de la moindre portion de sa propriété sans son consentement, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité ». Lorsque l’on reviendra, par la suite, à la rédaction de 1789, on corrigera la « faute d’orthographe ».

En ce mois d’août 1789, ce n’était donc pas « la propriété » au sens contemporain que les États Généraux pensaient avoir instituée. Leur préoccupation était toute autre : elle était de créer les principes d’un État de droit ; elle était de protéger les droits existants contre l’arbitraire et particulièrement les droits sur la terre, l’essentiel de la richesse étant alors une richesse foncière.

Quels arbitraires ?

Il faut noter que l’article 17 fut adopté sans opposition et pratiquement sans débat, alors que d’autres avaient donné lieu à des controverses fiévreuses. Un parfait consensus existait sur le sujet. D’après les procès verbaux, les discussions ne portèrent que sur le choix des mots « juste » et « préalable ». Il reste à comprendre qui, dans l’esprit des membres de l’Assemblée Nationale, était susceptible de violer et de profaner les propriétés.

Les commentateurs actuels font généralement une erreur d’interprétation en imaginant que ce sont les prérogatives royales qui étaient alors attaquées. Ainsi André de Laubadère voit dans cet article 17, une réaction contre les conceptions de l’ancien régime qui permettaient au souverain, maître du « domaine éminent » d’exercer sur les biens de ses sujets un droit de « retrait » moyennant une indemnisation non réglementée. Cette interprétation contient deux erreurs. D’une part, ce droit de retrait (le « retrait féodal ») était l’équivalent d’un droit de préemption dont disposait le titulaire de la propriété directe à l’encontre du titulaire de la propriété utile, complément indispensable des droits de « lods et vente » (droits de mutations) perçus lors de toute mutation de la propriété utile et qui constituait le principal revenu du titulaire de la propriété directe : un peu de la même façon que le fisc qui perçoit aujourd’hui les droits de mutation, dispose d’un droit de préemption pour sanctionner d’éventuels dessous de table. Rien dans tout cela qui ait à voir avec l’expropriation.

Les principes de l’expropriation, étrangers au droit romain, sont au contraire très anciens dans le nôtre car les notions de « nécessité » de l’acquisition et de « juste » prix, inclues dans l’article 17 de la Déclaration se trouvent déjà dans une ordonnance de Philippe le Bel daté de 1303 : « … non ad superfluitatem sed ad convenientem necessitatem, acquiri contingit, ad eas dimittendas pro justo pretio debent ». L’indemnisation elle-même était régie par des règles propres à chaque province, souvent beaucoup plus avantageuses que celles qu’édicteront par la suite Napoléon. Ainsi, dans la coutume de Provence, la valeur vénale était majorée de ce que nous appellerions une indemnité de réemploi de 20%, alors que toute indemnité de ce type, après avoir été supprimée par une loi napoléonienne qui interdit tout paiement supérieur au prix du marché, a été rétablie aujourd’hui mais à un niveau habituellement inférieur de l’ordre de 10%.

Pour comprendre la nature des abus visés par l’article 17, il faut lire Tocqueville qui est particulièrement éclairant sur ce point: ce sont ceux de l’administration royale. Comme le montre l’auteur, la France jacobine et l’administration napoléonienne sont, au plan des principes, une création de Louis XIV. C’est lui qui a conçu l’existence de fonctionnaires qui ne seraient responsables que devant leur propre hiérarchie. « L’État, c’est moi » disait, paraît-il, Louis XIV. Renversons la proposition et remplaçons le mot « Roy » par le mot « État » dans un certain nombre de textes juridiques des XVIIe et XVIIIe siècles ; nous les voyons alors trouver une certaine actualité. La notion française de L’État s’est coulée dans le moule qu’avait laissé la monarchie absolue et les « prérogatives de puissance publique » sont restées une réplique du « bon vouloir », lequel n’était d’ailleurs pas forcément l’arbitraire caricatural que nous imaginons aujourd’hui.

L’émergence du propriétaire

« Il est de l’essence de la propriété d’appartenir à un seul » déclarait Mirabeau. La Révolution n’a pas créé la propriété, ni même la petite propriété, mais elle a consacré la suprématie de l’un des ayant droits sur les autres. Elle a inventé le propriétaire, petit monarque absolu au milieu de son territoire exclusif, réplique fantasmagorique démultipliée à l’infini du souverain abattu. Le propriétaire deviendra un personnage typique du XIXe siècle. Inconnu jusqu’au XVIIIe siècle, il a achevé de disparaître au milieu du XXe siècle. On n’en trouve plus trace que dans les romans et dans les cimetières où l’on rencontre toujours ces pierres tombales qui résument la réussite de toute une vie: « Untel, né cultivateur à Lamotte, mort propriétaire à Soissons ». Ces textes si caractéristiques, sont aujourd’hui devenu inconcevables.

Le propriétaire français du XIXe siècle était le résultat d’une évolution de près de cinq siècles et le parallèle avec son cousin anglais qui connut un sort inverse au sien, parallèle analysé par Marc Bloch, éclaire parfaitement la nature même de la propriété foncière. Les deux dynamiques sociales ont commencé à diverger dès le XIVe siècle. La France eut sa noblesse de cour ; elle eut aussi ses bourgeois gentilshommes ; mais elle n’eut jamais de fermiers gentilshommes. L’aristocratie déserta la terre. Or, en matière de propriété comme partout ailleurs, les absents finissent toujours par avoir tort : alors que le gentleman farmer fut en Angleterre l’artisan du triomphe de la propriété directe (seigneuriale) sur la propriété utile (roturière), en France, c’est la propriété utile qui réussit à absorber progressivement la propriété directe : les velléités de restauration (et de rentabilisation quasi capitaliste) des prérogatives anciennes de la propriété directe dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, ne firent qu’exacerber la passion foncière de la multitude des petits détenteurs de propriétés utiles et précipita la Grande Révolution, « terminaison soudaine et violente d’une œuvre à laquelle dix générations d’hommes avaient travaillé ». Il restait à décanter le précipité : ce fut l’objet du code civil.

L’introduction de la propriété unique ne se fit pas facilement ni sans arbitraire. Les conflits d’attribution de la propriété furent longs et nombreux : les catégories d’ayant droits sur les terres agricoles qui sortirent de l’aventure munies du titre de « propriétaire » ne furent pas les mêmes d’une province à l’autre. En Provence, dans la région de Nantes, en Bretagne, les hobereaux réussirent souvent à se faire reconnaître comme pleins propriétaires du sol, et les champarts s’y transformèrent en métayage, puis en fermage au milieu de ce siècle-ci, alors que dans d’autres régions, ils furent évincés. Par une autre voie, l’Angleterre arrive aujourd’hui a une situation semblable à la nôtre, après avoir procédé à des restrictions successives des droits de la propriété aristocratique en réglementant les baux : baux ruraux et baux à construction, jusqu’à priver le propriétaire aristocratique du plus clair de ses revenus tout en lui laissant son titre.

L’impossible propriété absolue.

Dans l’ancien droit français, la notion de « droit de propriété » n’existe pas, alors même que les techniques du droit des biens sont déjà très élaborées (distinction des meubles et des immeubles, servitudes, prescriptions acquisitives, hypothèques, etc.). Ainsi, la coutume de Paris, dans sa rédaction définitive de 1580, n’utilise même jamais le mot « propriété » et si le mot « propriétaire » est utilisé plusieurs fois, c’est toujours pour désigner le tenancier du sol dans des relations avec le seigneur censier qui possède une rente sur ce sol.

Les légistes de la Renaissance ont ensuite inventé un « droit romain » de la propriété sur mesure susceptible de faire progresser la propriété bourgeoise contre la propriété féodale, en extrapolant un passage anodin du Digeste de Justinien pour en tirer une exaltation du droit de propriété consacré, au nom de Rome, jus utendi et abutendi. Mais c’est surtout Pothier qui au milieu du XVIIIe siècle allait lancer la formule du fameux triptyque de l’usus, du fructus et de l’abusus qui traduisait « la mystique de l’omnipotence du propriétaire ».

Examinons donc l’argumentation de celui qui est considéré comme l’inspirateur des auteurs du code civil. Pour décrire l’abusus, attribut exclusif de la pleine propriété, de la propriété absolue, Pothier prend trois exemples : celui du propriétaire d’une toile de maître qui est libre de la barbouiller, celui du propriétaire d’un livre qui décide de le brûler et celui du propriétaire d’un champ qui choisit de le laisser en friche. Or il est curieux de constater que l’exemple se rapportant à la propriété foncière ne fonctionne justement pas. Endommager un tableau ou brûler un livre ne peut être assimilé au fait de laisser un champ en friche ; le champ est toujours là, prêt à être cultivé à nouveau. Involontairement, l’auteur nous montre que sa conception absolutiste de la propriété est inapplicable à l’espace. En effet, l’espace n’est pas un objet, comme un livre ou une toile. La propriété foncière absolue n’aura jamais été qu’une aspiration. Elle ne peut pas être du domaine de la réalité car l’appropriation ne peut s’appliquer à l’espace.

Plus un espace a de la valeur, plus les contraintes y sont fortes. La valeur d’un terrain n’est jamais intrinsèque, mais résulte d’un système, relatif, de relations et de proximités. Un terrain sur lequel un propriétaire aurait tous les droits serait par hypothèse un terrain qui n’aurait aucune valeur. Le propriétaire de quelques dunes dans le désert peut, sans dommage, s’en considérer le maître absolu et jouir de la liberté qu’il a de rêver y construire tantôt un immeuble de bureaux, tantôt un hypermarché, tantôt un plan d’eau. Mais le propriétaire d’un terrain à Paris est, lui, bien mal traité : les utilisations qu’il peut faire de son terrain se trouvent enserrées dans un tissu complexe de normes juridiques et techniques. Il n’a même pas le droit de n’y rien faire et d’y laisser des constructions vétustes à l’abandon. Mais c’est justement parce que les terrains voisins ont les mêmes contraintes que le sien que celui-ci a tant de valeur. La valorisation de l’espace est intimement liée à sa socialisation.

Le progrès des servitudes

Avec les actuelles négociations sur l’appropriation de l’Antarctique, se clôt la socialisation de la planète. L’entrelacs des légitimités et la superposition des ayant droits sur un même espace ne peuvent que se complexifier davantage. Il est illusoire de jamais restaurer cette propriété absolue qui fut un mirage rapidement croisé sur la route. A s’en tenir à la chronologie des textes, on peut d’ailleurs constater qu’elle commença à s’éroder avant même d’avoir été complètement instituée. L’acte de naissance de la propriété absolue ne peut en effet être situé avant 1793, puisque c’est cette année-là qu’un décret achève de vider la propriété directe de son contenu en supprimant l’obligation qu’avait encore la propriété utile de la racheter. Or dès 1791, l’instauration de l’impôt foncier organisait la relève des redevances seigneuriales et des dîmes pour le prélèvement de la rente.

La même année apparurent une série de textes, ne faisant généralement qu’actualiser des dispositions plus anciennes, multipliant les servitudes en instituant des obligations d’usus : c’est un texte révolutionnaire qui, le premier, interdit aux propriétaires de laisser leurs terres en friche (ce texte n’aura d’ailleurs pas plus de résultats que tous ceux qui le suivirent dans la même voie). Droits de circulation sur terre et sur eau, droits des voisins, droits de la commune, droits des promeneurs, droits des chasseurs, droits des skieurs, droits des locataires et fermiers, droits de l’edf, de gdf, de la sncf, des ptt, de la ratp, etc., chaque progrès technique a induit de nouvelles servitudes, chaque progrès social se traduit par de nouveaux garde-fous, chaque progrès culturel par de nouvelles tutelles.

Le champ des servitudes qui nous intéresse de plus près, celui de l’urbanisme, était déjà présent lors de la rédaction du code civil. C’est Portalis lui-même qui déclare dans l’exposé des motifs de la loi dont il fut le rapporteur et qui deviendra le titre 2 du code civil de la propriété : « Dans nos grandes cités, il importe de veiller sur la régularité et même sur la beauté des édifices qui les décorent. Un propriétaire ne saurait avoir la liberté de contrarier par ses constructions particulières les plans généraux de l’administration publique ». De là jusqu’à la formulation en 1983 de cet article placé en tête du code de l’urbanisme ("Le territoire français est le patrimoine de tous les Français. Chaque collectivité publique en est le gestionnaire et le garant...", il n’existe pas de véritable solution de continuité. Mais, entre- temps, le législateur avait été beaucoup plus loin entre temps. La rédaction de la loi de 1975 qui a institué le Plafond Légal de Densité est un petit chef d’œuvre d’équilibrisme, puisqu’elle parvient à municipaliser (ou étatiser) une partie des droits à bâtir tout en affirmant qu’ils sont toujours un attribut du droit de propriété sur le sol : « L.112-1. Le droit de construire est attaché à la propriété du sol (…) l’exercice du droit de construire relève de la collectivité…". Le législateur de 1975 tient donc au propriétaire un curieux langage : vous avez un droit mais l’exercice de ce droit ne vous appartient pas et si vous voulez l’exercer, vous devrez l’éclater.

La loi Verdeille de 1964 sur la chasse présente le même genre de dialectique à cette différence près que c’est au profit non plus de la collectivité mais d’autres personnes privées qu’une partie des prérogatives théoriques du propriétaire sont confisquées. Le tour de prestidigitation juridique se déroule en quatre temps: 1. le droit de chasse appartient au propriétaire du terrain; 2. des associations communales de chasse sont créées par le préfet qui délimite leur territoire d’action; 3. les propriétaires sont sensés avoir donné leurs droits de chasse à l’association s’ils ne manifestent pas leur opposition dans les trois mois; 4. pour que l’opposition soit recevable, il faut que le propriétaire possède un terrain d’au moins vingt hectares d’un seul tenant… Donc 99% des propriétaires de terrain ne possèdent plus le droit de chasse, ou d’interdire de chasser chez eux.

Redécouvrir le pluriel.

La législation française est malade de ses tabous. Elle commence par faire semblant de croire que le propriétaire est le seul ayant droit sur l’espace et que ce droit est absolu et sacré. Puis, comme cette position est trop éloignée de la réalité et qu’elle est intenable, elle multiplie tout aussitôt les exceptions, les limites et les contraintes au libre exercice de la propriété afin de faire respecter d’autres légitimités. Citons en vrac celles des fermiers, des chasseurs, des promeneurs (le long du littoral), des skieurs, des usagers du métro, des consommateurs d’eau, de gaz, d’électricité…

Les tabous en question l’empêchent cependant de reconnaître ces droits concurrents pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des empiétements qui réduisent les droits du propriétaire en titre, et la valeur de sa propriété. On fait comme s’ils n’avaient aucune valeur en particulier marchande et n’étaient que des règles encadrant l’exercice d’un droit de propriété demeuré intangible. On

fait, par exemple, comme si les droits que la loi attribuait au fermier n’étaient pas un quasi droit de propriété et ne pouvaient, à ce titre, être vendus de la même façon qu’un commerçant vends son droit au bail, ou encore comme si l’attribution ou le refus d’un permis de construire n’était qu’une simple affaire administrative sans conséquence sur la substance des droits du propriétaire. Les plus-values et les moins-values d’urbanisation pourront-elles rester longtemps juridiquement niées alors que se multiplient les pratiques de contournement ?

L’objet de la Déclaration d’août 1789 n’était pas de créer un nouveau droit de propriété, et encore moins d’instituer la propriété absolue. Il était de faire respecter la pluralité des droits existants contre l’arbitraire. Il aurait été bien, à l’occasion de son bicentenaire, de restaurer la Déclaration dans sa rédaction originelle afin de redécouvrir la superposition des légitimités sur l’espace. Peut-être deviendrait-il alors possible d’abandonner la protection illusoire d’une propriété mythique pour donner des garanties plus réelles relatifs au respect des droits existants.

Joseph Comby, économiste, membre fondateur de l’ADEF [Association pour le Développement des Etudes Foncières], était le directeur de la Revue Etudes Foncières lorsque cet article a été publié.

Joseph Comby est membre d’AGTER depuis juin 2007. Nous le remercions de nous avoir autorisé à reprendre ce document sur le site d’AGTER.

Vous pouvez consulter l’essentiel des écrits de Joseph Comby sur son site web [www.comby-foncier.com/]

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Joseph Comby, ADEF.

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