français | español | english
Online Knowledge Base
Natural Resource Governance around the World

English version: Legal pluralism and management of land and natural resources

Pluralisme juridique et gestion de la terre et des ressources naturelles

Written by: Pierre Merlet

Writing date:

Organizations: Association pour contribuer à l’Amélioration de la Gouvernance de la Terre, de l’Eau et des Ressources naturelles (AGTER)

Type of document: Paper / Document for wide distribution

Summary

Dans les sociétés occidentales, il est fréquent d’adhérer à une vision du droit et de l’état qui se rapproche du concept de centralisme juridique et qui implique que le droit est uniquement composé de la loi de l’état.

Le pluralisme juridique prend le contre pied de cette vision et reconnait l’existence simultanée de plusieurs ordres juridiques ou cadres normatifs et ce, quel que soit la période, le lieu ou le contexte général dans lequel on se trouve.

Dans le cadre du travail réalisé par AGTER, le pluralisme juridique a deux implications principales :

  • quant à la compréhension des mécanismes qui régissent la gestion des ressources naturelles

  • quant aux politiques et interventions liées à la gestion des ressources naturelles

Le document de Pierre Merlet, téléchargeable ici, a été présenté et discuté lors d’une réunion de réflexion interne de l’équipe d’AGTER, le 2 décembre 2010, à Nogent sur Marne, à laquelle a participé le professeur Etienne Le Roy, un des pionniers de l’approche du pluralisme juridique.

Brève description du concept de pluralisme juridique

Dans les sociétés occidentales, il est fréquent d’adhérer à une vision du droit et de l’état qui se rapproche du concept de centralisme juridique et qui implique que le droit est uniquement composé de la loi de l’état, ou comme le dit Griffiths : “Law is and should be the law of the state, uniform for all persons, exclusive of all other law and administered by a single set of state institutions” (Griffiths, 1986:3) .

Le pluralisme juridique prend le contre pied de cette vision et reconnait l’existence simultanée de plusieurs ordres juridiques ou cadres normatifs et ce, quel que soit la période, le lieu ou le contexte général dans lequel on se trouve (Griffiths, 1986). Il semble que le concept ait été initialement introduit par des anthropologues du droit qui étudiaient l’évolution des systèmes juridiques dans des contextes de décolonisation où on pouvait observer simultanément plusieurs ordres légaux (par exemple, le droit colonial et le droit coutumier) mais il s’est vite répandu comme une approche analytique pour étudier toutes sortes de situations légales dans toutes sortes de contextes (F. and K. Von Benda-Beckmann, 2006).

Il est important de préciser que le pluralisme juridique n’est pas une approche homogène. En effet, si tous les auteurs sont d’accord sur l’existence d’une pluralité de cadres normatifs, ils divergent quand il s’agit de définir ce qui peut être considéré comme un cadre normatif (ou plus précisément, comment définir si un cadre normatif peut être considéré comme relevant du droit). De ce fait, leur principal point de divergence réside dans la définition qu’ils donnent du terme ‘droit’ (voir Tamanaha (2000), Barrière (2006), F. et K. Von Benda Beckmann (2006), Le Roy (1999) pour différentes définition du terme droit). Cependant, toutes les approches liées au pluralisme juridique se recoupent dans les aspects suivants :

  • Le pluralisme juridique implique la remise en question du centralisme juridique. De ce fait, il conduit également à la remise en question du pouvoir souverain de l’état-nation et la reconnaissance du fait que dans toute société il y a d’autres formes d’imposer des normes et des règles que l’autorité de l’état (Berman, 2007). Cela veut dire que la loi n’est pas seulement la loi de l’état et que l’état n’est pas le seul acteur à pouvoir faire respecter son cadre normatif.

  • Le pluralisme juridique reconnait une définition large du droit. Ici, le droit n’est pas uniquement composé de la loi promulguée par l’état. Par exemple Le Roy (1999) explique que le droit provient de trois différentes sources : les normes générales et impersonnelles (i.e. les normes définies par l’état et basée sur des codes ou la jurisprudence), les modèles de comportement (i.e. les coutumes) et les systèmes de dispositions durables (i.e. l’Habitus introduit par Bourdieu [1986]). Ces trois sources de droit coexistent toujours mais, suivant le contexte dans lequel on se trouve, la société donnera plus de poids à l’une ou l’autre de ces sources. Par exemple, la société occidentale priorise le premier pilier, ce qui est directement lié avec la prédominance de la conception de centralisme juridique.

  • La coexistence de différents cadres normatifs décrite par le pluralisme juridique correspond en fait à la coexistence d’une multiplicité d’espaces (ou champs) sociaux dans un même espace géographique (Moore, 1978 ; Vanderlinden, 2003 ; Berman, 2007). De plus, c’est le fait qu’une personne appartienne à plusieurs espaces sociaux en même temps, et dépende ainsi de plusieurs cadres normatifs, qui est responsable du fait que le pluralisme juridique est une réalité quels que soient le contexte, le lieu et le moment dans lesquels on se trouve. Cet aspect est clairement présenté par Le Roy quand il dit que : « Chaque individu est partie prenante, dans sa vie familiale, professionnelle ou publique de multiples groupes dont les règles, règlements, habitudes ou habitus s’imposent à lui de manière plus ou moins concurrentielle » (Le Roy, 1993 :80)

    La plupart des auteurs reconnaissent à ces espaces sociaux les caractéristiques communes suivantes:

    • Ils ont la capacité de produire et faire respecter des normes de façon autonome.

    • Leur capacité à créer et faire respecter des normes est constamment influencée par les normes et règles des espaces sociaux environnants (c’est pour cela que Moore (1978) parle de champs sociaux semi-autonomes).

    • Il n’y pas de hiérarchie entre ces espaces sociaux. En particulier, l’état n’est pas, par nature, un acteur hiérarchiquement supérieur (ce qui ne veut pas dire que l’état n’est pas un acteur important)

    • Au sein de chacun de ces espaces sociaux, et entre ces mêmes espaces, il existe une multiplicité d’acteurs sociaux. La mise en place d’un cadre normatif et la capacité à le faire respecter va dépendre directement des relations sociales et des rapports de force entre ces différents acteurs (Merry, 1988 ; Anders, 2003 ; Berman, 2007) tant à l’intérieur de chaque espace comme entre ceux-ci. De ce fait, le point clé dans la mise en place et le respect de normes réside dans ces rapports sociaux.

Pluralisme juridique et gestion des ressources naturelles

La description précédente montre que le pluralisme juridique insiste sur l’importance des relations sociales et des rapports de force entre acteurs sociaux dans la mise en place et le respect des normes et règles. Si l’on considère d’une part que les droits sur la terre et les ressources naturelles sont des constructions sociales et répondent à des relations sociales entre différents acteurs et d’autre part qu’il existe toujours un faisceau de droits et de détenteurs de droits en relation avec la terre et les ressources naturelles (Merlet, 2007 ; Lavigne Delville et Chauveau, 1998 ; Le Roy, 1996), il en résulte un lien évident avec une approche analytique comme le pluralisme juridique. En effet, dans la plupart des cas, les droits détenus par différents acteurs ne correspondent pas à un seul système normatif et les droits qui sont réellement respectés sur le terrain se réfèrent à différents systèmes normatifs (i.e. ils ne correspondent pas seulement à la loi de l’état, et ils ne sont pas uniquement mis en force par ce dernier) et dépendent des rapports de force qui existent entre différents acteurs.

De façon plus concrète, dans le cadre du travail réalisé par AGTER, le pluralisme juridique a deux implications principales :

Implications quant à la compréhension des mécanismes qui régissent la gestion des ressources naturelles

Le pluralisme juridique est une approche essentiellement socio-institutionnelle qui souligne l’importance des relations sociales et rapports de force dans la mise en place et le respect de cadres normatifs. De ce fait, si on adopte cette approche, il devient indispensable d’acquérir une compréhension en profondeur de ces relations sociales et rapports de force, et pas uniquement des cadres normatifs liés à la gestion de la terre et des ressources naturelles pour comprendre comment se construisent les normes et règles et les raisons pour lesquelles certaines règles sont respectées et d’autres non.

Plus précisément, cela signifie que les droits sur les ressources naturelles dépendent directement des espaces ou champs sociaux qui existent et des rapports de force et processus de négociation entre les acteurs sociaux qui les composent. Comprendre ces processus devient donc nécessaire pour comprendre ce que les gens font, et pourquoi ils le font. Par exemple, en adoptant une approche pluraliste, un des facteurs qui explique comment les gens arrivent ou non à faire respecter leurs droits dans un contexte particulier est ce qu’on appelle en anglais ‘Forum Shopping’. ‘Forum shopping’ correspond au fait que chaque individu peut avoir la capacité, en fonction des rapports sociaux existant, de choisir parmi les différents cadres normatifs existant celui qui correspond le mieux à ses objectifs et lui permet de faire respecter ses droits (Meinzen-Dick and Pradhan, 2002).

Concrètement, dans le cadre de la gestion des ressources naturelles, une approche pluraliste conduira donc à s’intéresser aux aspects suivants : l’identification des lieux, ou ‘forums’, dans lesquels les processus sociaux qui conduisent à la définition et au respect des droits se déroulent et la compréhension des mécanismes de négociation et de confrontation d’intérêts divergents au sein de ces ‘forums’. La problématique des forums (de quel type de forum a-t-on besoin ? quel sera leur mode de fonctionnement ?) devient alors centrale, non pas comme des espaces ayant des fonctions purement techniques et de dépolitisation des conflits, mais comme le lieu où se déroulent les luttes politiques liées à l’accès et à la gestion des ressources.

Implications quant aux politiques et interventions liées a la gestion des ressources naturelles

Le centralisme juridique implique que la loi de l’état est le meilleur (et le seul) moyen pour commander/diriger les actes des individus. De ce fait, la capacité de l’état à mettre en place et faire respecter des lois est le facteur principal dans la gestion des ressources naturelles et toutes les interventions liées à la gestion des ressources naturelles doivent s’aligner sur la loi. Il est évident que la validité de cet argument dépend directement de la ‘force’ de l’état, c’est-à-dire de sa capacité et légitimité à mettre en place et faire respecter son cadre normatif (ce qui n’est pas le cas dans la plupart des pays en voie de développement).

Le pluralisme juridique va plus loin dans la remise en question de cette vision en argumentant que, quel que soit le contexte, l’état n’est pas le seul ni le plus important espace social à prendre en considération. En adoptant une approche pluraliste on reconnait que le comportement des gens ne dépend pas seulement de l’état et de sa capacité à faire respecter la loi. Plus précisément, l’approche pluraliste reconnait d’une part la coexistence d’une multiplicité d’espaces sociaux avec leurs propres cadres normatifs et d’autre part l’importance des rapports sociaux et rapports de force dans la mise en place et le respect de ces cadres normatifs.

De ce fait, cela implique que la gestion des ressources naturelles n’est pas seulement un problème de lois ou de règles mais également une question de luttes sociales, de rapports de forces et de processus de négociations. Le paysage devient donc bien plus complexe quant à la compréhension des facteurs qui gouvernent la gestion des ressources naturelles mais cela élargit également l’horizon des interventions possibles.

Selon les espaces sociaux et les rapports de force en présence, les interventions peuvent ne plus viser uniquement à changer la loi de l’état ou se limiter au respect du cadre normatif de celui-ci (appui à la création et respect de cadres normatifs, interventions visant à changer les rapports de force existants ou à augmenter ou diminuer le pouvoir de négociation de certains acteurs). Ceci ne veut pas dire que l’état n’ait pas son importance mais son rôle dépendra des rapports de force entre l’état et les autres acteurs présents. Plus précisément, un point important concernant l’état sera le niveau de reconnaissance qu’il donne aux autres cadres normatifs existants, qui devient un aspect central quant aux interventions liées à la gestion des ressources naturelles.

D’autre part, les théories concernant le rôle et la construction des institutions1 pour la gestion des ressources naturelles prennent ici une grande importance. Si on considère, comme Ostrom (1995) qu’il est possible de construire des institutions qui conduisent à une action collective efficace quant à la gestion des ressources naturelles, on sera amené à intervenir sur la construction et le respect des cadres normatifs qui jouent un rôle dans la gestion des ressources naturelles ainsi que sur leur imbrication et leur cohérence. A l’inverse si on adopte la vision de Cleaver (2002, 2007) selon laquelle les individus sont des ‘bricoleurs’, c’est-à-dire qu’ils construisent leurs propres mécanismes de gestion des ressources en fonction des cadres normatifs existants, de leur forme de penser et surtout des relations sociales avec d’autres acteurs, on aura tendance à prioriser des interventions touchant les rapports de force et visant a augmenter le pouvoir de certains acteurs sur d’autres dans les processus de négociation autour des droits sur les ressources naturelles.

 

1 Par institution on entend un ensemble de règles ou normes.

Bibliography

  • Anders, G. (2003) “Legal pluralism in a transnational context: where disciplines converge”, Cahier d’anthropologie du droit, 2003:113-128

  • Barrière, O. (2006) “De l’émergence d’un droit africain de l’environnement face au pluralisme juridique” in: C. - Eberhard and G. Vernicos (eds) (2006) La quête anthropologique du droit, Paris, Karthala, pp.147-172

  • Berman, P.S. (2007) “Global Legal Pluralism” Southern California Review, 80(6):1155-1237

  • Bourdieu, P. (1986) “Habitus, Code et Codification” Actes de la recherche en sciences sociales, 64:40-44

  • Cleaver, F. (2002) ‘Reinventing institutions : Bricolage and the social embeddedness of natural resources management’ The European Journal of development research 14(2):11-30

  • Cleaver, F. (2007) “Understanding Agency in Collective Action”, Journal of Human Development 8 (2): 223-244

  • Griffiths, J. (1986) “What is Legal pluralism?” Journal of Legal Pluralism and Unofficial Law (24): 1-55

  • Lavigne Delville P., Chauveau JP (1998) « Quels fondements pour des politiques foncières en Afrique francophone » in : P.Lavigne Delville (ed.) Quelles politiques foncières pour l’Afrique rurale ? », Karthala, Paris

  • Le Roy, E. (1993) “Les recherches sur le droit interne des pays en développement - Du droit du développement à la définition pluraliste de l’État de droit” in : C. Choquet, O. Dollfus, E.,Le Roy, M. Vernières (eds.) Etat des savoirs sur le développement : trois décennies de sciences sociales en langue française, Paris, Karthala, pp.75-86

  • Le Roy, E., (1996) “La théorie des maîtrises foncières“ in : E. Le Roy, A. Karsenty, A. Bertrand (eds.) La sécurisation foncières en Afrique, pour une gestion viable des ressources renouvelables, Paris, Karthala, pp. 59-76

  • Le Roy, E. (1999) Le jeu des lois – Une anthropologie “dynamique” du Droit Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence

  • Meinzen,-Dick, R.S. & Pradhan, R. (2002) “Legal Pluralism and Dynamic Property Rights”, CAPRI working papers n°22, Washington D.C., IFPRI, pp. 1-16 (selected part).

  • Merlet, M. (2007) Proposal paper. Land Policies and Agrarian Reforms, Paris, Agter, online available www.agter.asso.fr/article12_es.html (last consulted 24/05/2010)

  • Moore, S.F. (1978) “Law and social change: the semi-autonomous social field as an appropriate subject of study”, in: Moore, S.F. Law as process, London, Routledge & Kegan Paul: 54-81.

  • Merry, S.E. (1988) “Legal Pluralism” Law and Society Review, 22(5):870-896

  • Ostrom, E. (1995), “Designing Complexity to Govern Complexity” in: S.Hanna and M.Munasinghe (eds.) Property Rights and the Environment Washington, U.S.A , Beijer International Institute of Ecological Economics and the World Bank

  • Tamanaha, B.Z. (2000) “A Non-Essentialist Version of Legal Pluralism” Journal of Law and society, 27(2):296-321

  • Vanderlinden, J. (2003) “Trente ans de longue marche sur la voie du pluralisme juridique” Cahier d’anthropologie du droit, 2003:21-34

  • Von Benda Beckmann F. and K. (2006) “The dynamics of change and continuity in plural legal orders” Journal of legal pluralism and unofficial law 53-54:1-44

Download the document

Top