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Written by: Hubert Cochet
Writing date:
Organizations: AgroParisTech, Association pour contribuer à l’Amélioration de la Gouvernance de la Terre, de l’Eau et des Ressources naturelles (AGTER)
Type of document: Paper / Document for wide distribution
Cochet, Hubert. Gestion paysanne de la biomasse et développement durable au Burundi. Cahiers des Sciences Humaines, vol 32, n° 1, ORSTOM, 1996, pp. 133 - 151.
Au Burundi, la densité démographique rurale compte parmi les plus élevées du continent africain. Elle est passée de quelques 100 hab/km2> vers 1960 à près de 200 hab/km2> en 1990. La multiplication du nombre d’exploitations agricoles sur un espace restreint a bien sûr entraîné l’extension des terres assolées au détriment des pâturages, la régression des activités d’élevage, la mise en culture des terrains en forte pente, la réduction de la durée des friches, l’accroissement des besoins en bois de feu, etc..
Les paysans sont montrés du doigt ainsi que leurs techniques dites « traditionnelles ». Ils sont accusés d’être responsables de la déforestation, de l’aggravation des phénomènes d’érosion et de la dégradation des écosystèmes.
Les transformations récentes de l’agriculture burundaise s’accompagnent d’une dynamique interne d’accumulation de biomasse dans les exploitations agricoles paysannes. Dans ces micro-exploitations, de moins de un hectare en général, la production de biomasse par unité de surface, la gestion de cette biomasse et en particulier de celle qui est stockée sous forme de matière organique dans les sols cultivés prennent une importance considérable. Les agriculteurs le savent; production et gestion de la biomasse sont au centre de leurs préoccupations. Ce n’est ni la mentalité « traditionaliste » des agriculteurs, ni leurs techniques « archaïques », ni même le fait qu’ils soient de plus en plus nombreux sur la même terre qui menacent directement l’équilibre des écosystèmes qu’ils exploitent.
Si de très nombreuses unités de production sont dans une situation catastrophique, le capital-fertilité de l’exploitation étant en voie d’épuisement, c’est surtout parce qu’elles ne disposent pas des moyens de production indispensables pour enrayer les pertes de biomasse et relancer un processus d’accumulation. Les agriculteurs burundais sont en effet dans un état de dénuement absolu en matière de moyens de production: outillage peu diversifié et de faible capacité, moyens de transport inexistants, engrais et produits phytosanitaires non disponibles ou trop chers, matériel biologique insuffisamment diversifié, bétail (gros et petit) le plus souvent inexistant. C’est aussi parce que les pouvoirs publics, surtout préoccupés par la production caféière et imbibés de multiples préjugés et clichés concernant la façon de travailler des agriculteurs, n’ont pas su les aider efficacement. Bien pourvus de conseils techniques le plus souvent inadaptés et entravant leur propre dynamique d’accumulation de capital-fertilité, les agriculteurs sont restés sans moyens de production et sans crédit.
Pourtant, les agriculteurs apparaissent finalement comme les meilleurs gestionnaires des écosystèmes et les seuls capables d’ajuster leurs pratiques agricoles à l’extrême diversité des situations topographiques et pédo-climatiques du milieu. Mais deux conditions s’avèrent indispensables à la mise en place progressive de ces systèmes de production intensifs et durables.
La première est que les agriculteurs ne soient pas acculés à sacrifier le long terme (la reproduction de l’écosystème) à la survie immédiate, c’est à dire qu’ils disposent d’un niveau de vie minimum et d’une relative sécurité alimentaire.
La deuxième condition est qu’ils disposent en quantité suffisante des moyens de production nécessaires à cette intensification: outillage, moyens de transport, semences, boutures, plantules et greffons, bétail, engrais, produits phytosanitaires et vétérinaires, citerne de stockage des eaux de pluies, etc..
Mettre à leur disposition ces moyens de production, massivement et à bas prix, apparaît dès lors beaucoup plus efficace que la multiplications de conseils souvent emballés en un petit nombre de « paquets techniques » inapplicables, inabordables et le plus souvent inadaptés à la complexité et à la diversité des situations rencontrées. Ce serait peut être là, dans le cas du Burundi, l’amorce d’une politique de développement durable. Une telle politique contribuerait aussi à atténuer quelque peu les tensions politiques et sociales extrêmement fortes qui secouent ce pays, tensions qui ne sont pas complètement étrangères aux relations que l’État, défenseur des intérêts de la minorité urbaine aisée, a entretenues avec la paysannerie.
Au Burundi, la densité démographique rurale, parmi les plus élevées du continent africain, est passée de quelques 100 hab/km2 vers 1960 à près de 200 hab/km2 en 19901. La multiplication du nombre d’exploitations agricoles sur un espace restreint a bien sûr entraîné l’extension des terres assolées au détriment des pâturages, la régression consécutive des activités d’élevage, la mise en culture des terrains en forte pente (jusqu’à 100%), la réduction de la durée des friches, l’accroissement des besoins en bois de feu, etc.. C’est pourquoi la déforestation, l’aggravation des phénomènes d’érosion et la dégradation des écosystèmes sont généralement associées à l’accroissement de la « pression démographique » exercée sur les terres cultivées. Les paysans sont montrés du doigt ainsi que leurs techniques dites « traditionnelles ».
Dans ces micro-exploitations (moins de un hectare en général), la production de biomasse par unité de surface, la gestion de cette biomasse et en particulier celle qui est stockée sous forme de matière organique dans les sols cultivés prennent une importance considérable. Les agriculteurs le savent; production et gestion de la biomasse sont au centre de leurs préoccupations.
I. Quelques aspects de la gestion de la biomasse dans les exploitations agricoles paysannes du Burundi
Parmi l’ensemble des techniques de culture et d’élevage mises en œuvre par les agriculteurs pour sauvegarder et si possible accroître la fertilité de leurs champs, trois retiendront notre attention. Les deux premières - l’élevage bovin « traditionnel » et les pratiques de travail du sol - nécessitent une attention particulière, d’une part parce qu’elles sont pratiquées depuis plusieurs siècles au Burundi et ont donc contribué de façon décisive à la construction du paysage agricole d’aujourd’hui, d’autre part parce qu’elles ont été et sont toujours l’objet de virulentes critiques de la part des responsables politiques et administratifs du pays, épaulés et relayés en cela par les instituts de recherche agronomiques et nombres « d’experts » étrangers. La troisième - la conduite de la bananeraie - mérite également que l’on s’y attarde quelque peu. Bien que beaucoup plus récente, elle n’en est pas moins classée dans la catégorie des « pratiques ancestrales », « traditionnelles » et traitées comme telles.
L’élevage « traditionnel » et les transferts de fertilité.
Dans le Burundi précolonial, les agriculteurs cultivaient surtout des céréales (éleusine, sorgho, maïs) et des légumineuses (haricot, petit pois). La bananeraie -si importante aujourd’hui- et les plantes à racines et tubercules (manioc, patate douce, taro) occupaient encore une place marginale dans les assolements. Par contre, et contrairement à la situation actuelle, la plupart des agriculteurs avaient un élevage bovin associé à leurs activités de culture par le biais de l’utilisation des déjections animales. Au delà des terres assolées (groupées à proximité de l’enclos) s’étendaient en effet de vastes herbages. La moitié des déjections était récupérée grâce au parcage nocturne des animaux, les bouses étant rassemblées chaque matin, mises dans un panier et transportées directement sur les parcelles. La récupération des déjections nocturnes et leur épandage sur les terres assolées constituaient ainsi le principal mode de reproduction de la fertilité des terres assolées et assurait la pérennité du système2. Le bétail était donc au centre du régime d’accumulation paysanne du Burundi ancien. Il était a la fois le capital lui- même et le meilleur outil de transfert et de concentration de la fertilité dans le cadre d’un système agraire fondé sur l’association (très ancienne) agriculture-élevage.
Aujourd’hui, la majorité des agriculteurs n’ont plus de bétail bovin, en particulier dans les régions les plus densément peuplées et où les pâturages sont en voie de disparition. Mais dans les régions où les transferts latéraux de fertilité sont encore possibles aujourd’hui (là où il existe encore des pâturages), l’élevage fut-il « traditionnel » et « improductif » (faible production de lait et de viande) permet de concentrer la fertilité sur les terres assolées et d’accroître les rendements. Aujourd’hui, comme hier, les déjections animales constituent le principal produit de l’élevage (et est souvent la seule justification de son maintien dans bon nombre d’exploitations agricoles actuelles). De nombreux agriculteurs gardent encore chez eux un taurillon ou une génisse qui ne leur appartient pas dans le seul but de disposer librement des déjections de cet animal. Le fameux « prestige social », considéré par de nombreux « experts » comme étant la seule motivation des détenteurs de bovins, ne résiste donc guère à l’analyse. Si prestige social il y a -c’est une réalité- celui-ci découle de l’efficacité économique de l’association agriculture-élevage et des gains de productivité qu’elle autorise.
Les techniques de travail du sol.
Les agriculteurs burundais réalisent différents types de labours et travaux du sol superficiels: « découennage », défonçage, labour profond, labour superficiel, enfouissement ou recouvrement des semences, curage des canaux de drainage dans les bas-fonds, sarclage, buttage, etc.. Malgré la faible diversité de l’outillage -la grande houe sortie des usines chinoises est le seul outil disponible- et les efforts considérables que ces travaux exigent, les agriculteurs font preuve d’une préoccupation constante pour la récupération de la biomasse disponible et le maintien de la fertilité de leurs sols. Plusieurs exemples de pratiques directement associées au labour peuvent être cités.
La mise en place des cultures de « première saison » (septembre-octobre, au début de la saison des pluies) de deuxième saison (février-mars, deuxième partie de la saison pluvieuse) et de contre-saison dans les bas-fonds humides (juillet) exige souvent un labour très profond (30 à 40 cm.). Après un premier passage à la houe pour détacher le tapis herbacé et faire sécher les mottes, les agriculteurs effectuent, plusieurs jours après, le labour proprement dit: ils disposent la matière organique préalablement détachée (touffes d’herbe desséchées et résidus de culture) dans la raie de labour et enfouissent le tout par deux coups successifs de houe, le deuxième, plus profond, permettant de ramener les horizons inférieurs de la couche arable à la surface en recouvrant la terre retournée par le premier fer de houe. Un troisième coup, toujours plus profond, permet de parfaire ce travail. Tandis que la biomasse est ainsi enfouie profondément, les racines de chiendent sont extraites manuellement, triées et rejetées en arrière (sur la partie du champ déjà labourée). Après séchage, elles seront ultérieurement rassemblées en tas et brûlées, les cendres dispersées sur la parcelle.
Sur les parcelles situées sur les versants, on commence toujours le labour en bas de la parcelle pour progresser vers le haut en rejetant la terre vers le bas. Il a parfois été conseillé aux agriculteurs, accusés de provoquer une descente progressive de la terre, d’adopter un labour dans le sens des courbes de niveau. Mais cette technique est impossible à mettre en œuvre sur les pentes fortes! Pour effectuer un tel labour (ou même de haut en bas comme le préconisent certains) la position à adopter serait tellement inconfortable qu’il serait impossible d’obtenir un retournement complet des mottes de terres et un bon enfouissement de la matière organique.
Le procès qui est fait à ce type de labour est d’ailleurs fort injuste. Tel que le pratiquent les paysans burundais, il est à l’origine des pseudo-terrasses inclinées que l’on peut observer un peu partout dans les campagnes burundaises. Il aboutit en effet à la constitution d’un bourrelet en bas de parcelle et d’une dépression relative au sommet de la parcelle, résultat de la dernière raie de labour. En quelques années ou dizaines d’années, le profil de la parcelle est adouci, le versant étant alors constitué d’une série de pseudo-terrasses inclinées (de véritables « terrasses progressives ») séparées par des talus très raides3. Après plusieurs générations de labour de « bas en haut », les talus atteignent plusieurs mètres de hauteur et supportent de véritables terrasses horizontales comme il est possible de l’observer dans certaines régions (Mugamba Sud, par exemple). Ce type de labour, pourtant dénoncé comme principal facteur érosif, devient alors une véritable technique de lutte anti-érosive et d’aménagement des versants.
Quand la pente est très forte, les parcelles sont disposées en lanières longitudinales, dans le sens de la plus grande pente. Elles sont alors entaillées de rigoles obliques disposées en épi et qui permettent l’évacuation de l’eau excédentaire vers des drains plus ou moins empierrés situés au centre de la parcelle ou sur les bords. Une rigole de ceinture disposée au sommet de la parcelle évite que le ruissellement provenant des parcelles supérieures provoque des lignes d’écoulement dans la parcelle (griffes). Les agriculteurs préfèrent donc faciliter l’évacuation de l’eau et le drainage du profil plutôt que d’accroître l’infiltration et, en conséquences, les risques de glissements de terrain. Ces pratiques sont très courantes sur les versants les plus raides (jusqu’à 100%) de la crête Congo-Nil. Dans les zones caillouteuses, les agriculteurs rassemblent les pierres de leurs parcelles en bandes alignées verticalement, rejetant de part et d’autre les pierres en labourant la parcelle de bas en haut. Ces tas de pierres constituent autant de drains verticaux permettant l’évacuation de l’eau en évitant sa concentration en griffes d’érosion. Les expériences réalisées par l’Institut des Sciences Agronomiques du Burundi (ISABU) qui consistaient à aligner les pierres horizontalement se sont soldées par un échec, cette technique dite « améliorée » se traduisant par des pertes en terre beaucoup plus élevées que sur la parcelle témoin ne bénéficiant d’aucun aménagement4.
Les pratiques paysannes ne constituent certes pas toujours une protection suffisante mais, n’ayant jamais fait l’objet d’un quelconque intérêt de la part des organismes de recherche, leur efficacité n’a jamais été mesurée. Tout porte à croire que l’érosion sur pente forte serait encore plus grave si ces techniques n’étaient pas utilisées ou si l’on contraignait les paysans à creuser des fossés « anti-érosifs »5.
L’ancienneté de ces pratiques d’élevage et de labour, pour ne citer que ces deux exemples, ne signifie pas que l’agriculture burundaise n’a pas connu, durant les dernières décennies, de profondes transformations. En l’absence quasi-totale de nouveaux moyens de production (en particulier d’origine industrielle: engrais, produits phytosanitaires), ces changements sont largement dus à la capacité d’innovation des agriculteurs et à leur savoir-faire en particulier en ce qui concerne la gestion d’une biomasse devenue de plus en plus précieuse. Ils ont permis à la production agricole de croître au même rythme que la population et de préserver bon an mal an l’autosuffisance alimentaire du pays.
Outre l’extension des surfaces assolées au détriment des pâturages, ces transformations relèvent surtout d’une intensification remarquable (en travail) des systèmes de culture: multiplication des cycles de culture sur une même parcelle, complexification progressive des associations et successions de cultures, complantation d’arbres dans les parcelles de culture vivrière et dans les caféraies (grevillea), développement considérable de la bananeraie. L’extension de la bananeraie et son mode de conduite revêtant une importance particulière, nous nous y arrêterons un instant.
La bananeraie: usine à biomasse, réservoir de fertilité.
Dans l’agriculture pré-coloniale, la bananeraie n’occupait pas une place importante dans les systèmes de production. Ce n’est qu’au cours du XXè siècle qu’elle devient progressivement le centre de la plupart des exploitations agricoles et un élément dominant du paysage agricole. Aujourd’hui, l’installation d’un jeune agriculteur est toujours marquée par la construction d’un nouvel enclos (ou au moins de la maison) et la mise en place simultanée d’une jeune bananeraie. C’est là le premier acte agricole indépendant du jeune ménage. L’implantation de ces nouvelles unités de production - individualisée à partir du moment ou le binôme maison/bananeraie est constitué - est partout visible dans le paysage agraire burundais.
En général, bananeraies et maisons d’habitation ont été installées sur les zones les moins inclinées du profil topographique: sommets de collines arrondies, replats à mi-pente des versants, piémont à profil concave6. Ces emplacements correspondent à des zones d’accumulation qui confèrent au sol une épaisseur supérieure à la moyenne et de meilleures conditions de mise en culture. Mais la fertilité naturelle de ces lieux ne suffit pas à expliquer les qualités exceptionnelles qui caractérisent aujourd’hui les sols sous bananeraie de la plupart des exploitations agricoles du pays: grande épaisseur du sol, structure très favorable, faible pierrosité, taux élevés de matière organique (jusqu’à 10% et plus), pH neutre ou faiblement acide, richesse en éléments nutritifs (saturation du complexe absorbant), etc.. Si la bananeraie est souvent la parcelle la plus fertile de l’exploitation, c’est qu’elle a toujours fait l’objet des plus grands soins de la part de l’agriculteur et de sa famille: un travail continu et une concentration quotidienne de matière organique. Car c’est aussi à la bananeraie que sont destinés la plupart des déchets domestiques, épluchures et balayures de toutes sortes, cendres du foyer, pulpes de café, crottes de chèvre, fumier et déjections humaines. Alors que de nombreuses plantes et arbres y sont le plus souvent associés (ficus, grevillea, fruitiers, taro, igname, piments, etc.), la bananeraie dense évolue progressivement vers une sorte de jardin- verger hautement productif.
Le principal produit de la bananeraie reste cependant le jus de banane fermenté (la « bière » de banane), fabriqué à partir de bananes pressées et qui constitue une part non négligeable de la ration calorique des adultes. Comme le jus de banane contient surtout de l’eau, du sucre et des vitamines, les exportations d’éléments minéraux (N.P.K.) dues aux récoltes sont extrêmement réduites. L’équilibre minéral des sols y est d’autant mieux conservé que l’érosion hydrique et le lessivage sont également très réduits sous couvert dense de bananiers. Quand au carbone, produit par cette machine photosynthétique performante, il est en grande partie incorporé au sol sous forme de résidus de culture (stipes et feuilles) et de pressage (peau de banane, rachis et pâte après extraction du jus). Le bilan organique est donc excédentaire pourvus que la biomasse créée ne soit pas détournée vers d’autres usages comme le paillage des caféiers (voir plus loin). Productrice de calories à l’état pur (le sucre contenu dans la « bière »), la bananeraie produit aussi une grande quantité de biomasse qui est incorporée, stockée et conservée dans les sols.
Alors que le bétail et les transferts de fertilité associés se font de plus en plus rares dans les exploitations agricoles burundaises, voici donc un système de culture -la bananeraie dense exploitée pour le jus - capable d’assurer par lui même le maintien et même l’accroissement du niveau de fertilité des sols. Comme la bananeraie fournit également une fraction importante du revenu agricole du ménage et une partie de la ration calorique, on comprend que les agriculteurs cherchent avant toute chose à en accroître la surface. La bananeraie gagne du terrain. Elle envahit assolements et paysages!
II. Le capital-fertilité
Façons culturales répétées et accumulation de matière organique sont les artisans de la « fertilité acquise » des sols sous bananeraies. Si les sols où furent installées les bananeraies présentaient souvent une bonne aptitude potentielle à la culture, c’est le travail consacré à la bananeraie et la fertilité transférée à son profit pendant plusieurs décennies ou générations qui ont permis l’accumulation d’un véritable réservoir de fertilité et la mise en place d’une machine photosynthétique puissante au cœur de l’exploitation agricole burundaise. La bananeraie en tant que système de culture, sa biomasse et la matière organique stockée dans son sol, et à laquelle il faudrait ajouter tous les arbres complantés de l’exploitation (arbres fruitiers, caféiers, eucalyptus, grevillea, ficus, …) constituent alors un bien durable de l’exploitation, donc accumulable en tant que tel. Nous parlerons de capital-fertilité pour désigner cet ensemble de biens, d’origine biologique, mais qui tendent à devenir - au fur et à mesure de la diminution du troupeau - la seule manifestation de l’accumulation paysanne.
L’accumulation du capital-fertilité
Moyens de production (outillage, semences, boutures et plantules, bétail) et force de travail conditionnent le rythme de cette accumulation. La lenteur et les hésitations, ou au contraire la rapidité de ce processus peuvent être observées dans les régions moins densément peuplées et où s’installent des migrants en quête de nouvelles terres. Une vaste bananeraie, dense et aux stipes élevés, parfois complantée de quelques arbres (fruitiers ou à autres usages) indique la résidence d’une famille installée de longue date. Au contraire, une bananeraie chétive et de petite dimension est le signe d’une installation plus récente ou réalisée dans de mauvaises conditions: sur des sols ingrats et sans bétail, donc sans possibilité de les améliorer rapidement par des transferts de fertilité.
Ainsi, l’histoire de l’exploitation agricole, le rythme et les modalités de l’accumulation du capital-fertilité peuvent souvent être lus dans la bananeraie. Celle-ci cristallise les efforts réalisés depuis l’installation de l’enclos et est le résultat autant que le moteur d’une accumulation de richesse à l’échelle de l’exploitation agricole.
Au départ, la possession d’un troupeau est un facteur déterminant dans la constitution rapide d’une bananeraie vaste et productive car les jeunes bananiers sont alors bien fumés. Puis, et même si le bétail voit ses effectifs décroître ou disparaît complètement, la bananeraie devient le support et le bénéficiaire de la concentration de fertilité opérée au niveau de l’exploitation agricole, grâce aux résidus de récolte et de pressage, déchets domestiques, cendres du foyer et déjections humaines. Au fil des années, la bananeraie - l’usine à biomasse qu’elle représente et la fertilité accumulée sous forme de matière organique dans son sol - remplace progressivement le troupeau bovin en tant que capital d’exploitation, d’une part, en tant que moteur principal de reproduction de la fertilité, d’autre part. Au fur et à mesure de l’extension de la bananeraie, le bétail devient de moins en moins indispensable au maintien (et à la reproduction élargie) d’un capital-fertilité durable. Et tout se passe donc comme si l’extension de la bananeraie supplantait progressivement la multiplication du troupeau comme mécanisme fondamental d’accumulation du capital. Cette sorte de substitution est d’ailleurs bien évoquée dans la devinette burundaise: quelle est cette vache que je trait debout?, le bananier (inka nkama mpagase: igitoke)7.
L’érosion différentielle du capital fertilité.
Pour le voyageur qui parcours les routes du Burundi en observant le paysage, les manifestations de l’érosion ne sont pas toujours très visibles car les macro-phénomènes sont assez peu nombreux. Il s’agit par exemple des dégâts causés par la construction des routes, souvent sur-dimensionnées, ou des profondes ravines d’érosion que l’on peut observer dans la région de Rutana (Sud) ou sur certains versants de la crête Congo-Nil.
Plus sournoises semblent être les manifestations de l’érosion observées au niveau des exploitations agricoles et plus précisément à l’échelle de chaque parcelle cultivée. Il s’agit en particulier de l’érosion en nappe et de l’érosion linéaire, toutes deux directement liées à l’agressivité des pluies. Mais ces manifestations de l’érosion ne sont pas généralisées à l’ensemble des régions naturelles du Burundi, à l’ensemble des exploitations agricoles d’une même région, ni même à l’ensemble des parcelles d’une même exploitation.
En effet, l’érosion concerne rarement la totalité des parcelles de l’agriculteur. Bananeraie dense et café paillé sont parmi les parcelles qui souffrent le moins de l’érosion tandis que les autres parcelles de l’exploitation sont plus ou moins affectées. Tout dépend des caractéristiques topographiques et pédo-climatiques du lieu, des techniques de cultures pratiquées (successions culturales, travail du sol, sarclage, etc.) et de la couverture du sol.
A l’échelle de la région, aucune relation simple ne peut être admise entre érosion et « pression démographique ». Pis, l’« équation malthusienne » (pression démographique = érosion, déforestation) est prise en défaut à peu près partout sur le territoire burundais, les régions les plus densément peuplées (plus de 500 hab/km2) étant souvent moins sujettes aux phénomènes érosifs. Intensément cultivées, jardinées et recouvertes d’un couvert végétal arbustif et arboré quasi-continu (bananeraie denses, café, arbres complantés dans les parcelles de cultures annuelles), elles n’offrent guère de prise à l’érosion.
L’érosion n’est donc pas aussi dramatique et généralisée au Burundi comme certains discours alarmistes (et désignant les paysans comme responsables) voudraient le faire croire. La paysannerie a su accumuler le capital-fertilité et le soustraire à l’érosion grâce à l’extension de la bananeraie et aux techniques de culture et d’élevage décrites précédemment.
Enfin, toutes les exploitations agricoles ne sont pas frappées de la même manière ni en même temps par la crise et la dégradation de leur capital-fertilité. Le niveau de départ de capital- fertilité est évidement déterminant pour résister à ce processus de décapitalisation. La fertilité, comme le capital avec qui elle se confond, participe d’une accumulation différentielle et -c’est le revers de la médaille- d’une érosion non moins différentielle.
Quand la rémunération du travail devient inférieure au minimum vital et si aucune source extérieure de revenu ne peut compenser cette situation, l’exploitation agricole se trouve plongée dans la spirale de la décapitalisation et de la crise. La valeur créée sur l’exploitation n’est plus suffisante pour assurer simultanément l’entretien du capital d’exploitation et la reproduction sociale de la force de travail familiale. Régimes de banane et café sont vendus sur pied à moitié prix au rythme des besoins immédiats et incompressibles de la famille; le bétail résiduel est bradé; les outils ne sont plus renouvelés. En dernier recours, c’est la biomasse même de l’exploitation qui est vendue pour assurer la survie immédiate de la famille: les arbres sont coupés un à un; les résidus de culture sont cédés; les branches disponibles ou les roseaux sont vendus comme tuteurs ou bois de chauffe. La disparition de la bananeraie est l’étape ultime et sans retour de cette décapitalisation quand, pour assurer les besoins immédiats de la famille, on sacrifie le dernier arpent de fertilité protégée: la bananeraie. C’est ce que l’on peut observer quand certains agriculteurs sont acculés à éclaircir peu à peu leur bananeraie dense pour y cultiver des grains. Les pieds de bananiers restant se trouvent progressivement déchaussés et finissent par tomber: la bananeraie, et le capital- fertilité qu’elle renferme, sont définitivement perdus.
Ces exploitations agricoles sont donc les premières victimes de l’érosion et de la baisse de fertilité des terres. Située dans les mêmes conditions topographiques, et pédo-climatiques, une exploitation disposant de moyens de production suffisants et d’un capital-fertilité accumulé de longue date ne souffre guère de l’érosion. On voit que l’érosion et la dégradation du capital-fertilité des exploitations agricoles sont loin de constituer un phénomène « naturel ». L’érosion est différentielle, comme l’est l’accumulation du capital-fertilité.
L’érosion n’est donc pas seulement le résultat d’une pression démographique accrue et du caractère soi-disant « archaïque » et inadapté des techniques de culture mise en œuvre par les paysans. C’est bien davantage la crise qui frappe un nombre croissant d’exploitations agricoles paysannes qui est à l’origine des phénomènes d’érosion et de la dégradation des écosystèmes cultivés. Et c’est en jugulant cette crise, en enrayant la décapitalisation des exploitations agricoles paysannes que l’érosion pourra être à son tour limitée, l’environnement protégé.
III. Politique agricole, gestion de la biomasse et développement durable.
Notre objectif n’est pas de faire une évaluation détaillée de tous les aspects de la politique agricole burundaise 8 mais d’en souligner quelques éléments qui, en interférant avec les pratiques paysannes par le biais d’un système de vulgarisation musclé ou celui de projets d’aménagement du territoire et de protection de l’environnement, ont imposé des normes de gestion de la biomasse et fait de cette dernière un véritable enjeu de pouvoir.
Le paillage obligatoire du café impose aux agriculteurs une gestion unilatérale de la matière organique.
Parmi les nombreux « conseils » prônés avec poigne par l’administration et dont ont été « abreuvés » les agriculteurs burundais depuis des décennies, beaucoup concernent directement les modes de transferts et de gestion de la biomasse au sein des exploitations agricoles. C’est le cas, par exemple, des techniques de « lutte anti-érosive » (fossé isohypse, labour et plantation en suivant les courbes de niveau, etc.) ou de la compostière rendue obligatoire sous peine d’amende 9. Avec la culture pure et le semis en ligne, ces conseils font invariablement partie du « paquet technique » vulgarisé tout-azimut dans la plupart des projets de développement du pays. S’y ajoutent également le paillage obligatoire du café et l’« éclaircie » fortement conseillée de la bananeraie. Ces deux derniers points sont lourds de conséquences.
La majorité des agriculteurs burundais disposent en effet d’une ou plusieurs parcelles de caféiers et chaque planteur est tenu de pailler son café. Depuis les premières plantations dans les années 30 et au fur et à mesure de l’extension de la caféière nationale, le paillage du café a toujours fait l’objet d’un « encadrement rapproché » et d’une étroite surveillance par les agents de l’administration. De la chicote coloniale aux amendes encore imposées aujourd’hui aux agriculteurs désobéissants, le thème « paillage du café » nécessite, pour être « adopté » par les agriculteurs, une « sensibilisation » permanente et des pressions sans cesse renouvelées.
Nul ne conteste, pourtant, l’efficacité du paillage pour la parcelle concernée: diminution de l’évaporation en saison sèche, enrichissement du sol en humus et apport important d’éléments minéraux, lutte contre les mauvaises herbes, protection efficace contre l’érosion pluviale. Mais la matière organique nécessaire au paillage provient en général des autres parcelles de l’exploitation: feuilles et stipes de bananiers, tiges, feuilles, collets et racines de maïs et sorgho, fanes de haricots, etc.. La plus grosse partie des résidus de culture est donc récoltée, transportée vers la parcelle de café pour y être étalée en couches superposées. Dans certaines régions, les pâturages résiduels sont aussi mis à contribution et fauchés pour le paillage.
Les quantités de résidus ainsi récoltées et disposées sur la parcelle de café sont considérables: 20 à 40 tonnes de matière sèche (MS) par hectare et par an. Un agriculteur disposant d’une dizaine d’ares de caféière doit donc récolter et transporter plusieurs tonnes de MS chaque année, c’est à dire le double ou le triple de matière organique fraîche.
Le paillage du café procède donc d’une concentration massive de matière organique sur la parcelle de café. En quelques décennies, les parcelles de café ont été nettement enrichies par ce transfert latéral de fertilité, tandis que les parcelles « donneuses » s’appauvrissaient. Au lieu d’être enfouis à l’occasion du labour, les résidus des cultures de céréales et légumineuses sont « exportés » vers le café. Au lieu de permettre le paillis de la bananeraie et la restitution au sol d’une partie de la biomasse produite, les feuilles et stipes de bananiers sont rassemblés en fagots et transférés sur le café.
Les parcelles de café ne sont donc pas affectées par la baisse de fertilité dont tout le monde se plaint pour les cultures vivrières. Et pour cause! La baisse de fertilité des sols, si souvent évoquée par les agriculteurs, n’est pas le résultat de la seule « pression démographique » et de la régression relative de l’élevage. Elle résulte aussi et surtout de ce transfert systématique des résidus de culture vers le café10. Si le paillis protège efficacement de l’érosion la parcelle de café, il fragilise toutes les autres parcelles de l’exploitation: la diminution du taux de matière organique du sol des parcelles « donneuses » les rend plus sensibles à l’érosion et au lessivage. C’est particulièrement vrai des parcelles de cultures vivrières dépourvues de bananiers, dans la mesure où la bananeraie, forte productrice de biomasse, résiste mieux aux prélèvements, pourvus que ces derniers restent modérés.
Là où le café est paillé en fauchant les pâturages résiduels, ceux-ci sont parfois mis-en-défens et réservés au paillage du café par l’administration gestionnaire des pâturages communaux (région de Ngozi, dans le Nord du pays). Dans ce cas, le paillage du café précipite la régression de l’élevage et, avec lui, celui des transferts de fertilité opérés, par l’intermédiaire du bétail, au profit des cultures vivrières.
Le paillage du café n’est pas gratuit et il existe donc, sur toutes les parcelles d’où sont exportés les résidus de culture, une « production perdue » du fait du paillage, véritable coût d’opportunité de la biomasse transférée vers le café. Dans de nombreuses régions, les résidus de culture et les pâturages encore présents ne suffisent plus. Malgré la mise à contribution systématique de la bananeraie et des parcelles de cultures vivrières - dont la fertilité décroît - les agriculteurs ont de plus en plus de difficultés à se procurer la biomasse nécessaire à leur café.
Aujourd’hui, c’est sans doute l’obligation de paillage (en dehors du problème des prix) qui limite le plus l’accroissement de la production nationale de café. Aux difficultés croissantes que rencontrent les agriculteurs pour pailler leur café s’ajoute l’impossibilité de maintenir la fertilité des parcelles dont les résidus sont exportés vers le café. Or, il n’est guère concevable d’accroître durablement la production nationale de café (les surfaces plantées et les rendements) si la production vivrière ne suit pas et si la productivité du travail sur les cultures vivrières n’augmente pas également. L’enjeu est pourtant considérable pour les classes urbaines dans la mesure où le café constitue la principale source de devise du pays (environ 80% des recettes d’exportation). Alors que la pression exercée sur les agriculteurs pour qu’ils paillent leur café n’a jamais été relâchée, la biomasse consacrée au café fait figure de prélèvement obligatoire au profit de l’Etat et de la minorité urbaine qu’il représente. Les pressions (et la répression) exercées depuis l’époque coloniale sur la paysannerie par le système de vulgarisation dans son ensemble ont eu des effets dévastateurs sur les relations que les pouvoirs publics entretiennent avec la paysannerie. L’itinéraire technique extrêmement rigide imposé aux agriculteurs pour le café y est pour quelque chose.
« L’éclaircie de la bananeraie » a aussi contribué à dégrader l’image que les paysans ont de ceux qui les gouvernent. Principale pourvoyeuse de biomasse, la bananeraie est particulièrement victime du paillage du café. Compte tenu de sa forte production de biomasse, on a vu que des prélèvements modérés au profit du café sont moins dommageables que lorsqu’ils sont effectués au détriment des autres parcelles de l’exploitation, déjà fortement appauvries. Mais les prélèvements sont le plus souvent massifs, encouragés en cela par la politique d’« éclaircie » de la bananeraie et la volonté que l’administration a toujours manifestée de limiter l’extension de la bananeraie.
Les paysans de la région de Ngozi se souviennent des campagnes d’abattages systématiques des bananeraies, à l’époque où forces armées et populations mobilisées dans le cadre des « travaux de développement communautaires » étaient chargées de l’exécution des consignes. Le développement illimité des bananeraies entravait, disait-on, l’accroissement de la production vivrière. Partant du constat que la bananeraie est « envahissante », on en déduisait un peu hâtivement qu’elle prenait trop de place au détriment des cultures vivrières, et aussi du café. Et c’est surtout la caféiculture qui a profité des surfaces ainsi libérées.
Aujourd’hui encore, l’« éclaircie » de la bananeraie est au centre du dispositif « modernisateur » proposé aux agriculteurs. A la bananeraie dense telle qu’elle se présente chez les agriculteurs, les agronomes et responsables administratifs préfèrent la bananeraie clairsemée, plantée en lignes isohypses et associée aux cultures vivrières. Si le principe de la culture associée semble parfaitement justifié (les agriculteurs la pratiquent systématiquement avec le taro, même si la bananeraie est dense), l’éclaircie de la bananeraie remporte rarement l’adhésion des agriculteurs. Car rien ne prouve en effet qu’une bananeraie éclaircie produise davantage de vin qu’une bananeraie dense. Les agriculteurs sont convaincus du contraire.
La bananeraie dense rapporte plus que toute autre culture y compris le café (en terme de valeur ajoutée/are, valeur ajoutée/jour de travail ou revenu monétaire11. C’est pourquoi les agriculteurs cherchent avant toute chose à constituer une bananeraie dense. Couper une bananeraie toute entière, ou presque, revient souvent à détruire un capital accumulé à grand peine depuis de nombreuses années. Abattre une bananeraie, c’est comme abattre un troupeau!
La multiplication des mises-en-défens fragilise les écosystèmes cultivés
Depuis déjà plus de 10 ans, une politique volontariste a été menée au Burundi dans le domaine de la protection de l’environnement, avec l’appui des principaux bailleurs de fonds. Outre les travaux de lutte contre l’érosion plus ou moins imposés aux agriculteurs, cette politique a surtout été concrétisée par de grands projets de reboisements et la création de réserves et parcs naturels.
1. Les reboisements.
Les projets de reboisements avaient deux objectifs déclarés: la protection des sols contre l’érosion (en particulier pour les sommets « dénudés ») et la fourniture, à plus long terme, de bois d’œuvre, de bois de service (perches) et de bois de chauffe à usage domestique. Plus de 50000 hectares ont ainsi été reboisés entre 1980 et 1987, en grands « blocs » monospécifiques (eucalyptus, pins, cyprès).
En décrétant ces terres « vacantes », l’administration forestière faisait l’hypothèse que ces espaces étaient inutilisés (et donc libres) avant leur affectation au reboisement. Mais la majorité de ces terres étaient exploitées auparavant en pâturage par les agriculteurs-éleveurs des alentours. Dans la plupart des cas, il s’agissait de terrains communaux (de « communs » d’accès libre et non pas appartenant à l’administration communale) qui permettaient à tout ceux ne disposant pas de prairies privées en surface suffisante de pratiquer l’élevage et qui rendaient possibles d’importants transferts de fertilité au profit des terres cultivées.
L’affectation de ces espaces au reboisement marque la fin de ce type d’exploitation pastorale. Après leur mise-en-défens, il est interdit, sous peine de fortes amendes, d’y conduire les troupeaux et, a fortiori, de régénérer les pâturages grâce au brûlis. Cette véritable expropriation du domaine commun au profit de l’Etat n’est pas sans provoquer, de la part de la paysannerie, une forte résistance manifestée de multiples façons: « occupation » préventive du territoire par des plantations de café ou de thé (seules plantes respectées au plus haut point par l’administration), pâturage illégal des périmètres reboisés et bien souvent, incendies « criminels ».
Une fois encore, on constate que la pression démographique n’est pas la seule responsable des difficultés rencontrées actuellement dans le domaine agricole au Burundi. Elle n’est pas la seule responsable de la diminution des pâturages et de la régression de l’élevage, comme le laissent entendre de nombreuses études. Les reboisements massifs des anciens pâturages communs y sont aussi pour quelque chose.
Les terres affectées aux projets de reboisement ont donc un coût d’opportunité élevé. Chaque hectare reboisé se traduit par une diminution des activités d’élevage (quand ces terrains ne peuvent pas eux mêmes être mis en culture!), de moindres transferts de biomasse et donc une baisse de fertilité potentielle des terres assolées et une chute des rendements. Un tel coût réduit considérablement le bénéfice que l’on peut attendre de ces projets de reboisement et leur rentabilité économique 12.
Quant à la production de bois, elle est exploitée par concessions ou directement par l’Etat et échappe donc totalement aux paysans. Quelques dix ans après les premières plantations, la production de bois issue des premières phases de l’exploitation a pour effet de provoquer une baisse du prix du bois d’œuvre et des perches de construction. Or de nombreux agriculteurs avaient planté dans leurs parcelles, depuis 10 ou 20 ans, des arbres tels que eucalyptus et grevillea et ainsi augmenté le petit capital-biomasse de leur exploitation 13. Il est à craindre que la baisse du prix du bois provoquée par l’arrivée massive des grands reboisements à l’âge d’exploitation ne décourage cette « agro-foresterie » paysanne en dévalorisant brutalement ses produits.
2. Les Parcs Nationaux.
Bien que le paysage burundais soit presque entièrement artificialisé et qu’il ne reste guère de place pour la « nature sauvage », une politique de protection de l’environnement basée sur la création de Parcs Nationaux a été mise en place.
Le cas du Parc National de la Ruvubu, à l’Est du pays, semble être le plus préoccupant dans ce domaine16. Implanté dans une région agro-pastorale mise en valeur depuis déjà longtemps par des familles paysannes autochtones ou immigrées, ce parc a été créé ex-nihilo, là où toute nature « vierge » avait disparu à l’exception des rives de la rivière Ruvubu et de quelques savanes boisées résiduelles. Dans ces conditions, la « reconstitution » d’un Parc National a nécessité l’expropriation de plus de 3000 familles paysannes, la mise en défens de 50000 hectares et le repeuplement progressif de la zone en animaux sauvages. Comment la création d’un tel parc pourrait-elle participer d’une quelconque protection de l’environnement quand on assiste, en réalité, à la destruction des installations humaines, des plantations de bananiers et des espaces mis en valeur par de nombreuses années de labeur agricole?
La production agricole et pastorale perdue du fait de la création du Parc (le coût d’opportunité des 50 000 hectares consacrés au Parc) est donc très élevée, d’autant plus élevée que cette région aurait pu accueillir encore plus de 10 000 familles de migrants originaires des régions plus densément peuplées du pays.
Dans les communes limitrophes du parc, les familles « déplacées » tentent depuis bientôt 10 ans de reconstituer une exploitation agricole viable. Dépourvus de tout moyen de production, on les rencontre, quelques dix ans après leur expulsion, dans un état d’extrême pauvreté et maladifs. Beaucoup d’entre eux n’ont pas encore pu reconstituer une bananeraie productive, tandis que les vestiges de leur ancienne bananeraie sont périodiquement parcourus par les feux de brousse à l’intérieur du Parc. Et les parcelles de manioc, patate douce ou maïs qu’ils cultivent sont régulièrement dévastées par les potamochères qui sortent du Parc pendant la nuit.
Ainsi, la protection de l’environnement a été assise sur une conception particulière de l’écologie pour laquelle les paysans sont désignés comme les principaux coupables de la détérioration de l’environnement. Dans ce cadre « théorique », la protection de l’environnement ne peut être que répressive et mise en place contre les intérêts de la paysannerie. « Protéger l’environnement » revient alors à créer des espaces sans paysans et interdits d’accès à ces derniers.
Mais cette politique conduit à des résultats contraires aux objectifs escomptés. En dépossédant les agriculteurs d’une partie de leurs ressources (terres cultivables, pâturages, bois de chauffe) ou en provoquant leur expulsion, elle accroît d’autant la pression exercée sur les écosystèmes environnants et accélère leur dégradation. Privés de pâturages par les projets de reboisement, les agriculteurs se voient contraints de réduire ou d’abandonner leur élevage, au détriment de la fertilité des parcelles assolées. Réinstallés provisoirement à la périphérie des espaces « protégés » dans la plus grande incertitude foncière, les paysans « déplacés » survivent en cultivant là où ils le peuvent, sacrifiant le long terme (la reproduction de la fertilité et la pérennité du couvert végétal) à la survie immédiate. Une telle politique de « protection de l’environnement » conduit donc, nécessairement, à une dégradation accélérée des écosystèmes cultivés.
Beaucoup d’agriculteurs ont aussi été « déplacés » plus ou moins autoritairement dans le cadre de la politique de regroupement de l’habitat, politique dite de « villagisation » 15. Les paysans concernés doivent abandonner leur habitation et la bananeraie qui l’entoure pour reconstruire une maison sur le bord de la piste conformément aux directives de l’administration. Cet éloignement de la maison d’habitation par rapport à la bananeraie a en général de très graves conséquences sur cette dernière. Les multiples relations entre enclos et bananeraie sont pour la plupart rompues à cause de l’éloignement (temps et moyens de transport). La bananeraie est moins bien entretenue; tous les flux de fertilité qui convergeaient vers elle sont interrompus (déchets domestiques et balayures, fumier et compost, etc.); beaucoup de régimes sont volés, etc. Les agriculteurs sont unanimes pour constater la « décadence » de leur bananeraie et les chutes importantes de rendement qui se manifestent au bout de quelques années. Il faut alors repartir à zéro pour constituer une autre bananeraie à proximité de la nouvelle maison d’habitation mais ceci peut prendre de nombreuses années.
On n’abandonne pas facilement et de plein gré un capital accumulé de la sorte. La fertilité accumulée (acquise) de l’exploitation, qu’elle soit cristallisée dans la bananeraie, dans une caféière paillée depuis 30 ans, dans les arbres à usages multiples qui ont été plantés çà et là ou dans les terrasses inclinées façonnées par le travail de nombreuses années, constitue le seul patrimoine des familles paysannes. Elle conditionne la productivité du travail. En dissociant l’agriculteur de son capital-fertilité, le déplacement brutal de la maison (villagisation, expropriation préalable aux reboisements et Parcs Nationaux) entraîne une rupture du régime d’accumulation et plonge de nombreuses exploitations agricoles dans un processus de crise difficilement réversible.
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Les transformations récentes de l’agriculture burundaise permettent d’affirmer qu’il existe bien une dynamique interne d’accumulation de biomasse dans les exploitations agricoles paysannes. Et ce n’est ni la mentalité « traditionaliste » des agriculteurs, ni leurs techniques « archaïques », ni même le fait qu’ils soient de plus en plus nombreux sur la même terre qui menace directement l’équilibre des écosystèmes qu’ils exploitent. Si de très nombreuses unités de production sont dans une situation catastrophique, le capital-fertilité de l’exploitation étant en voie d’épuisement, c’est surtout parce qu’elles ne disposent pas des moyens de production indispensables pour enrayer les pertes de biomasse et relancer un processus d’accumulation. Les agriculteurs burundais sont en effet dans un état de dénuement absolu en matière de moyens de production: outillage peu diversifié et de faible capacité, moyens de transport inexistants, engrais et produits phytosanitaires non disponibles ou trop chers, matériel biologique insuffisamment diversifié, bétail (gros et petit) le plus souvent inexistant. C’est aussi parce que les pouvoirs publics, surtout préoccupés par la production caféière et imbibés de multiples préjugés et clichés concernant la façon de travailler des agriculteurs, n’ont pas su les aider efficacement. Bien pourvus de conseils techniques le plus souvent inadaptés et entravant leur propre dynamique d’accumulation de capital-fertilité, les agriculteurs sont restés sans moyens de production et sans crédit.
Et pourtant, les agriculteurs apparaissent finalement comme les meilleurs gestionnaires des écosystèmes et les seuls capables d’ajuster leurs pratiques agricoles à l’extrême diversité des situations topographiques et pédo-climatiques du milieu. Mais deux conditions s’avèrent indispensables à la mise en place progressive de ces systèmes de production intensifs et durables. La première est que les agriculteurs ne soient pas acculés à sacrifier le long terme (la reproduction de l’écosystème) à la survie immédiate, c’est à dire qu’ils disposent d’un niveau de vie minimum et d’une relative sécurité alimentaire. La deuxième condition est qu’ils disposent en quantité suffisante des moyens de production nécessaires à cette intensification: outillage, moyens de transport, semences, boutures, plantules et greffons, bétail, engrais, produits phytosanitaires et vétérinaires, citerne de stockage des eaux de pluies, etc.. Mettre à leur disposition ces moyens de production, massivement et à bas prix, apparaît dès lors beaucoup plus efficace que la multiplications de conseils souvent emballés en un petit nombre de « paquets techniques » inapplicables, inabordables et le plus souvent inadaptés à la complexité et à la diversité des situations rencontrées. Ce serait peut être là, dans le cas du Burundi, l’amorce d’une politique de développement durable. Une telle politique contribuerait aussi à atténuer quelque peu les tensions politiques et sociales extrêmement fortes qui secouent ce pays, tensions qui ne sont pas complètement étrangères aux relations que l’Etat, défenseur des intérêts de la minorité urbaine aisée, a entretenues avec la paysannerie.
1 192 hab/km2 d’après le recensement démographique de 1990. Ces données représentent des densités démographiques rurales car les villes ne rassemblent qu’une très faible proportion de la population du pays: 5 % en 1979, 6 à 7 % en 1990.
2 La structure sociale (et « ethnique ») du Burundi traditionnel est souvent présentée en faisant référence à la dualité classique agriculteurs/éleveurs, les Tutsis étant supposés spécialisés dans les activités pastorales, tandis que les Hutus seraient des cultivateurs. Cette distinction est abusive. Nous avons écrit ailleurs que, jusqu’à la fin du XIXè siècle, il est probable que la grande majorité des agriculteurs burundais étaient aussi éleveurs. Entre les grands éleveurs et leurs dépendants asservis, existaient de très nombreux agriculteurs-éleveurs plus ou moins indépendants des grands éleveurs. Parmi les dépendants, beaucoup avaient également un ou deux bovins chez eux, « prêtés » par les possesseurs de grands troupeaux dans le cadre des rapports sociaux d’ubugabire. Les agriculteurs sans bétail (en propriété ou prêté) n’étaient donc pas si nombreux que cela dans le Burundi ancien; l’utilisation des déjections animales à des fins de fumure était généralisée (H. Cochet, 1993a, 1994).
3 Quand ces talus sont instables, leur végétalisation (herbes fixatrices, arbres ou arbustes) s’avère alors nécessaire.
4 ISABU (1991).
5 Imposés aux agriculteurs à l’époque coloniale et encore fortement conseillés aujourd’hui dans certains projets, ces fossés sont d’une faible efficacité et peuvent s’avérer très dangereux sur forte pente en provoquant des glissements de terrain (ISABU, 1991; BIDOU, 1990).
6 Et c’est encore le choix que font les jeunes agriculteurs, lorsqu’un tel choix est encore possible aujourd’hui.
7 Cette devinette ne signifie pas, par contre, que la « bière » de banane soit venue remplacer le lait dans l’alimentation des Burundais. Elle s’est plutôt substituée à la bière de sorgho et à celle d’éleusine, toute deux consommées en grande quantité dans le passé.
8 Pour une réflexion plus générale sur la politique agricole burundaise, voir H. Cochet (1993b)
9 L’utilisation de la compostière ne permet pas pour autant de « fabriquer » de la matière organique ex- nihilo. Elle permet seulement de la concentrer, de la décomposer partiellement et de la stocker en vue d’une utilisation différée. Si la majorité des agriculteurs ont creusé une compostière, ils sont nombreux à ne pas l’utiliser ou peu. Les déchets en tous genres sont entassés ailleurs et restitués au sol, d’une manière ou d’une autre, que l’agriculteur ait ou non une compostière. Le tas de détritus, balayures et déchets divers entreposés dans un coin du rugo est déjà le résultat d’un compostage. Les trous creusés dans la bananeraie, les anciens fossés de mûrissage des bananes ou les anciennes latrines constituent autant de fosses compostières « itinérantes », rapidement entourés de bananiers hautement productifs.
10 Les conséquences de cette gestion unilatérale et centripète de la matière organique sont difficiles à quantifier. Comment mesurer, en effet, la diminution du taux de matière organique des sols et de leur teneur en éléments minéraux, provoquée depuis si longtemps et de façon continue par la non-restitution des résidus de culture ? Bilans organiques et bilan minéraux auraient du être effectués depuis longtemps par les organismes de recherche compétents mais rien n’a été fait ou presque, dans ce domaine pourtant capital pour l’avenir de la caféiculture au Burundi. Des travaux étaient cependant en cours en 1993 dans la région de Ngozi, en collaboration avec l’Atelier ISABU du Buyenzi. Voir en particulier V. Metzler (1993).
11 H. Cochet (1993b).
12 De nombreuses questions, relatives à l’efficacité technique très inégale de ces reboisements, mériteraient d’être posées. Cette analyse dépasse néanmoins le cadre de cet article.
13 La production paysanne de bois n’a jamais été mesurée. Il semble néanmoins qu’elle soit considérable: l’essentiel du bois d’œuvre utilisé à Bujumbura serait originaire des exploitations agricoles du Nord (région de Kayanza et Ngozi).
14 Les réserves naturelles de Vyanda et de Rumonge, au Sud-Ouest du pays posent des problèmes similaires (MARTIN, 1993).
15 Très active sous la deuxième République (1976-1987) puis quelque peu assouplie pendant la troisième République (à partir de 1987) et masquée par la politique dite « d’amélioration de l’habitat ».
BIDOU (J.E.), 1990. Erosion des sols au Burundi. Géographie et Aménagement dans l’Afrique des Grands Lacs, Colloque de Bujumbura (janvier 1988), CRET-Université de Bordeaux III, Collection « Pays enclavés », n°3.
COCHET (H.), 1993 (a). Productivité du travail et accumulation du capital dans les exploitations agricoles du Burundi. Mondes en développement, Tome 21, n° 82.
COCHET (H.), 1993 (b). Etude sur la dynamique des systèmes agraires au Burundi. DGPAE/ADEPRINA, Rapport intermédiaire, Paris, 1993.
COCHET (H.), 1994. Burundi: quelques questions sur l’origine et la différenciation d’un système agraire. (ronéotypé). Institut des Sciences Agronomiques du Burundi, Département des études du milieu et des systèmes de production, 1991. Programme Agroforesterie, Sylviculture et Erosion, Rapport Annuel 1989-1990.
MARTIN (S.), 1993. Diagnostic agraire de la région de Rumonge, Burundi. Mémoire de DAA, INAPG, Chaire d’Agriculture Comparée.
METZLER (V.), 1993. Gestion de la biomasse et transferts de fertilité dans les exploitations agricoles du Buyenzi-Burundi. Mémoire de fin d’études, ENSAIA- Nancy/CNEARC.