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Le modèle de production intensive de légumes à Almeria (Andalousie). Entretien avec Bernard Roux.

Escrito por: Coline Sauzion, Bernard Roux

Fecha de redaccion:

Organizaciones: Association pour contribuer à l’Amélioration de la Gouvernance de la Terre, de l’Eau et des Ressources naturelles (AGTER)

Tipo de documento: Entrevista

Resumen

Bernard Roux, membre d’AGTER, est ingénieur agronome et membre de l’Académie d’agriculture. Coline Sauzion (AGTER) l’interroge ici sur le modèle de production agricole intensive dans la province d’Almeria, située sur la côte est de l’Andalousie. Après un retour historique sur les conditions de développement de ce pôle européen d’exportation de légumes, l’entretien revient sur les caractéristiques d’un système de production basé essentiellement sur l’hyper-technologisation des cultures et l’exploitation d’une main d’œuvre immigrée.

Est-ce-que vous pouvez d’abord retracer les grandes étapes de l’implantation du modèle de production de la région d’Almeria ?

Tout commence dans les années 1950, lorsque le régime de Franco décide la mise en valeur de la zone d’Almeria, province située dans la partie Est de l’Andalousie, en bordure de mer. A l’époque, on est en présence d’une zone de plaine quasiment inculte, aride, avec un climat très sec, environ 200 ou 300 mm d’eau par an, à proximité de la mer, répartie entre des grands propriétaires. On n’y trouvait qu’un rare élevage très extensif. Donc, là où on voit actuellement ces serres intensives, à l’époque, dans les années 1950, c’était un territoire pratiquement inhabité, seulement parcouru par quelques troupeaux de moutons. C’était par contre un territoire avec des nappes phréatiques importantes. C’est pourquoi, le régime franquiste, qui avait une politique agricole largement basée sur la mise en valeur hydraulique -par des barrages ou par l’utilisation des nappes- a décidé de mettre en place un projet d’irrigation dans cette région. Ce projet a consisté à irriguer environ 1500 hectares et à installer sur ces terrains irrigués des paysans, qui étaient soit des petits paysans sans terre soit des petits paysans qui vivaient dans les zones montagneuses alentours.

Une partie des terres de la zone a donc été expropriée pour être mise en valeur, c’est à dire que les terres ont été mises en irrigation et réparties en petites exploitations à des familles de paysans. Les agriculteurs qui s’installaient là se voyaient orientés techniquement par des agents de l’IRYDA1, institution étatique en charge d’installer les agriculteurs, qui leur faisait une proposition de système de culture. A l’époque, le système proposé n’était pas du tout orienté vers le maraîchage ou l’horticulture, l’orientation technique était celle de la polyculture-élevage en irrigué. On donnait quelques vaches aux agriculteurs et on leur disait de cultiver de la luzerne. C’était un système qui n’avait aucune chance de se développer dans l’avenir.

Très vite, techniquement il y a eu un problème : l’eau de la nappe était très saline. Les terres étant situées sur la côte, tout près de la mer, il y avait des intrusion marines. Les cultures ne prospéraient pas, ou en tout cas elles étaient terriblement freinées. Les agriculteurs se sont donc dit qu’il fallait « trouver autre chose », et cet « autre chose » a pu se mettre en place grâce à un transfert de technologie paysanne. Ça, c’est très important. Puisque l’eau était saline, il fallait trouver un système qui permettait d’amortir la salinité. Et il se trouve qu’il y avait dans la région, du côté de Malaga, une vieille technique qui consistait à faire des sols reconstitués : il s’agissait de mettre dans le sol une couche de sable et d’intercaler entre la terre d’origine et le sable rapporté une couche de fumier. En espagnol cette technique paysanne de reconstitution de terre s’appelle la technique de l’ « enarenado », du mot « arena », le sable. C’est donc du savoir-faire paysan qui a été transféré pour faire face à ce frein technique.

Une deuxième technique paysanne, liée à la culture de la vigne qui existait dans les contreforts de la montagne jouxtant la plaine d’Almeria, a été importée pour améliorer le système. C’est une technique qui permet de monter les ceps de vigne en hauteur et de les faire prospérer sur des treillis qui se trouvent en hauteur. Cela crée une sorte de voûte qui permet à la vigne de se développer. Donc les paysans ont imaginé de reprendre cette technique avec le système de piquets et de taillis en ajoutant un voile plastique sur ces espèces de châssis pour créer une sorte de serre. Ce sont les paysans qui fabriquaient eux-mêmes leurs serres, et cela se faisait beaucoup à base d’entraide. Ces paysans de la montagne, qui ne connaissaient rien au maraîchage, ont donc incorporé ces deux techniques, qu’ils ont associées et qui ont permis de créer les premières serres dans les années 1960, sous lesquelles ils ont cultivé les premiers légumes. La culture intensive sous serre a donc commencé dans les années 1960, et est restée pendant une quinzaine d’années une production locale qui se commercialisait principalement dans la région, et un peu à l’échelon national.

Ce système de production s’est « modernisé » un peu plus dans les années 1970. Un élément de la transformation industrielle du système, à cette époque, est l’arrivée d’entreprises de fabrication des serres. A partir de là, ce ne sont plus les paysans qui fabriquent les serres. L’infrastructure de la serre, que j’ai décrite au départ comme une technique paysanne, a complètement changé. Désormais ce sont des entreprises qui font ce travail de construction, ce sont des serres industrielles.

Une deuxième évolution très importante est l’extension du périmètre. Le premier périmètre s’étendait sur environ 1500 hectares, ce n’était qu’une partie des terres qui avait été mise en eau et il restait toute une partie qui n’était pas encore irriguée et qui pouvait l’être grâce à la présence de la nappe. Il faut se rendre compte qu’à l’époque, tous ces paysans qui s’étaient mis à produire et à vendre des légumes, ça donnait aux autre paysans de la région l’image du succès. Il y a donc eu une pression sur les terres et les propriétaires qui avaient des parcelles non irriguées ont vendu de telle sorte que progressivement le noyau de départ s’est étendu. Aujourd’hui, on est arrivé à 25 000 hectares de serres dans la province d’Almeria. Il y a donc eu un grand bond depuis la fin des années 1970. A partir de là, le marché est devenu plutôt national. La commercialisation se faisait à travers des sortes de plate-formes où les paysans apportaient leur production et se confrontaient directement avec les intermédiaires qui étaient là pour acheter les produits. Avec cette méthode, les ventes se faisaient selon un système d’enchères à la baisse. C’était une méthode importée du système de vente des poissons à la criée qui existait dans les ports andalous et qui porte un nom : « Alhondiga ». Les prix n’étaient pas extraordinaires mais les paysans étaient sûrs d’écouler leurs produits.

Il ne faut pas oublier non plus que la région disposait d’avantages comparatifs climatiques qui ont permis la mise en place et la montée en puissance de ce système. Le fait que le climat soit très chaud, qu’il n’y ait pratiquement pas de gelées, que le printemps commence plus tôt, tout ça donne un accès privilégié au marché. Ce qui est produit dans cette région ce sont des primeurs. C’est très important de souligner ça, c’est la production de légumes primeurs qui a fondé la présence sur le marché.

On peut ajouter un autre élément central de ce système de production : le financement. Très vite s’est mis en place le financement par une banque locale en situation de quasi monopole, Caja rural. Car pour s’installer il fallait des fonds pour financer à la fois la création de la terre en « enarenado », la construction de la serre, la main d’œuvre, il fallait avancer des capitaux à l’année pour la mise en culture, etc… Cette banque a été très présente pour financer la mise en route des exploitations et a été un élément important du dynamisme des années 1970.

Ensuite, l’extension du système va s’intensifier avec l’entrée de l’Espagne dans le marché commun, en 1986. A partir de là, le système va se projeter sur les marchés européens. C’est là que débute la vocation exportatrice, internationale, d’Almeria, et que s’impose la présence de plus en plus organisée des centrales d’achat étrangères. Le système ancien, basé sur la confrontation locale des agriculteurs et des commerçants, va être largement remplacé par la présence des grandes centrales d’achats européennes. Les paysans sur place vont s’organiser en coopératives pour offrir un flux de produits organisé aux centrales d’achat. Actuellement, on estime qu’il y a environ 60% à 70% de la production qui est commercialisée à travers un système contractuel. Des contrats sont passés directement entre les coopératives de producteurs, qui ressemblent plutôt à des entreprises de commercialisations capitalistes, et les centrales d’achats européennes, type Carrefour, Auchan… Et la commercialisation se fait par camionnage, des camions partent tous les jours de la région pour approvisionner les grands marchés urbains de l’Europe, jusqu’en Allemagne, en Hollande, en Angleterre…

Aujourd’hui Almeria est donc le premier pôle exportateur de légumes européen ? La production est-elle destinée majoritairement à l’exportation ?

Oui, c’est le plus gros centre européen de production intensive de légumes. La progression à été très vite pendant les 15 ans qui ont suivi l’entrée dans l’Europe. La productivité a augmenté : au début, on devait produire environ 30 tonnes de légumes à l’hectare et aujourd’hui on doit être à 50 ou 55 tonnes par hectare.

L’exportation est majoritaire mais bien sûr l’Espagne continue à être approvisionnée. A Almeria il y a une flotte de camions qui n’existe que grâce à ça. C’est un autre élément du système : si on arrête de produire des légumes, il y a des quantités d’entreprises de transports qui vont faire faillite.

Vous dites qu’on a à faire à des exploitations agricoles « baignant dans l’univers du progrès technique », pouvez-vous développer cet aspect ?

En s’internationalisant et en s’européanisant le système a vu aussi arriver d’autres ingrédients de la « modernité », si on peut dire. Ces ingrédients qu’est-ce que c’est ? Ce sont par exemple les semences améliorées, importées par les hollandais qui ont une avance technique importante là-dessus. A été instauré aussi le goutte à goutte, pour remplacer l’irrigation par submersion. On est passé à une irrigation beaucoup plus contrôlée, avec un apport en eau beaucoup plus approprié aux besoins. Et ça va même encore plus loin, parfois il y a même des capteurs qui calculent le taux d’humidité. Tout ça se fait avecl’utilisation massive des technologies informatiques. Il y a des serres qui sont totalement informatisées avec, à l’entrée, des ordinateurs qui contrôlent tout. Certaines serres sont hydroponiques : on a même supprimé la terre, au moyen d’une irrigation qui apporte en même temps les nutriments, les engrais.

Cela demande des investissements considérables pour les agriculteurs ? Dans quelle mesure sont-ils « poussés » à investir ?

Effectivement, la banque joue un rôle important dans l’incorporation massive de technologies dans cette agriculture familiale. Les banques pressent les agriculteurs, elles leur font des propositions pour s’équiper et augmenter leur productivité. Et il y a eu en effet une augmentation de la productivité qui est due largement à l’investissement en capital, donc il y a beaucoup d’agriculteurs qui se sont endettés et qui sont parfois en difficulté. L’endettement est une réalité. Il est compensé par une productivité physique qui augmente. Quand on regarde les choses d’un point de vue technique on peut considérer que c’est un système hyper-technologique.

Bien sûr, il y a un éventail de profils d’agriculteurs, comme dans tout système agricole; il y a des agriculteurs qui restent plutôt en retrait de cette course à la technologie, qui continuent à utiliser des techniques plus anciennes, qui hésitent à s’endetter ou qui n’ont pas la connaissance technique pour le faire, et il y en a d’autres qui sont à la pointe de la technologie. Derrière cette diversité de profils, le système dans son ensemble accède à des techniques qui sont proposées de l’extérieur. Ce ne sont plus les paysans qui, comme autrefois, améliorent le système, aujourd’hui tout ce qui arrive vient de l’extérieur, des entreprises situées en amont de l’agriculture qui disent : « introduisez l’ordinateur pour mieux contrôler telle chose et vous verrez vous allez vous en porter mieux ». Techniquement on est dans un système de haut niveau pour ce qui est de ce genre de culture en forçage par les serres.

Ce système est un exemple de « développement » dans la conception économique classique : la surface a augmenté, la production a augmenté, la main d’œuvre, on va y revenir, est importante… Les partisans de notre système néolibéral donnent ces régions comme exemple. Si on regarde El Ejido, par exemple : au départ c’est un petit village qui a été construit à partir de rien pour les paysans qui arrivaient dans les années 1950, aujourd’hui c’est une ville de 50 000 habitants ! Et quand tu vas là-bas, tu vois beaucoup de belles voitures dans les rues de El Ejido, tu vois des agriculteurs avec des Mercedes dernier cri. Dans la période de croissance très forte des années 80-90 les gens ont gagné beaucoup d’argent. Aussi, il n’y a pas seulement l’aspect technique de ce développement, il y a aussi toute une conception territoriale qui rompt avec le schéma classique d’un paysage agraire européen. Les agriculteurs de ce coin sont quasiment des citadins. Il y a d’un côté la partie du territoire où il y a toutes les parcelles, contiguës, et de l’autre côté l’espace de la ville où vivent les agriculteurs. C’est un lieu qui a été urbanisé progressivement, où on trouve tous les services, et notamment les banques, il y a énormément de banques qui ont leurs succursales à El Ejido. On peut dire que s’est construit un paysage agraire de type « agro-ville ». El Ejido c’est une ville agricole, avec des rues, des immeubles qui se touchent. Il n’y a pas une habitation dispersée dans les terres. Il y a une rupture entre le lieu de la production agricole et le lieu d’habitation.

Aujourd’hui est-ce qu’on assiste à de nouvelles installations ? Est-ce que ce modèle continue à se développer ou est-il en perte de vitesse ?

Non, je ne crois pas que le système soit en perte de vitesse, à mon avis il est à maturité. Il n’y a plus d’extension car toutes les terres disponibles sont utilisées. C’est très spectaculaire le lieu de la production, ces serres côte-à-côte avec ces petits chemins très étroits, on se déplace au milieu d’un labyrinthe, c’est très très saturé. A Nijar, proche du Campo de Dalias qui concentre la majorité des serres, je crois qu’il y a quelques espaces encore libres. Mais, globalement,le développement ne se fait pas par l’augmentation des superficies, il se fait à travers des améliorations techniques, sur des territoires déjà conquis. En tout cas, le système n’est pas en perte de vitesse, pas encore. Car Almeria continue de bénéficier de son avantage comparatif climatique. On peut avoir des courgettes en janvier qui viennent de ces régions. On a aussi toutes ces entreprises qui tournent autour de ce système : de semences, d’informatique, de serre, les banques, etc… donc il y a une offre permanente de nouveautés qui fait que le système continue de fonctionner. On observe ainsi une dynamique d’absorption de la technologie soutenue, pour ne pas dire forcée, par des forces économiques auxquelles les paysans sont presque obligés de se soumettre s’il veulent rester. On a à faire à un système qui absorbe de plus en plus de capital, qui pousse à l’endettement et à l’augmentation de la productivité, mais en face les acheteurs sont là pour freiner autant qu’ils le peuvent l’augmentation des prix. Les agriculteurs ne bénéficient pas directement de l’éventuelle baisse des coûts des production car ceux qui achètent savent que la productivité a augmenté donc ils poussent les agriculteurs à vendre moins cher. Au final, le taux de rentabilité des exploitations a baissé sous cette pression des acheteurs, les grandes centrales d’achats qui sont en permanence en train de négocier les prix à la baisse. Ainsi, les paysans investissent beaucoup mais leurs revenus n’augmentent pas, la compensation se fait uniquement par la possibilité d’augmenter les rendements. L’augmentation des rendements a été importante et c’est ce qui a permis de compenser les investissements. La rentabilité est devenue plus précaire mais les agriculteurs sont toujours là, étranglés, soumis.

Alors, ils ne décident plus grand chose au final ces agriculteurs ?

Si, ils décident de s’endetter.

L’étude du système d’Almeria est intéressante car elle permet de voir comment fonctionne le système capitaliste. Il fonctionne sur la base de la mise au travail de gens auxquels on impose d’absorber du capital, pour faire fonctionner la partie non agricole du système, les grandes entreprises d’équipement, de semences… Avec toutes les pressions dont on vient de parler, que ce soit en amont pour la fourniture des moyens de productions ou en aval pour l’écoulement et la production, on voit que l’agriculteur est pris dans un étau. On l’oblige à acheter beaucoup et on lui achète pas cher ce qu’il produit, résultat: ses revenus ont tendance à stagner et même à diminuer. Ce fonctionnement est exemplaire du développement de l’économie capitaliste en général. On a à faire à un secteur de l’agriculture entièrement soumis au capital, à un système de production qui continue de fonctionner sur les bases de l’agriculture familiale mais qui se trouve inséré dans des mécanismes économiques capitalistes.

Alors, bien sûr que ça devient de moins en moins attractif pour les paysans, aujourd’hui la moyenne d’âge des exploitants est assez élevée. Il y en a beaucoup qui se sont installés dans les années 1980 et je ne suis pas sûr qu’il y aura une reprise par les plus jeunes, ce n’est pas évident… Là-dessus il y une interrogation, quel est l’avenir ? Peut-être que les départs à la retraite massifs provoqueront l’agrandissement des fermes et l’émergence d’une agriculture d’entreprise de grande dimension, mais pour l’instant on reste sur une agriculture à petite échelle.

A ce propos, quelle est la taille moyenne d’une exploitation ? A-t-on vu des phénomènes de concentration ?

La taille moyenne d’une exploitation est entre 2 et 5 hectares. Il y a eu des agrandissements mais ça reste de l’agriculture familiale d’entreprise. Il y a toujours un paysan qui est là et qui travaille, qui embauche du monde, bien sûr, mais il est là, il est présent. Donc c’est une agriculture familiale capitalisée, « moderne ». Mais il n’y a pas eu d’apparition, par exemple, d’entreprises capitalistes disant « On va trouver 50 hectares et on va trouver des employés salariés et on va faire fonctionner ça comme une entreprise capitaliste ». Il y a eu des tentatives dans les années 1980-90, dont une célèbre : « Tierras de Almeria », organisée sur la base du capital et du salariat mais qui n’a pas prospéré, elle a du fermer. Je crois que c’est difficile de faire fonctionner ce genre de système avec un patron qu’on ne voit jamais car l’activité de maraîchage demande une attention continue, qu’il est difficile de confier exclusivement à des salariés, à mon avis il faut que le chef d’exploitation soit là. Peut-être qu’une autre raison c’est qu’employer des ouvriers permanents coûte cher alors qu’il y a des moments où l’agriculteur n’a pas de quoi les faire travailler. Donc il n’y a pas eu de très grosses exploitations. Il y a une échelle de différence, entre des petites exploitations de 1 ou 2 hectares et d’autres plutôt entre 6 et 10 hectares. Mais une grande exploitation dans cette région c’est 10 hectares et il y en a très peu, ça plafonne autour de 5-6 hectares. Il y a des mouvements fonciers bien sûr, il y en a partout, mais le marché foncier n’est pas très dynamique.

Est-ce que vous pouvez revenir sur les conséquences environnementales de ce modèle agricole ?

D’abord, il y a dans cette agriculture un usage massif de produits phytosanitaires, qui polluent les sols, l’eau et produisent une nourriture néfaste pour la santé humaine.

Ensuite, la surexploitation de la nappe phréatique est un phénomène grave. On n’a pu passer à 20 000 hectares qu’en augmentant le nombre de forages et on va chercher l’eau de plus en plus profond. Le stock d’eau des nappes diminue et dans la partie supérieure des nappes l’eau est devenue très salinisée. Pourquoi ? Parce que le prélèvement de l’eau dans les nappes favorise les intrusions marines. Puisque la surexploitation de la nappe la plus proche du sol a provoqué la salinisation on va désormais chercher l’eau de plus en plus en profondeur où elle est moins saline. Donc, après avoir épuisé la partie superficielle de la nappe on est en train d’épuiser la partie en profondeur. C’est peut-être cela qui va sonner la fin du modèle. La ressource naturelle est épuisée sans renouvellement possible, cela est gravissime. Il y a eu des tentatives d’approvisionnement alternatifs, avec par exemple un projet de dessalement des eaux marines dans la région, mais ça coûte cher. Il y a eu aussi un projet d’approvisionnement par des eaux qui viendraient d’autres régions. En tout cas, il y a un vrai problème d’épuisement de la ressource.

Une autre conséquence sur l’environnement est celle des déchets produits par les vieilles toiles en plastique qui recouvrent les serres. C’est énorme, ce sont des quantités faramineuses de plastique qui sont stockées chaque année. Dans certains endroits on peut voir des lieux de stockage de ce plastique sous forme de balles. Mais parfois ce n’est pas le cas et on voit s’accumuler des vielles toiles en plastique qui pourrissent au soleil. Il y a un vrai problème de traitement des déchets qui n’est pas résolu. Ce système est donc loin d’être durable du point de vue écologique. Il a des effets de dégradation très forts.

Est-ce qu’on voit se développer l’agriculture biologique dans cette région ?

Je ne peux pas dire quelle est la proportion de bio mais il y a un certain nombre d’exploitations qui sont passées au bio, c’est à dire qui ont réduit les produits phytosanitaires, utilisés en masse dans ce système. Il y a une tendance, mais ça reste marginal. On n’est pas devant une explosion du bio non plus.

A propos de la question de la main d’œuvre, pouvez-vous expliquer comment ce modèle agricole s’est progressivement articulé avec les flux de migrations ?

Ça c’est un des aspects les plus marquants du système.

Comme je disais, tout a commencé avec des agriculteurs familiaux. On a installé dans ces périmètres des familles d’agriculteurs pauvres dans les années 1950. Lorsqu’à commencé à se développer cette horticulture sous serre on s’est aperçu qu’à certains moments de l’année la main d’œuvre familiale ne suffisait pas, notamment au moment des récoltes. Même en monopolisant les enfants, les grands parents… les agriculteurs n’étaient pas forcément capables de faire face aux besoins. Donc, il a fallu utiliser de la main d’œuvre saisonnière. Au départ, on a pu utiliser des saisonniers andalous. Cela a duré jusqu’à ce qu’apparaisse la possibilité de mettre en concurrence cette main d’œuvre locale avec la main d’œuvre provenant de l’immigration, cela à partir des années 1970. C’est à cette époque qu’à commencé à venir une immigration, venant principalement d’Afrique du Nord au départ, qui a trouvé une possibilité d’emploi dans les serres. Les informations circulent entre les immigrés, donc avant même qu’ils ne traversent le détroit de Gibraltar, ces travailleurs savaient qu’il y avait des possibilités d’emplois en Andalousie, certes mal-payés et dans des conditions difficiles mais cela constituait tout de même une possibilité de survie grâce au travail. S’est alors instauré un circuit à travers l’immigration pour apporter à ces exploitations familiales un complément de main d’œuvre à certains moments. Les paysans pouvaient offrir aux immigrés africains des salaires inférieurs par rapport à ce qu’ils payaient aux andalous. Progressivement, les andalous se sont retirés de ce marché car ils savaient qu’ils n’obtiendraient pas des niveaux de salaires suffisants. Très vite l’ouvrier agricole andalou a été, ou s’est mis à l’écart lui-même de cette région.

Il y a donc eu une sorte de marché du travail informel qui s’est mis en place, entre des gens qui n’avaient pas d’autres solutions que de se faire employer à n’importe quel prix et des exploitants familiaux qui avaient des besoins en main d’œuvre irréguliers dans l’année. Cette confrontation entre cette offre et cette demande s’est mise à fonctionner dans la clandestinité. Ces travailleurs, tout le monde savait qu’ils étaient là mais on ne faisait rien pour les régulariser avec des emplois stables, par des contrats reconnus. On avait une main d’œuvre disponible en quantité, autant qu’on en voulait, l’offre dépassait largement la demande. Il y avait toujours des travailleurs qui étaient au coin des serres et qui étaient prêts à travailler, l’employeur n’avait pas tellement à se préoccuper, il savait qu’il trouverait la veille pour le lendemain les travailleurs nécessaires. Ce marché du travail informel a fonctionné pendant des années et continue de fonctionner.

Pouvez-vous revenir sur les conditions de travail et de vie de cette main d’œuvre ?

Les conditions sont ignobles, le travail dans les serres est très dur, il fait une chaleur insoutenable et les travailleurs respirent les produits chimiques. Par ailleurs, ils ne savent jamais si ils vont travailler 8 jours ou 3 jours, ils peuvent être remerciés du jour au lendemain. Et bien sûr, les heures de travail sont très mal-payées, dans la pratique les employeurs font toujours des propositions de salaires inférieures à celles prévues par les conventions collectives de la province. Les conditions d’habitat sont terribles aussi. Ces gens arrivent sans rien, ils logent directement dans les zones de serres, parfois dans les anciens bâtiments, les « cortijos », les écuries, qui restent du passé et qui peuvent constituer des logements de fortune, ou parfois ils se fabriquent des abris avec les vieilles bâches en plastique. Ils sont dans l’inconfort absolu, ce sont des baraquements plus que des logements. Certains, qui restent longtemps, finissent par obtenir des logements en ville mais ce n’est pas simple, et s’ils trouvent ça reste des mauvaises conditions de logement.

D’un côté, on a des ouvriers qui sont dans des conditions de travail terribles, qui sont mal-payés, qui n’ont aucune sécurité de l’emploi, qui n’ont pas de logement, et de l’autre côté on a des employeurs qui ont une pratique tout à fait banale d’entrepreneurs capitalistes, qui ajustent l’emploi dans leurs exploitations aux besoins du moment. Les chefs d’exploitations savent exactement ce qu’il faut comme main d’œuvre pendant une période donnée et vont donc puiser dans l’offre qui est surabondante. Le marché du travail est complètement déséquilibré au profit de l’employeur. L’atout des employeurs d’Almeria c’est ça : c’est le fait qu’il y ait un réservoir de main d’œuvre dans lequel ils peuvent puiser en permanence. Cette configuration du marché du travail est l’idéal recherché par toutes les entreprises capitalistes : avoir à proximité une force de travail toujours disponible dans laquelle on peut puiser quand on en a besoin. La possibilité de cet ajustement permanent permet à l’entrepreneur de calculer ses besoins au plus juste, et il se soucie peu de savoir ce que devient l’ouvrier une fois qu’il lui a dit de s’en aller. Il n’y a pratiquement pas d’employés permanents. Ces petites exploitations de 2-3 hectares fonctionnent avec le chef d’exploitation et avec des employés saisonniers, fonction que remplissait autrefois la main d’œuvre familiale. Voilà comment fonctionne le marché. On est sur un marché du travail « secondaire », marginal, où se rencontrent deux catégories qui ont des comportements, on peut dire, malheureux pour les immigrés et minables pour les employeurs. Mais ça constitue un tout qui est structuré même si c’est dans informel, clandestin.

Pouvez-vous revenir sur les différentes vagues d’arrivées des travailleurs immigrés et sur leurs profils divers ?

Comme je l’ai dit, durant la 1ere période, dans les années 1970, c’étaient des immigrés marocains, les voisins proches, qui venaient mais qui ne restaient pas forcément. C’était une immigration relativement organisée, il y avait des familles qui venaient du Maroc pour les saisons, repartaient dans leur pays, puis revenaient l’année suivante. Après, dans les années 1980, il y a eu l’arrivée des sahéliens, ça a compliqué la situation car ceux-là restaient toute l’année, ils ne pouvaient pas repartir dans leur pays d’origine entre les saisons. Leur objectif initial n’était pas de rester dans la région des serres, l’idée était de partir une fois qu’ils avaient gagné un peu d’argent. En général, ils restaient une saison ou deux et partaient continuer leur périple d’immigré en Europe. Le travail dans les serres était une position transitoire, de relais. Un peu plus tard, à la fin des années 1990-2000, il y a eu une immigration nouvelle qui est venue s’ajouter avec l’arrivée de personnes d’Amérique Latine. Et puis aujourd’hui, il y a aussi une main d’œuvre provenant des pays de l’Est. Avec l’élargissement de l’Union Européenne, il y a eu la possibilité pour les roumains, les bulgares, les polonais, de venir faire ce travail de tâcheron. Dans le cas des pays de l’Est, on a plutôt à faire à des « contrats en origine » qui consistent à recruter les travailleurs directement chez eux, en Roumanie, en Pologne, en Bulgarie… Ce système fonctionne surtout dans une autre région d’agriculture intensive d’Andalousie, la région de la culture de la fraise dans la province de Huelva. Ça ne veut pas dire que les conditions sont meilleures, mais elles sont annoncées dès le départ. La légalité n’assure pas moins d’exploitation, les heures de travail restent mal payées. L’employeur s’engage sur le papier, il peut très bien écrire « Les employés seront logés correctement » mais, premièrement, le « correctement » n’est pas défini et, deuxièmement, il n’y a pas de contrôles. Il y a très peu de contrôle, l’État ferme les yeux, il y a une part d’acceptation de la situation. La récolte des fraises à Huelva est très féminisée, alors qu’à Almeria la main d’œuvre est principalement masculine. Dans la région d’Almeria, les gens de l’Est sont minoritaires, ceux qui sont présents en majorité ce sont les africains, les sahéliens surtout, puis les marocains qui sont encore pas mal présents.

En ce qui concerne le milieu social d’origine de ces immigrés, au départ c’était fondamentalement des populations rurales, paysannes, surtout les africains. Mais il y a aussi beaucoup d’immigrés qui viennent des classes moyennes, qui ont fait des études dans leur pays, qui ont un niveau universitaire mais qui n’ont pas d’avenir dans leur pays, ceux qui émigrent ne sont pas forcément les plus pauvres. Il y a une diversité de profils.

Il y a aussi la catégorie des immigrés qui sont installés là depuis longtemps, qui sont régularisés, qui restent quelques mois pour les saisons et rentrent chez eux le reste du temps, notamment les marocains. En général, ceux-là sont dans une liaison stable avec un employeur en particulier, ils sont attachés à un employeur qui les réembauche chaque année.

Ce système ne pourrait donc pas se perpétuer sans la disponibilité et l’exploitation d’une main d’œuvre immigrée ?

Effectivement, la pression sur les salaires est la variable d’ajustement de ce système agricole. Si on relevait les salaires ça rendrait la région moins compétitive, voire pas rentable du tout. Car il y a d’autres régions qui produisent ce type de légumes, Almeria n’est pas la seule région de la méditerranée où on fait des légumes primeurs, la concurrence existe, en Grèce, en Turquie, au Maroc… avec le même système d’exploitation des travailleurs saisonniers. J’ai visité une région en Turquie où on produisait sous serres aussi, des tomates. Il y avait là-bas une main d’œuvre turque et roumaine féminine payée à coups de lance-pierres. Le coût de la main d’œuvre dans cette zone-là était inférieur à celui d’Almeria. A Almeria, même si la situation est très mauvaise, le fait que le Sindicato de Obreros de Campo (Syndicat des ouvriers agricoles) soit présent et actif là-bas pour essayer de défendre les travailleurs immigrés, ainsi que quelques ONG qui s’occupent de la situation des travailleurs, de leurs conditions de vie, ça fait qu’il y a quand même, on ne peut pas dire une pression, mais il y a une attention qui est portée à ces gens. Ce qui fait que, dans les dernières années, il y a quand même eu une amélioration par rapport aux années 1980. Alors que quand tu regardes la situation des travailleuses roumaines en Turquie je peux t’assurer que personne ne s’occupe d’elles, elles reçoivent des salaires extrêmement bas… Donc la compétition est internationale, car l’exploitation de la main d’œuvre n’a pas de limites.

Comment sont perçus ces immigrés par la population locale andalouse ? On sait notamment qu’il y a déjà eu des épisodes de conflits racistes… 

A Almeria, le nombre d’immigrés est considérable, il doit y avoir en permanence 20 000 immigrés dans cette région. Ils sont présents, visibles, et la population autochtone, les andalous, a développé un racisme incroyable dans cette province. Il y a un très fort racisme latent, qui ne s’exprime pas toujours par des conflits visibles mais, au début des années 2000, des conflits racistes ont éclatés, notamment à El Ejido2 où il y a eu des affrontements entre andalous et immigrés. En général, il y a une présence latente du racisme, chacun reste dans son coin, mais les conflits peuvent éclater. Ce très fort racisme est paradoxal car si les andalous de cette région ont prospéré c’est grâce à ces immigrés mais ils ne le reconnaissent pas, comme toujours. Il y a une évidente hypocrisie.

1 Instituto de Reforma Y Desarrollo Agrario (Institut de Réforme et de Développement Agraire)

2 Pour plus d’informations sur cet épisode : www.liberation.fr/planete/2000/02/17/grand-angle-retour-sur-les-emeutes-racistes-d-el-ejido-les-chiens-andalous-samedi-5-fevrier-el-ejido_318134