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Versión Española: ¿Como organizar la producción en las tierras de reforma agraria? Producción individual y producción colectiva
Escrito por: Michel Merlet
Fecha de redaccion:
Tipo de documento: Artículo / documento de difusión amplia
Document rédigé à partir de l’expérience de la réforme agraire au Nicaragua en vue d’un débat avec les dirigeants des mouvements paysans et politiques du Salvador en 1991.
I. Mieux comprendre notre réalité : un besoin urgent
La conjoncture de la fin des années 1980 et du début de la nouvelle décennie en Amérique centrale est marquée par le progrès des idées néolibérales et par l’application des politiques d’ajustement. Les politiques agricoles antérieures sont remises en question, et l’on promeut la privatisation de l’économie.
La grave crise que traversent les pays du bloc « socialiste », le retour à l’économie de marché en Europe de l’Est sont parfois interprétés de manière un peu superficielle comme l’échec de « l’économie socialiste ». La dé-collectivisation est « à la mode » ; des processus de privatisation partielle de l’agriculture ont été entrepris depuis plusieurs années, notamment en Chine. En fait, ni les processus de collectivisation, ni ceux de dé-collectivisation n’ont été identiques selon les pays, et il serait utile de connaître plus en détail les différentes réalités.
On est surpris de retrouver, à l’origine du développement des coopératives de production sur les terres de la Réforme agraire en Amérique latine, les mêmes dogmes que ceux qui fondèrent la collectivisation dans les pays « socialistes ». Toutefois, ces coopératives-ci ont été impulsées par des régimes que nul ne pourrait soupçonner d’avoir été « communistes ». En Amérique latine aussi ; ces « modèles » sont aujourd’hui remis en question, parfois même par leurs propres bénéficiaires1.
En Amérique centrale, dans le contexte de l’ajustement et sous la pression de certains secteurs sociaux, les actions antérieures en matière de réforme agraire, et notamment les coopératives de production, sont fortement critiquées et accusées d’inefficience. Ainsi, au Salvador, le Gouvernement d’ARENA2 promeut la parcellisation des coopératives issues de la réforme agraire, dans le double objectif de redynamiser la production et d’élargir sa base sociale plus large dans les campagnes.
Pour ne pas tomber dans des simplifications abusives, il convient d’examiner attentivement les réalités économiques, sociales et politiques de chaque pays. Remplacer le dogme du collectivisme par celui du libéralisme ne sert en rien le progrès de l’humanité. Il est urgent d’approfondir les instruments dont nous disposons pour analyser et interpréter notre monde, si tant est que l’on cherche encore à en contribuer à le transformer.
Les organisations populaires d’Amérique centrale sont conscientes de cette nécessité. Ainsi, les organisations paysannes du Salvador, dont la croissance s’est en grande partie nourrie de la structuration du mouvement coopératif, ont le sentiment que la parcellisation, telle qu’elle est proposée par ARENA, ne répond pas aux intérêts de leur base. Elles savent que la droite a la possibilité de tirer profit d’une série d’erreurs et de problèmes de gestion qui ont accompagné le développement du mouvement coopératif. Il leur est donc urgent de passer d’une position défensive à la définition d’une stratégie propre qui leur permette de surmonter les déficiences des formes existantes de coopération, sans abandonner leur propre projet.
Ce petit texte est une tentative, modeste et incomplète, de présenter quelques éléments de réflexion afin d’aider à mieux comprendre la réalité des coopératives de production3.
II. Spécificité de la coopérative de production
Une coopérative de production n’est ni une unité de production familiale paysanne, ni une entreprise capitaliste.
Dans une exploitation familiale paysanne, d’un côté l’on produit, pour le marché et pour la vente, et de l’autre on élève les enfants, tout en faisant en sorte de les aider à s’émanciper de leurs parents. L’exploitation familiale est le lieu de la production des biens et de la reproduction de la famille, donc de la force de travail. Le paysan, ou plutôt le père et la mère, prennent les décisions dans les deux « domaines », à la maison et dans l’exploitation.
Dans une entreprise capitaliste, en revanche, on n’accomplit que le processus de PRODUCTION de biens. La reproduction de la force de travail ne fait pas partie des responsabilités de l’entrepreneur. L’entrepreneur embauche de la main d’œuvre : il la paye suffisamment pour obtenir d’elle qu’elle travaille pour lui. La reproduction des familles des travailleurs, l’alimentation, les vêtements, l’éducation des enfants, tout cela incombe aux foyers ouvriers. Inversement, l’ouvrier n’a rien à voir, ni rien à dire sur l’organisation de la production. Le contrôle du processus de production est aux mains de l’entrepreneur. Ainsi, dans une entreprise capitaliste, la production de biens et la reproduction des hommes sont totalement séparées.
Dans une coopérative de production, parfois appelée «entreprise associative», la situation semble identique à celle de l’entreprise capitaliste. Mais la réalité n’est pas si simple. En fait, le membre ou l’associé, comme on voudra, est en même temps :
associé à la direction de sa coopérative : il participe aux décisions économiques importantes, il élit les instances de direction ou en fait partie ;
père de famille, responsable du présent et de l’avenir de ses enfants.
Ces choses-là, nous les connaissons, et nous n’avons en apparence rien dit d’important. Cependant, si nous tirions les conséquences d’une telle évidence, il nous serait beaucoup plus facile de comprendre quels sont les problèmes des coopératives, et comment y faire face.
Nous pouvons tout d’abord déduire la chose suivante :
L’analyse devra impérativement prendre en compte les deux univers de la production et de la reproduction, c’est-à-dire non seulement l’économie formelle de la coopérative, mais aussi l’économie des foyers des associés.
Jusqu’à présent, nous n’avons parlé que de la reproduction des hommes. En réalité, pour se perpétuer, pour se développer de manière autonome, la coopérative doit également reproduire ses moyens de production, ses installations, ses machines, son bétail, la fertilité de ses terres, … . Elle doit aussi assurer la reproduction du savoir des associés, des connaissances accumulées, de leur expérience sociale.
Tous ces processus de production et de reproduction n’ont pas lieu au même endroit. Les éléments expliquant le succès ou l’échec d’une coopérative donnée peuvent venir de loin, y compris de la contribution économique issue de proches partis à l’étranger, qui a pu s’avérer décisive pour faire face à une crise aiguë. Pour étudier une coopérative, il faudra prendre en compte non seulement la production collective, végétale et animale, mais aussi les productions individuelles des associés, à l’intérieur et à l’extérieur de la coopérative, ainsi que les autres revenus des associés.
La tâche, nous le voyons bien, n’est pas aisée : de nombreux flux peuvent exister entre ces différentes choses, entre la coopérative et les associés, entre les associés eux-mêmes, ainsi qu’entre la coopérative et/ou les associés et le monde extérieur : auto-consommation, rémunération du travail, prêts en interne, distribution individuelle des excédents, ré-investissement collectif, …
Même si nous étudions à la fois l’unité de production collective et les unités familiales (la production et les foyers), nous allons rencontrer des difficultés. Pourquoi ?
Parce que nous sommes habitués à raisonner à partir de vérités absolues. Une chose est soit blanche, soit noire. Elle est soit bonne, soit mauvaise. Elle ne peut être un peu des deux, à la fois. Nous sommes tous habitués à percevoir les choses de manière unilatérale. Cette fois, une telle erreur ne nous est pas permise, concernant l’individuel et le collectif. Faire de l’individuel un bien et du collectif un mal, comme le font certains idéologues « de droite », ou à l’inverse, considérer l’individuel comme le mal, et le collectif comme le bien, comme le font parfois certaines factions dogmatiques « de gauche », relève en définitive de la même conception du monde et conduit à commettre de graves erreurs.
Dans une coopérative4, le collectif et l’individuel s’opposent l’un l’autre, sont en lutte permanente. Mais en même temps, ils sont indissociables, et l’un n’existerait pas si l’autre cessait d’exister. L’individuel n’existerait pas et n’aurait pas de sens sans le collectif, et réciproquement. C’est pourquoi nous pouvons dire qu’ils forment une seule et même réalité.
Il est essentiel de comprendre cette relation entre l’individuel et le collectif pour comprendre l’évolution d’une coopérative. Les philosophes appellent cela une réalité contradictoire.
La relation entre l’individuel et le collectif va connaître diverses déclinaisons : elle n’est pas, en elle-même, antagonique. En d’autres termes, il existe de multiples formes d’articulation entre l’individuel et le collectif qui ne visent pas la destruction de l’un des deux pôles.
Demandons-nous ce qui se passerait si l’un des deux pôles l’emportait sur l’autre. Si le pôle individuel l’emportait, la coopérative disparaîtrait complètement. Cela peut arriver de différentes manières, y compris par la désertion progressive des associés5. Mais si le pôle collectif l’emportait, c’est la structure familiale, lieu de la reproduction, qui disparaîtrait. La destruction de la famille et son remplacement par une autre structure sociale représente une trop forte rupture avec le fonctionnement et les valeurs de notre société, et ne peut donc pas être considérée comme une alternative viable.
Ainsi, la coexistence de l’individuel et du collectif est dans l’essence même de la coopérative, et vouloir éliminer l’un des deux pôles conduirait inévitablement à faire disparaître la coopérative.
La part d’individuel et de collectif, la combinaison des activités, des responsabilités, d’un processus d’accumulation collectif et d’un processus d’accumulation individuel, … n’ont pas à être définies une fois pour toutes. Lorsque les conditions internes et externes de la coopérative changent, en toute logique, ces combinaisons doivent pouvoir s’adapter.
III. L’efficience : pour qui ?
Les techniciens affirment que « les coopératives doivent être de véritables entreprises ». Bien sûr que les coopératives doivent être efficientes ; mais comme elles ne sont pas identiques aux autres entreprises, cette efficience doit prendre en compte leur spécificité.
Mais qu’entendons-nous par efficience ? Une forte intervention de l’Etat est généralement à l’origine de la naissance des coopératives en Amérique latine. Dans de nombreux cas, c’est l’Etat qui a imposé aux paysans de s’organiser en coopératives, pour leur donner accès aux terres issues de la réforme agraire, ou bien au crédit, aux machines ou à l’irrigation. L’Etat a ses propres critères d’efficience. Ce ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux des membres des coopératives. C’est pourquoi nous préférons parler d’intérêts, plutôt que d’efficience.
Nous pouvons distinguer :
l’intérêt de l’associé, et de sa famille,
l’intérêt de l’entreprise associative, comme unité économique propre,
l’intérêt de l’Etat,
l’intérêt du pays dans son ensemble, ou plus précisément de la majorité de la population.
Les intérêts des uns et des autres varient en fonction des possibilités objectives qui s’offrent aux acteurs. Ainsi, les politiques agricoles peuvent faire diverger ou au contraire coïncider les intérêts de deux groupes sociaux.
Dans le cas des coopératives de production, la solidité de la structure associative dépend en dernière instance de l’intérêt qu’ont les paysans à travailler en son sein.
Pour le pays, les meilleures coopératives sont celles dans lesquelles l’optimisation des intérêts des associés se confond avec l’optimisation des intérêts nationaux (utilisation optimale des ressources rares, …).
Dans un pays où la densité de population rurale est élevée, comme c’est le cas au Salvador, les coopératives devront donner aux producteurs la possibilité d’obtenir des revenus semblables ou supérieurs à ceux d’une exploitation individuelle avec la même quantité de terre par personne. Elles devront de plus s’assurer que la valeur ajoutée produite par unité de surface dans le cadre de la coopérative est semblable ou supérieure à celle que produisent les exploitations paysannes.
IV. Avantages et inconvénients des coopératives
A. Les avantages
Le mot coopérative vient de co-opérer, c’est à dire travailler ensemble. Différentes raisons peuvent amener plusieurs travailleurs à effectuer ensemble une tâche donnée.
Certains travaux, comme le désherbage des cultures annuelles, doivent être réalisés dans un court laps de temps. Le fait de travailler à plusieurs permet d’accélérer l’exécution des travaux et, de ce fait, d’agrandir la surface cultivée au sein de l’unité de production.
Certains travaux ne sont pas faciles à réaliser seul. Pour semer des haricots avec une charrue en bois en Amérique centrale, par exemple, on a généralement recours à au moins trois personnes à la fois. L’une conduit les bœufs qui ouvrent le sillon, une seconde épand l’engrais, la troisième sème les graines. Le sol reste ainsi plus humide autour des graines, et le haricot pousse mieux que si l’on avait planté les graines longtemps après avoir fini de labourer.
Une plus grande division du travail peut s’avérer nécessaire dans le cas où sont combinées plusieurs productions, afin de réduire la vulnérabilité du système de production global de l’exploitation.
Certains outils ou équipements, très chers, ne peuvent être rentabilisés au sein de petites unités. L’utilisation commune de machines permet d’augmenter la productivité du travail pour certaines tâches. En règle générale, l’utilisation partagée de moyens de production modernes n’implique pas d’obligation de produire en commun. Les coopératives de services, dont le fonctionnement repose sur l’utilisation de matériel agricole, ont donné de très bons résultats dans de nombreux pays du monde6.
Le fait de se regrouper présente encore d’autres avantages. Le groupe peut opposer davantage de résistance aux agressions des propriétaires terriens qui voudraient récupérer une terre envahie. Cela modifie en faveur des paysans les rapports de forces entre ceux-ci et leurs ennemis. Dans un contexte de la lutte pour la terre, c’est principalement pour cette raison que de nombreux groupes ont commencé à se former : seul, il est impossible d’envahir une terre ; à 20 ou 30 camarades, la situation change. Toutefois, l’expérience montre que l’exploitation de parcelles individuelles n’empêche pas nécessairement de disposer d’une puissante organisation collective pour défendre ses terres.
Les coopératives dites « de surco muerto »7 dans la zone de Masaya au Nicaragua ont montré une meilleure organisation et une combativité plus élevée que de nombreuses coopératives de production au sein desquelles les gens ne se sentaient pas propriétaires de l’exploitation qu’on leur avait assignée ; elles ont pu résister avec succès aux assauts du capitaliste cotonnier, qui continue de les harceler.
Parmi les avantages le plus souvent évoqués des coopératives de production figurent les fameuses « économies d’échelles ». Il y a économie d’échelle lorsque cela coûte moins cher de réaliser une production agricole sur une unité de 100 hectares que sur 10 unités de production de 10 hectares chacune. S’il est vrai que ces économies d’échelle sont une réalité incontestable dans l’industrie, elles constituent souvent un mythe dangereux dans le cas des coopératives de production. Voyons donc quelques unes des raisons amenant les économies à se transformer en « pertes d’échelle ».
B. Les inconvénients que génère une optimisation de type entrepreneurial
Une grande unité de production implique des baisses de productivité qui peuvent être potentiellement supérieures aux « économies d’échelle ». Le travail collectif implique une certaine rigidité dans l’organisation des tâches quotidiennes. Les horaires et les rythmes de travail doivent être uniformisés. Cela conduit à multiplier les tâches purement administratives, et à établir une supervision du travail de chaque travailleur et de la rémunération de ce travail. Dès lors, les fonctions de direction, qui requièrent une vision d’ensemble du système de production, ne peuvent plus être assurées facilement par n’importe quel membre de la coopérative.
Chacun a une vision partielle de la situation des cultures, de la comptabilité. Ou bien l’on crée une équipe spécialisée dans ce but, ce qui suppose un travail non directement productif, ou bien l’on tend à la simplification des systèmes de production. Les systèmes de polyculture et d’élevage, envisageables dans le cas d’une petite unité de production familiale où le chef de famille contrôlait l’ensemble du processus, cessent d’être viables. Les systèmes qui les remplacent sont généralement plus extensifs, c’est-à-dire qu’ils nécessitent moins de travail à l’hectare, et tendent à la combinaison d’un nombre réduit de monocultures.
Mais le problème le plus important se trouve peut-être ailleurs. Le fonctionnement de la coopérative à la manière d’une entreprise empêche l’incorporation aux travaux d’une grande partie de la force de travail familiale. Comme la force de travail utilisée dans la coopérative est rémunérée (d’une manière ou d’une autre), son utilisation est conditionnée par la rentabilité de son activité. Dans le même temps, cette main d’œuvre peut se retrouver chez les associés à ne rien faire, sans aucune opportunité de travail.
Dans une exploitation paysanne en revanche, ce temps « libre » est valorisé, quand bien même sa rémunération ne puisse atteindre le niveau moyen du salaire, et le pays comme le producteur en sortent gagnants.
C. Les inconvénients liés à la non intégration de la sphère de reproduction familiale
D’autres inconvénients pour le paysan membre sont liés :
à la reproduction de la famille à court terme : accès à l’auto-consommation, possibilité de faire face aux aléas climatiques et aux maladies
et à la reproduction de la famille à plus long terme : installation des enfants en tant que producteurs.
On notera que ces inconvénients ont eux aussi un lien direct avec le fonctionnement d’une entreprise.
Toutes les familles des associés n’ont pas la même composition. Certains associés sont célibataires, d’autres ont des enfants mineurs, d’autres encore ont des enfants en âge de travailler voire de devenir indépendants. Dans le cadre du travail collectif, la coopérative ne peut offrir une réponse optimale à chaque situation. Chacun doit résoudre ses problèmes familiaux en dehors du collectif, comme il peut. Alors que l’exploitation familiale individuelle transforme son système de production à mesure que les enfants grandissent, qu’elle fait évoluer la disponibilité en main d’œuvre, et prépare très souvent l’accès de ces derniers à la production (en leur prêtant des parcelles, par exemple), la coopérative ne peut avoir la même flexibilité.
Un argument fréquemment employé pour défendre la forme coopérative est la tendance au morcellement croissant et à la diminution des surfaces des unités de production paysannes individuelles avec les héritages. De fait, dans les coopératives, le problème se règle généralement par le blocage de l’accès à la terre aux enfants des membres. L’entreprise peut certes se maintenir en bon état, mais les paysans jeunes se retrouvent sans terre et sans emploi.
En règle générale, la coopérative offre à ses membres des garanties de ne pas perdre l’accès à la terre, tant qu’ils restent membres. Cependant, là encore, c’est davantage l’intérêt de la coopérative que celui du paysan qui est protégé. Si la coopérative n’offre pas à l’associé les conditions lui permettant de faire face à une situation de crise familiale conjoncturelle (qui pourrait être résolue à l’échelle de l’exploitation individuelle par la vente d’une bête, par exemple), elle peut le contraindre à quitter la coopérative. Dans ce cas, la sécurité liée à la terre devient illusoire. L’associé voit alors dans la coopérative une source de travail comme une autre, et il se sent davantage salarié que copropriétaire.
V. Deux réalités inséparables, qui doivent être articulées : l’individuel et le collectif
D’après tout ce que nous venons d’analyser, une étude approfondie de la productivité de la force de travail familiale de la coopérative mène au constat suivant : très souvent, la production est plus importante sur les parcelles individuelles qu’au sein des coopératives. De nombreuses coopératives ont été construites sans véritablement prendre en compte les activités pour lesquelles le travail collectif présentait de réels avantages.
Une combinaison astucieuse du travail individuel et du travail collectif permet d’éviter les pièges que nous évoquons. La production individuelle peut ainsi permettre à la production collective d’extérioriser ses avantages.
Nous n’entrerons pas dans le détail de toutes les formes d’articulation possibles. Il y en a autant que de conditions naturelles et sociales spécifiques.
Au niveau de la « production »
Productions agricoles individuelles complémentaires de celles de la coopérative (qui demandent du travail en dehors des pics d’activité des cultures collectives), à des fins d’auto-consommation ou de vente
Productions individuelles d’animaux de basse-cour, ou de bovins (qui peuvent être destinées essentiellement à l’autoconsommation, à l’épargne, à l’installation des enfants ou à une activité collective déterminée : bœufs, …)
Au niveau de la « reproduction »
Un fonds d’épargne en propriété individuelle familiale, sous forme d’animaux, de greniers, … tant que la coopérative ne peut assurer cette mission.
Contrairement à ce que l’on a coutume de dire, l’accumulation individuelle par les associés ne nuit pas nécessairement au fonctionnement collectif. Dans certaines conditions, il est prouvé que cela aide la coopérative à ne pas se décapitaliser.
Services collectifs en vue d’une production individuelle
infrastructures : irrigation, entrepôts, séchoirs, installations pour l’élevage, …
tracteurs en usage partagé, mécanisation, …
transformation et stockage de la production,
commercialisation, tant au niveau de l’acquisition que de la vente des produits.
crédit rural,
éducation technique, formation, lutte et défense des intérêts communs.
Comment trouver pour chaque situation la meilleure combinaison ?
Il est également prouvé que l’ingérence de l’Etat et d’activistes extérieurs apporte souvent plus de problèmes que d’avantages. En revanche, une intervention extérieure est souvent nécessaire pour garantir que tous puissent s’exprimer, pour créer les conditions de la démocratie interne. Un autre apport extérieur utile consiste à faire connaître aux membres de chaque coopérative d’autres expériences susceptibles de les aider à prendre des décisions, en fonctions d’objectifs de moyen terme.
VI. Relations entre coopératives et autres secteurs paysans
Un autre aspect doit retenir l’attention des organisations paysannes. Il s’agit de la relation entre les membres de la coopérative et le reste du monde paysan. Avec une surface par associé en général supérieure à la moyenne nationale, et des avantages liés aux subventions accordées par l’Etat à une certaine époque, les coopératives peuvent devenir un secteur « privilégié » du monde paysan. Une manière de rester viables est alors de se transformer en véritables entreprises capitalistes, en refusant l’intégration de nouveaux associés, voire en expulsant certains membres, afin de répartir les gains entre un nombre réduit de chefs de famille, et en embauchant si besoin une grande quantité de main d’œuvre salariée.
Elles peuvent se couper du mouvement paysan, devenant des « enclaves » socio-économiques et politiques. Cette situation a des conséquences désastreuses pour le secteur paysan ; elle a été illustrée récemment au Nicaragua, où l’on a vu des coopératives envahies par des paysans pauvres des environs.
S’il est vrai que la forme de production coopérative a pu être la meilleure à l’époque de la lutte pour la terre, sa généralisation et l’imposition des formes collectives en opposition aux véritables intérêts et aux aspirations des paysans pauvres peut plus tard mettre un coup d’arrêt au mouvement social pour l’accès à la terre. Nous pouvons nous interroger : quelque chose de semblable n’a-t-il pas eu lieu dans le cas du Honduras, voire au Nicaragua, où l’imposition de la coopérative a probablement contribué à affaiblir le mouvement de lutte pour la réforme agraire, en lui faisant prendre le chemin d’ « entreprises associatives » qui représentaient pour les oligarchies locales un risque moindre que la parcellisation immédiate des grandes propriétés ? Nous ne pouvons développer ces aspects ici, mais pensons qu’ils sont d’une grande importance pour penser une stratégie politique d’alliance avec le monde paysan8.
Au niveau économique, les coopératives doivent être en mesure de démontrer que leur logique correspond à l’intérêt national. Comme nous le disions plus haut, une combinaison flexible des dimensions collective et individuelle semble pouvoir garantir à la fois une utilisation optimale des ressources du pays, en particulier de la terre et des moyens de production importés, et la protection dont a besoin le petit producteur pour pouvoir accumuler et se développer,… pour autant que les politiques publiques créent un environnement favorable à la convergence entre l’intérêt des producteurs et l’intérêt national. La responsabilité des organisations de producteurs est de promouvoir des modèles résilients, susceptibles d’assurer leur reproduction, et de s’acheminer progressivement vers une société plus juste.
Une parcellisation réalisée à l’initiative des paysans, avec l’appui et sous la surveillance de leurs organisations, peut consolider le mouvement paysan.
Les producteurs des grandes coopératives de production du littoral péruvien, qui ont décidé de parcelliser la terre, ont créé des Coopératives Agraires d’Usagers, qui gèrent les infrastructures et les machines, qui sont restées d’utilisation collectives. L’Association nationale des exploitants de parcelles agricoles (ANAPA) a parmi ses slogans : « Nous nous sommes divisés pour être davantage ensemble ».
Ils expliquent qu’ « avant, dans la coopérative, il n’y avait que des conflits entre nous ; à présent, chacun est le maître à l’intérieur de sa parcelle, mais nous tâchons de nous unir dans la lutte pour la production, pour la commercialisation, et pour nos intérêts. Nous pensons qu’à partir de ce modèle coopératif, des changements peuvent effectivement être obtenus. »9
En revanche, une parcellisation suscitée par un gouvernement de droite, contre la volonté des organisations de paysans, aura nécessairement des effets désastreux et peut mettre en danger la base sociale des organisations actuelles.
Reste, pour les organisations paysannes confrontées à cette problématique, à mener un important travail de réflexion et d’analyse quant à la manière de continuer à impulser des solutions d’organisation optimales pour la majorité des paysans pauvres. Il n’existe pas de solution unique valable pour toutes les situations, et il faudra étudier quelle option choisir dans chaque situation, sans craindre de briser quelques mythes qui ont fait beaucoup de mal au mouvement paysan dans différentes parties du monde.
1 Voir par exemple le cas de la parcellisation des coopératives agraires au Pérou.
2 Alianza Republicana Nacionalista, parti politique au pouvoir au Salvador en 1991.
3 Il s’appuie en partie sur une réflexion critique réalisée au Nicaragua dans le cadre du CIERA (Centre de recherche et d’études de la Réforme agraire) dans les années 1980, et sur diverses expériences de coopérativisation et de parcellisation à travers le monde.
4 et pas uniquement dans ce cadre d’ailleurs, mais dans n’importe quelle situation!
5 Même une fois la coopérative détruite, la famille paysanne ne s’en trouverait pas réduite au seul « individuel ». Elle dépendrait à de multiples titres des autres familles, de l’Etat, et réciproquement. Mais il s’agit là d’un autre thème, que nous ne souhaitons pas aborder ici.
6 Voir, en guise d’illustration, les Coopératives d’Utilisation de Machines Agricoles (CUMA) en France, ou les Coopératives Agraires d’Usagers qui se sont formées au Pérou après la parcellisation des grandes coopératives, ….
7 Dans ce type de coopérative, le travail de la terre est individuel, mais certaines tâches se font de manière collective. Une partie de la terre n’est pas clôturée afin de faciliter l’utilisation des machines. Les limites entre les parcelles de chaque associé sont alors matérialisées par un sillon non ensemencé, le surco muerto.
8 Tel est précisément le risque de la proposition d’ARENA, qui pourrait trouver un écho parmi les paysans du Salvador, comme l’avait trouvé au Chili la parcellisation impulsée par Pinochet. Ce dernier était parvenu à se reconstituer une certaine base sociale dans les campagnes à partir de la dissolution des coopératives de production.
9 Entretien avec le secrétaire général de l’ANAPA, Lima, Pérou. Programme Agriculture paysanne et Modernisation, FPH.