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Escrito por: Marta Fraticelli, Cécile Pinsart, version initiale révisée par par Joseph Mougou et Mathieu Perdriault
Fecha de redaccion:
Organizaciones: Association pour contribuer à l’Amélioration de la Gouvernance de la Terre, de l’Eau et des Ressources naturelles (AGTER), Centre pour l’Environnement et le Développement (CED), ISTOM - Ecole Supérieure d’Agro Développement International (ISTOM)
Tipo de documento: Estudio / Trabajo de investigación
Les populations de chasseurs-cueilleurs peuplent les forêts du bassin du Congo depuis des millénaires. Au Sud du Cameroun ce sont les Bakas, qui ont traditionnellement des rapports très particuliers aux espaces et aux ressources forestières, mêlant une infinie diversité de pratiques nécessaires à la couverture de leurs besoins essentiels et représentations sacrées.
Contraints à la sédentarisation depuis l’époque coloniale, souvent obligés de s’installer dans des villages des populations d’agriculteurs bantous et de se soumettre à leur loi, les sociétés Bakas, plongées dans la misère, vivent un processus d’acculturation qui se traduit par la perte d’une grande partie des savoirs et connaissances exceptionnels qu’ils ont accumulé sur la forêt.
Le respect des droits fondamentaux de ces peuples premiers est un impératif moral évident. Ils peuvent nous apprendre beaucoup sur le milieu naturel dans lequel ils vivent, au moment où nous prenons conscience de la nécessité de préserver cette forêt menacée par le pillage et la marchandisation des ressources naturelles.
Les Bakas, chasseurs cueilleurs du Sud Cameroun
Dans les forêts du Cameroun certains groupes vivent encore aujourd’hui à la façon des premiers occupants. Traditionnellement ces populations pratiquent la chasse et la cueillette des produits de la forêt, ne se consacrant ni à l’agriculture ni à l’élevage. L’appellation de « Pygmées » est utilisée pour désigner ces groupes, mais ce terme à la connotation souvent péjorative recouvre des populations aux langues, cultures et traits physiques différents1. Les Bakas forment le groupe « Pygmée » le plus nombreux du Cameroun. Il compte près de 40.000 personnes, réparties sur à près 75.000 km² de forêts au sud et à l’est du pays. Ils appartiennent au grand groupe des Ba Menga dont font aussi partie les Bagyeli qui vivent dans l’ouest du Cameroun.
Ces populations étaient traditionnellement semi-nomades et leur impact sur le milieu forestier était très peu marqué. L’organisation sociale très souple des groupes « pygmées » leur a permis de s’adapter aux changements sans disparaître. En atteste leur articulation avec les populations et l’économie villageoise Bantoue. Cependant, les évolutions récentes induisent sur ces sociétés des modifications et des bouleversements tellement importants que la préservation de la spécificité de leur organisation sociale et de leur économie traditionnelle sont menacées.
1- Organisation sociale et territoriale
Traditionnellement les Bakas vivaient en petits groupes semi-nomades de 20 à 40 personnes. Leurs « campements » n’étaient stationnés que quelques mois dans un lieu donné, puis ensuite déplacés. Le nombre de membres de chaque groupe variait selon les saisons : pendant la saison sèche (janvier, février) plusieurs groupes se réunissaient généralement pour former un campement de 70 à 100 personnes. Chaque campement était composé par un ensemble de noyaux familiaux (familles élargies2) regroupés autour d’un ou plusieurs aînés masculins sans relation hiérarchique entre eux.
La société Baka est égalitaire. Traditionnellement, les communautés Baka se placent sous l’autorité d’un kobo, dont la fonction est davantage celle d’un guide plutôt que celle d’un chef. Son autorité n’est pas absolue. Le pouvoir est au contraire partagé entre tous les membres de la communauté. Le kobo était auparavant choisi par les membres de la tribu et sa reconnaissance sociale souvent liée au statut de sage conféré par son âge avancé3.
Les populations Bakas se déplacent à l’intérieur d’une aire de forêt qui est définie de façon assez précise. Un village Bantou, avec lequel les Bakas entretiennent traditionnellement des rapports d’échange (de produits et de services, tels que la chasse), en forme notamment une de ses extrémités.
L’espace est appréhendé (et approprié) par les Bakas au travers d’un réseau de pistes. Chaque lignage possède, contrôle et établit des droits exclusifs de part et d’autre de pistes de récolte des produits forestiers. Les membres du lignage les utilisent pour les activités de chasse, de piégeage (lorsqu’il est pratiqué) et de cueillette et ramassage des produits forestiers.
Les réseaux formés par ces pistes définissent le territoire sur lequel chaque lignage « pygmée » (et ses groupes alliés) possède des droits.
La sédentarisation a beaucoup modifié l’organisation sociale et la construction des territoires Bakas, faisant alterner des périodes de vie au village et des périodes de déplacement.
2- La forêt et les Bakas
a- Différentes fonctions, différentes représentations
La forêt, désignée sous le nom de bεlε, est au cœur de la vie des Bakas. Selon leur représentation du monde, elle n’appartient pas à l’homme. Ce sont les Bakas qui appartiennent à la forêt.
L’espace forestier remplit des fonctions essentielles pour les Bakas. Il est d’abord nourricier, au travers des multiples produits alimentaires qu’ils en extraient. La forêt fournit aussi des médicaments traditionnels (écorces, miel, racines, plantes…) et des matériaux pour la construction des habitations et la fabrication des outils. Les produits qu’ils tirent de la forêt font l’objet d’échanges inter-familiaux et inter-communautaires et se trouvent donc au centre des relations sociales qui s’établissent sur de vastes territoires.
La relation à la forêt a aussi une forte dimension spirituelle. Espace de paix et de sécurité, elle est le lieu d’activités récréatives qui ne sont jamais dissociées d’une vision sacrée de l’environnement, d’ordre religieux. La forêt est l’objet de rituels et de cultes destinés, par exemple, à demander la protection et l’assistance des esprits et des ancêtres avant de réaliser les activités en forêt (chasse, pêche, récolte et usage des plantes médicinales4.
Le mode de vie et les savoirs traditionnels des populations Bakas sont intrinsèquement liés à leurs déplacements permanents au sein de la forêt. Leur connaissance des espaces forestiers, des propriétés écologiques, médicinales et alimentaires des ressources végétales et fauniques est extrêmement riche. L’attachement très fort à la forêt exprimé par les populations Bakas est révélateur de leur conscience de la dépendance de leur mode de vie à son égard. Celui-ci organise la relation à la forêt autant qu’il est conditionné par celle-ci, dans une sorte de relation d’interdépendance5.
La compréhension de l’impact de leur présence sur la forêt explique certainement que les Bakas aient développé des pratiques d’utilisation des ressources forestières que l’on peut qualifier de durables. L’extraction des ressources est réalisée traditionnellement avec une grande pondération. Leurs pratiques intègrent la connaissance des conditions de renouvellement des ressources forestières qui en sont l’objet6.
b- La chasse et la pêche
Activité centrale dans le mode de vie des Bakas, tant d’un point de vue alimentaire que culturel, la chasse est pratiquée en groupe, uniquement par les hommes.
Jusqu’à il y a peu, les Bakas utilisaient des armes traditionnelles pour chasser, telles que la sagaie. L’usage des pièges s’est maintenant généralisé pour l’alimentation quotidienne des familles. Les fusils sont aussi rentrés dans les habitudes de chasse des Bakas. Ils sont obtenus en contre-partie des chasses effectuées pour le compte d’agriculteurs Bantous qui fournissent aussi des munitions7.
Les Bakas et les Bantous distinguent la « grande chasse » de la « petite chasse ». La première concerne le gros gibier (éléphant, sanglier, gorille, chimpanzé, etc.) et se pratique essentiellement pendant la grande saison des pluies (Sokoma). La « petite chasse » consiste en la recherche de petits mammifères tels que des rongeurs et s’effectue surtout en saison sèche.
La pêche est pratiquée par les femmes qui piègent le poisson au moyen de barrages en saison sèche ou usent d’une substance toxique tirée d’un fruit pour les empoisonner.
c- La cueillette
Divers produits sont obtenus par cueillette ou ramassage: jeunes feuilles, fruits, noix et amandes (avec lesquelles de l’huile est produite), champignons, tubercules, insectes (chenilles collectées à la saison des pluies, larves de coléoptères et termites, en particulier), miel, etc..
Le prélèvement d’une large gamme de produits au moyen de techniques variées permet de palier les difficultés qu’oppose le milieu naturel, en particulier la dispersion des produits et leur saisonnalité.
3- Des bouleversements récents
La société Baka est en pleine transformation. La sédentarisation, initiée de manière forcée au cours des années 1950 sous la domination coloniale8, a entraîné un bouleversement radical de leurs modes de vie. Elle a conduit à l’adoption de la pratique de l’agriculture par certains Bakas et à l’introduction de la monnaie dans leur économie.
Les Bakas traversent aujourd’hui une crise sociale et culturelle profonde, mais aussi une crise économique qui se traduit par une situation de grande pauvreté et de marginalisation. Leur culture semble vouée à disparaître dans de très brefs délais selon nombre d’observateurs. La transmission entre les générations de leurs connaissances et de leurs systèmes de croyances ne s’effectue plus comme autrefois. Seuls les savoirs traditionnels utiles à la pratique d’activités qui trouvent aujourd’hui des débouchés lucratifs sont effectivement transmis. La perception qu’ont les jeunes Bakas de la forêt et la relation qu’ils entretiennent avec elle sont de toute évidence très différentes de celles de leurs aînés.
Mais l’image, véhiculée par certaines associations, d’une tradition « pygmée » contradictoire avec la modernité et défendue par une volonté Baka unanime de retour à la forêt ne rend sans doute pas pleinement compte de la réalité. Si beaucoup de Bakas aspirent à améliorer leurs conditions matérielles de vie, c’est souvent avec à l’esprit des modèles d’habitat et d’activités sédentaires. Ces aspirations sont cause d’incompréhension et même de conflits inter-générationnels au sein des communautés. Les anciens rejettent les jeunes qu’ils accusent d’être de faux Bakas. En retour, de nombreux jeunes, en rupture avec leurs aînés, n’entretiennent plus les liens de solidarité traditionnels qui pourraient peut-être amoindrir certaines situations de très grande précarité.
La sédentarisation des populations Bakas et ses conséquences
1- Une sédentarisation sans reconnaissance de droits sur le territoire
La sédentarisation a eu un impact sur l’organisation sociale des Bakas et sur les rapports avec les Bantous. Elle a réduit les fonctions et la légitimité du kobo. C’est désormais le chef de village Bantou qui choisit le chef des Bakas. Sa décision est ensuite entérinée par le sous-préfet. Ce chef est investi d’un simple rôle de représentation auprès des Bantous et des autorités publiques sans que lui soit reconnue une quelconque fonction administrative. Cette nomination de l’extérieur s’est traduite par la déliquescence de la figure politique majeure des bakas : plusieurs décennies après leur « installation » dans un village bantou, c’est à son chef bantou que les Bakas reconnaissent aujourd’hui la plus grande autorité et c’est notamment à lui qu’ils préfèrent faire appel en cas de litige.
La sédentarisation n’a pas impliqué la régularisation du statut administratif des communautés Bakas. Celles-ci sont identifiées à travers les hameaux que forment leurs habitations au sein du village et elles sont placées sous la dépendance de la chefferie Bantoue. Celle-ci ne reconnaît généralement aucune prérogative territoriale officielle au chef Baka, ce qui participe à sa dévalorisation aux yeux de sa communauté.
2- Pratiques agricoles et modifications des activités traditionnelles
Bien qu’elle n’occupe encore qu’une place marginale, l’agriculture est de plus en plus intégrée dans les nouveaux modes de vie des populations Bakas, du fait de la sédentarisation forcée dont ils ont fait et font encore l’objet9. Les Bakas sont impliqués dans des pratiques agricoles en tant que travailleurs pour le compte des Bantous et en tant que producteurs directs.
Les agriculteurs Bakas ont adopté une division sociale du travail proche de celle des Bantous : les hommes travaillent dans les plantations de cacao et assurent la défriche pour l’installation de parcelles vivrières ; les femmes sèment (maïs, tabac, piment), plantent (manioc, plantain, macabo) et récoltent ces dernières. Elles se consacrent aussi souvent à la cueillette, à la chasse et à la pêche en forêt.
Suite aux modifications de la répartition des taches entre hommes et femmes, les femmes Bakas consacrent de plus en plus de temps à l’agriculture aux dépens des activités de collecte de produits alimentaires en forêt. Or, ces dernières garantissaient aux familles Bakas des apports en glucides indispensables, par le biais des tubercules sauvages récoltés que les productions réalisées sur leurs parcelles agricoles ne leur permettent pas d’assurer.
Une perte d’autonomie alimentaire s’opère ainsi avec la sédentarisation. Un cercle vicieux se met en place : le manque de temps et le déficit d’approvisionnement en certains produits entretient la dépendance des travailleurs Bakas à l’égard des rémunérations en nature de leurs employeurs Bantous.
Le cycle des activités agraires et celui des activités forestières se chevauchent tout au long de l’année. Plus la sédentarisation est marquée, plus la période dédiée à l’activité agricole s’allonge alors que celle passée en forêt se réduit. La chasse continue de jouer un rôle important dans l’économie et les modes de vie des populations Bakas durant la période des pluies, y compris chez celles qui ont été le plus éloignées de leurs mode de vie traditionnels. Le maintien des pratiques de chasse s’explique notamment par la persistance de l’organisation du travail en groupe. Malgré la sédentarisation, nombre de Bakas ont conservé l’habitude de partir vivre quelques mois, chaque année, dans des campements établis en forêt. Ils quittent alors les habitations du village.
La construction des maisons traditionnelles (des huttes faites de grandes feuilles) était auparavant de la responsabilité des femmes. Les hommes ont repris cette tache, et endossé la valeur symbolique qui en découle, dès l’adoption du modèle de la maison rectangulaire bantoue10 au début de la sédentarisation. Les rares huttes encore utilisées aujourd’hui ne le sont que par des femmes seules ou veuves.
La division traditionnelle du travail ne semble plus guère perpétuée que dans les périodes, de plus en plus courtes, de vie en forêt. La chasse et la récolte du miel y sont toujours essentiellement réservées aux hommes11 mais avec la contribution indirecte des femmes indispensable notamment lors des rituels qui accompagnent la chasse.
3- L’assujettissement aux populations Bantoues
a- La transformation de relations anciennes
Bakas et Bantous coexistent sur les mêmes territoires depuis très longtemps. Mais leurs relations ont évolué, depuis la période coloniale, vers ce que des chercheurs décrivent comme des formes de vassalisme12.
Chaque campement Baka a toujours entretenu une relation étroite avec un ou plusieurs villages bantous alentour, auxquels ils étaient traditionnellement liés par un pacte héréditaire qui unissait deux familles et se perpétuait d’une génération à l’autre. Si l’on référait alors couramment les familles Bakas à leur « patrons » bantous, les Bakas n’étaient pas dans un véritable rapport d’obligation vis-à-vis d’eux. Cette relation consistait essentiellement en des échanges de biens et services, les Bakas fournissant aux Bantous des produits de la forêt (en particulier des surplus de chasse) en échange de fer, de sel et de produits vivriers. Les Bakas prêtaient aussi leur force de travail à diverses activités agricoles et domestiques en échange de la protection de la famille Bantoue. Durant l’époque coloniale, les Bakas aidaient notamment à la récolte du caoutchouc et dans les plantations de cacao. C’est à cette période que leurs relations auraient commencé à se déséquilibrer, jusqu’à basculer, au cours des dernières décennies, dans une situation proche de l’esclavagisme.
Selon des chercheurs, des Bantous se comportent désormais comme si les membres de la famille Baka à laquelle ils sont liés par pacte étaient leur propriété. Ce rapport serait même couramment justifié à travers un système de droit divin fondé sur le culte des ancêtres. Le paternalisme traditionnel des Bantous laisserait souvent la place à une pratique courante de la violence à l’égard des Bakas, qui irait parfois jusqu’à la torture. Elle serait exercée par des « pères » Bantous pour sanctionner des comportements jugés insolents … L’acceptation de cette situation comme normale semble générale chez les Bakas. Son « intériorisation » va peut-être jusqu’à la reconnaissance de la « mission civilisatrice » dont se disent chargés les Bantous.
b- L’accès problématique au foncier et les moyens de production limités favorisent une « vente » de main d’œuvre proche du travail forcé
Les surfaces agricoles laissées, hier comme aujourd’hui, à disposition des populations Bakas sont insuffisantes, voire inexploitables. Lors de leur sédentarisation forcée, les sous-préfets de l’Etat colonial ont attribué localement des espaces aux Bakas, en accord avec les communautés Bantoues. Situées souvent à des distances rendant impossible leur exploitation au quotidien depuis le village, elles n’ont pas toujours contribué à l’adoption de pratiques agricoles qui auraient pu couvrir les besoins alimentaires auxquels pourvoyait auparavant la forêt.
Les Bantous, aménageurs historiques des territoires agraires villageois, n’y ont jamais reconnu aux Bakas de droits d’exploitation susceptibles de leur permettre une installation digne et durable. Les femmes Bakas sont fréquemment contraintes de mendier auprès de femmes Bantoues pour obtenir d’elle la mise à disposition d’une parcelle. Leur sont alors cédées celles dont le potentiel de rendement est le plus faible, à cause de périodes de friche trop courtes pour permettre un renouvellement suffisant de la végétation et de la fertilité du sol, ou encore les terrains les plus fortement soumis à l’érosion. La production qu’elles permettent ne justifie souvent même pas l’investissement en travail fourni pour les cultiver. Par ailleurs, l’emprunt d’une parcelle à une femme Bantoue implique une dette implicite, qui peut aller jusqu’à générer des relations d’asservissement. Les femmes Bakas peuvent dès lors se trouver obligées à vendre leur force de travail comme journaliers auprès des Bantous.
Le défrichage des espaces forestiers pour leur mise en culture nécessite une main d’œuvre masculine et des outils. Or, les hommes Bakas, essentiellement occupés par la chasse, ne sont pas souvent disponibles pour cette activité et le coût de location d’une tronçonneuse rend ce genre d’outil inaccessible aux Bakas. Par ailleurs, le statut qu’occupent les Bakas dans les représentations des Bantous font qu’il est sans doute impensable pour un Bantou de louer une tronçonneuse à un Baka.
La seule alternative qui reste le plus souvent aux Bakas est celle de vendre leur force de travail dans les plantations bantoues (pour les semis, le sarclage et la récolte). Les conditions d’accès à la terre entretenues par les Bantous leur permettent de maintenir les Bakas dans le statut d’ouvrier agricole à très faible coût. Leur rémunération s’échelonne entre 500 à 1500 Franc CFA par jour (80 centimes à 2,5 euros par jour). Il sont parfois payés en nature au moyen de produits vivriers (paniers de manioc) et d’objets manufacturés (d’origine européenne). Le paiement en produits addictifs, tel que le tabac, le chanvre ou l’alcool en sachets est fréquemment pratiqué, selon un schéma tristement classique de soumission des peuples autochtones. L’usage de stupéfiants et d’alcool renforce la dépendance des Bakas vis-à-vis des Bantous. Il impose aux premiers la nécessité d’une rémunération quotidienne qui entretient la logique de vente de leur force de travail.
Les conflits sont fréquents dans ce contexte. Ils apparaissent notamment suite à des prélèvements par les ouvriers Bakas de ce qu’ils considèrent comme leur dû dans les espaces forestiers occupés par les plantations des Bantous, mais qui sont du vol pour ces derniers.
c- Le détournement des connaissances traditionnelles au service du braconnage et du trafic d’ivoire
La « grande chasse » des éléphants est aujourd’hui essentiellement commanditée par des Bantous et pratiquée très au-delà des territoires coutumiers13, dans le cadre d’activités de réseaux de braconnage organisé. Elle est soit le fait d’ « élites » Bantoues installées, soit celui de jeunes Bantous qui y trouvent ponctuellement l’importante somme d’argent dont ils ont besoin pour s’émanciper rapidement de leurs aînés14.
Dans cette chasse, les Bakas n’ont qu’un rôle d’exécutants au service des braconniers. Cinq chasseurs Bakas accompagnent généralement un mois durant les jeunes Bantous qui seraient incapables sans eux de pister les éléphants et de s’orienter en forêt sur de telles distances. C’est l’activité privilégiée des jeunes hommes Bakas qui ne séjournent qu’une dizaine de jours au village entre deux parties de chasse15.
Reconnaître la spécificité et les droits des populations Bakas, une nécessité
La reconnaissance du statut de citoyen aux Bakas par l’État camerounais n’est guère que formelle. Leur conditions de vie concrètes relèvent davantage d’une catégorie de citoyen de seconde zone. Ils connaissent un ensemble de difficultés que les autres citoyens du pays ne semblent pas cumuler aussi systématiquement. Ils rencontrent des problèmes majeurs d’accès à la terre, des difficultés de reconnaissance administrative de leurs communautés et habitats, un accès limité aux services sociaux de base (éducation et santé) et une grande difficulté d’exercice de leur droits civils16.
La sédentarisation forcée a constitué l’une des étapes déterminantes de ce processus de relégation. Elle illustre la manière dont est nié, depuis la période coloniale, le droit des Bakas d’entretenir le système particulier de relations aux ressources naturelles qui est le leur. Ce sont aujourd’hui les pratiques coutumières Bantoues et le cadre étatique de gestion des forêts qui le leur rend impraticable.
Le détournement de certains savoirs Bakas à des fins lucratives aggrave la crise sociale, culturelle et identitaire de ces communautés. La négation de leurs droits fondamentaux, notamment les violences physiques et morales quotidiennes qu’ils subissent, et la perspective de la disparition de leur culture et de leurs savoirs sont dramatiques. Elles justifient que soient prises des mesures politiques et juridiques spécifiques. Faute de les prendre, le Cameroun est montré du doigt par la communauté internationale pour son non-respect des droits des minorités ethniques et des peuples autochtones en particulier.
Les rapports de force concrets (économiques, politiques, juridiques et même physiques) dans lesquels évoluent quotidiennement les Bakas leur sont entièrement défavorables. Certains avancent que leur rééquilibrage pourraient passer non seulement par le volontarisme politique et juridique de l’Etat, mais aussi par des programmes de sensibilisation et d’éducation sur les enjeux du respect inter-communautaire.
Aujourd’hui, les projets de conservation qui concernent de grandes étendues de forêts camerounaises, au titre de la protection de l’environnement, constituent paradoxalement une nouvelle menace pour les populations Bakas. Ceux-ci ne bénéficient pas en effet de dérogation par rapport aux interdictions et aux limites apposées à l’exploitation des ressources dans ces zones17.
Le respect des droits fondamentaux de ces peuples premiers ne répond pas seulement à un impératif moral universel. Nous avons énormément à apprendre de ces peuples. Ils connaissent mieux que quiconque le milieu naturel dans lequel ils vivent. Au moment où nous prenons conscience à l’échelle de la planète de la nécessité de préserver les grands bassins forestiers tropicaux, directement menacés par le pillage et la marchandisation des ressources naturelles et par l’avancée des fronts pionniers agricoles, la reconnaissance des droits des populations Bakas devient un enjeu qui dépasse l’horizon local et nous concerne tous.
1 L’origine de ces différents groupes est mal connue. Des recherches linguistiques et génétiques attestent de leur parenté avec les Bantous qui vivent actuellement dans les mêmes régions. Ils auraient commencer à se différencier culturellement et physiquement de ces derniers il y a 20 000 ans.
2 Celles-ci sont composées d’un couple marié, de ses enfants non mariés, divorcés ou veufs et de leur enfants, et des ascendants ou collatéraux divorcés ou veufs.
3 Plusieurs figures symbolisent plus particulièrement divers pouvoirs et prestiges au sein de la communauté. Il s’agit de: l’ainé du campement, qui jouit du pouvoir de parole qui est avant tout un pouvoir d’arbitrage des conflits exprimés lors des palabres auxquelles hommes et femmes participent; le devin-guérisseur, Nganga, qui préside aux séances de guérison et de préparation rituelle à la chasse ; le grand chasseur d’éléphants, figure qui perd en importance avec la sédentarisation et la disparition progressive du gros gibier et qui incarne les capacités de la communauté à tirer partie des animaux les plus grands (mais aussi les plus dangereux) pour s’alimenter; une vieille femme, parmi les parentes de l’ « ainé », se voit attribuer des fonctions rituelles (d’après Belmond Tchoumba et John Nelson, FPP, CED, 2006).
4 Les jeunes Bakas sont initiés à l’esprit de la forêt, Enjengui, et obtiennent ainsi la protection de la forêt pour eux-même et leur communauté.
5 Dans la forêt, les Bakas distinguent une grande variété d’espaces sur la base de leur structure écologique, leurs fonctions, leur richesse en diversité biologique et les activités particulières auxquelles ils sont associés. Ces espaces, qui se succèdent généralement depuis le bords des routes vers les profondeurs de la forêt, sont appelés: Gbye, terme qui désigne les champs agricoles des Bakas lorsque ceux-ci pratiquent l’agriculture. Il s’agit alors de champs de petite taille en comparaison de ceux des voisins Bantous ; Woundo est l’espace de jachère laissé en friche après l’activité agricole afin de permettre la régénération de la fertilité du sol ; Woulou est la forêt « secondaire », qui a déjà pu être défrichée par le passé mais s’est en partie reconstituée. Les bakas y posent les pièges durant la grande saison des pluies et y récolte du miel ; Mandja est la zone de forêt considérée comme vierge ou primaire. S’y trouvent les fruits sauvage du moabi (Baillonnella toxisperma), de la mangue sauvage (Irvingia gabonenis) et les ignames sauvages récoltés par les bakas ; Ndoumbo désigne les espaces proches de sources d’eau. C’est là que sont établis les campements de chasse pendant la raison sèche ; Njambo est le nom donné aux forêts marécageuses situées en bordure de cours d’eau et caractérisées par la présence dominante de palmier Raphia. Ici est pratiquée la chasse aux petits mammifères ; Baï est le nom donné aux marécages ouverts où sont chassés surtout des reptiles (d’après Belmond Tchoumba et John Nelson, FPP, CED, 2006)
6 La chasse à l’éléphant était historiquement pratiquée à des fins alimentaires et culturelles. Elle ne donnait lieu qu’à l’abattage d’un ou de quelques éléphants âgés.
7 À ces occasions le Baka peut récupérer une partie du gibier chassé ou être payé (dans la région de Djoum) à hauteur de 30% de la valeur du gibier qu’il a prélevé. Il arrive cependant souvent que le Bantou refuse de payer et dans ce cas le Baka ne dispose d’aucun moyen de recours.
8 La sédentarisation est imposée par les pouvoir coloniaux sous la contrainte et avec la force. Les Bakas qui s’opposaient à cette obligation et rejoignaient la forêt étaient souvent battus.
9 Des récoltes sur abattis-brûlis effectuées par des Bakas avaient déjà été décrites aux alentours des années 1930 et désignées comme le fruit d’un apprentissage auprès des populations agricoles bantoues voisines.
10 L’évolution du mode d’habitation est le symbole des changements que vivent les populations Bakas. La hutte en feuillage convenait aux campements provisoires, alors qu’avec la sédentarisation on privilégie les habitats solides.
11 Les filets, la hache, la machette, la lance et les harpons sont la propriété des hommes et se transmettent par hérédité de père en fils.
12 Turnbull, 1965 et Demesse,1980, dans Bahuchet, 1985
13 Dans l’arrondissement de Djoum, zone étudiée pour les besoins de la réalisation de ce dossier documentaire, les chasseurs partent souvent au Gabon, dont la frontière est située à 200 km de distance. Ils y trouvent une plus grande abondance d’éléphants du fait de la meilleure efficacité des mesures de contrôle du braconnage.
14 Cette émancipation demande un investissement important pour le payement d’une dote, la construction d’une maison, l’ouverture de nouvelles plantations de cacao ou le développement d’activités lucratives en tout genre (beaucoup de jeunes investissent notamment dans l’achat d’une moto pour leurs propres déplacements ou pour faire le taxi).
15 Au cours d’une partie de chasse, sont tués en moyenne vingt éléphants et rapportés une centaine de kilogrammes d’ivoire. Le prix du kg d’ivoire peut atteindre 100 000 FCFA (150 euros). Il est d’autant plus élevé que la quantité totale d’ivoire rapportée est grande. La recette totale d’une grande chasse peut ainsi s’élever à 10 millions de FCFA (15 300 euros). La part revenant aux Bakas est minime : les porteurs sont payés environ 2 000 FCFA (3 euros) par kg d’ivoire transporté. Ils portent entre 20 et 30 kg chacun ce qui représente un gain de 40 000 (60 euros) à 60 000 FCFA (90 euros) par porteur. Le tireur est payé environ 200 000 FCFA (300 euros). L’organisation d’une partie de « grande chasse » demande un investissement d’environ 300 000 FCFA (460 euros) pour la location des fusils, l’achat des munitions, la paye d’avant départ nécessaire à l’engagement des Bakas s’engagent, l’alimentation…). Ces coûts rendent impossible aux Bakas l’organisation de telles opérations de manière autonome. Il est peu probable que la liberté de le faire leur serait laissée par les bantous quand bien même ils disposeraient des ressources nécessaires. L’argent tiré par les jeunes Bakas de cette activité, de loin la plus lucrative de toutes celles qui leur soit couramment possible de mener, est assez peu redistribué au sein de la communauté. Il ne peut pas être assimilé à une source de revenu pour les ménages (Source : informations recueillies lors du stage de terrain).
16 Patrice Bigombe Logo , 2006
17 L’organisation Forest Peoples Programme, FPP travaille depuis des années pour la reconnaissance des droits des peuples autochtones du bassin du Congo. Une série de publication témoigne de la lutte que FPP mène pour une meilleure prise en compte des pratiques traditionnelles de ces populations dans les politiques de gestion forestière et notamment de conservation de la biodiversité.
Althabe G.. 1965. Changements sociaux chez les Pygmés Baka de l’Est du Cameroun, Cahiers d’études africaines, Vol.5, # 20.
Bahuchet S.. 1985. Les Pygmées Aka et la forêt centrafricaine, ethnologie écologique, SELAF.
Bauchet S.. 1986. Linéaments d’une histoire humaine de la forêt du bassin congolais, MNHN, dans Vertébrés et forêts tropicales humides d’Afrique et d’Amérique, Mémoires du Muséum National d’Histoire Naturelle, Série A Zoologie.
Bahuchet S.. 1996. Fragments pour une histoire de la forêt africaine et de son peuplement : les données linguistiques et culturelles, dans UNESCO, « L’alimentation en forêt tropicale : interactions bioculturelles et perspectives de développement »
Tchoumba B. et Nelson J.. 2006. Protéger et encourager l’usage coutumier des ressources biologiques par les Baka à l’ouest de la Réserve de biosphère du Dja Contribution à la mise en œuvre de l’article 10 (c) de la Convention sur la diversité biologique, Forest Peoples Programme et Centre pour l’Environnement et le Développement.
Bigombe Logo, P.. 2006. Les élites et la gestion décentralisée des forêts au Cameroun, Essai d’analyse politiste de la gestion néo-patrimoniale de la rente forestière en contexte de décentralisation, CERAD-GEPAC-GRAPS/Université de Yaoundé.