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Fondo Documental Dinámico
sobre la gobernanza de los recursos naturales en el mundo

Investissement, mot magique mais mot piège

Resumen

Tous semblent reconnaître le besoin de plus d’investissements dans l’agriculture pour lutter contre la faim dans le monde et accélérer le développement rural. Mais l’investissement dont on parle, celui que l’on voudrait «responsable», est celui des fonds de pension, des firmes transnationales de l’agrobusiness, des riches entrepreneurs du Sud ou du Nord et non celui des petits producteurs qui ont pourtant depuis toujours aménagé et amélioré les sols, construit des systèmes d’irrigation, sélectionné les variétés végétales et animales.

L’emploi du mot investissement ne cacherait-il pas une vaste entreprise de désinformation destinée à servir les intérêts de quelques-uns en leur permettant de s’approprier ou d’accaparer des ressources essentielles de la planète ?

Cet article a été initialement publié sur le site associatif d’AGTER, www.agter.asso.fr/article810_fr.html (pdf en pièce jointe). Il a été préparé pour la conférence-débat organisée par le Comité technique Foncier & développement le 6 juin 2012 à l’Agence Française de Développement sur le thème «Enjeux et défis de la question foncière: regards croisés sur la situation en Afrique» (synthèse en pièce jointe et sur www.foncier-developpement.fr/).

Une version courte a été publiée par Inter-réseaux Développement Rural dans le numéro spécial de la revue Grain de Sel consacré au foncier, # 57, janvier – mars 2012. (document en pièce jointe)

La version longue a été reprise en 2013 par la Revue Possibles, 36(3), p. 121–127. doi: 10.62212/revuepossibles.v36i3.369.

Le sens premier d’« investir », à l’époque féodale, était doter une personne ou une structure d’un pouvoir ou d’une fonction par la remise symbolique d’un attribut, à l’origine, un habit (en latin investire = revêtir). Ce n’est que vers 1920 que le sens du mot investissement qui nous intéresse ici fait son apparition, emprunté à l’anglais investment: le placement de capitaux dans une entreprise en vue de son équipement, de l’acquisition de moyens de production (1). Cette dernière acception, développée dans le contexte spécifique de l’Angleterre de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, est directement liée à une logique de recherche de profit. Aujourd’hui, le mot est utilisé avec un sens plus large: on parle aussi d’investissement pour des producteurs non capitalistes, ou d’investissements publics, dans des cas où le profit n’est pas nécessairement le principal objectif.

Investissement et spéculation: le développement de la finance change la donne

Un investissement vise à obtenir un résultat différé dans le temps. Il comprend donc toujours une part de spéculation, au sens premier du mot, celui d’une anticipation fondée sur l’observation (du latin speculari). Si l’on veut évaluer l’intérêt respectif de deux investissements qui se développent sur des périodes distinctes, il faut prendre en compte l’impact du temps sur les résultats que l’on peut anticiper aujourd’hui: un bénéfice attendu dans plusieurs années a une valeur moindre que le même bénéfice obtenu tout de suite. L’actualisation permet d’attribuer une valeur actuelle aux bénéfices espérés dans le futur. Le choix d’un taux d’actualisation suppose de faire des hypothèses, toujours simplificatrices car on ne sait pas tout quantifier et de nombreux facteurs peuvent changer avec le temps.

Mais la spéculation que l’on observe aujourd’hui à grande échelle n’est plus de même nature. Elle va bien au-delà de la prise en compte du risque de tout investissement. Avec le développement du capital financier, le lien à la production est devenu de moins en moins direct. On peut faire du profit en achetant et en revendant des actions, en misant non plus sur la contrepartie matérielle de celles-ci, mais sur l’idée que se font les autres acteurs de leur évolution à venir. On peut acheter et revendre des biens qui n’ont pas encore été produits (« marchés à terme »), mais aussi investir avec des capitaux empruntés. On transforme des crédits bancaires en titres négociables (« titrisation ») et on invente des « produits dérivés financiers » de natures très diverses (2) dont l’importance dans les échanges ne cesse de croître.

Sensées à l’origine limiter les risques des entreprises en les transférant à des instances spécialisées dans leur gestion, ces évolutions ont conduit à une imbrication croissante entre investissement et spéculation et ont augmenté considérablement le caractère virtuel de l’économie. L’apparition de « bulles » qui finissent par éclater avec pertes et fracas et les crises financières successives récentes ont montré le danger d’une telle situation.

Un investissement, même privé, n’est jamais isolé de la société dans laquelle il s’insère

L’évaluation de l’intérêt d’un investissement pour un entrepreneur privé ne prend en compte que les données ayant un impact sur la rentabilité de l’opération, dans le cadre actuel de la législation et de son application. Toutes les conséquences immédiates en amont et en aval, l’impact des achats d’intrants, des ventes des produits, des emplois créés ou supprimés, des rejets ou prélèvements dans l’environnement, n’intéressent pas l’investisseur si elles n’interfèrent pas avec ses coûts et ses bénéfices pendant la durée de vie du projet. Les implications pour les générations futures ne sont a fortiori pas prises en compte. On appelle cette méthode d’évaluation  »analyse financière« . Par définition, elle ne reflète que le point de vue de l’investisseur.

Si l’on souhaite prendre en compte les retombées de l’investissement sur la société dans son ensemble, on utilise d’autres outils que l’on regroupe sous l’appellation d’ »analyse économique« . Ne pas faire la distinction revient à sous-entendre que la maximisation du profit de l’investisseur correspond toujours à la solution la plus intéressante pour l’intérêt général. C’est une grossière erreur, aux conséquences lourdes.

Il existe deux grandes méthodes d’analyse économique. La méthode de effets cherche à mesurer tous les impacts en cascade, amont et aval, de chaque composante d’un projet. La méthode des prix de référence ne part plus des prix de marché constatés des biens et des services, mais de prix fictifs calculés de façon à corriger les multiples imperfections des marchés et « sensés mieux représenter le coût économique et social des ressources engagées dans les projets et la satisfaction que les biens et services fournis procurent à la collectivité » (Dufumier 1996 p.207). Ces méthodes restent insuffisantes pour aborder les questions environnementales, et toutes les choses et services qui n’ont pas de prix à un moment donné, mais dont la destruction pourrait avoir des conséquences significatives sur la biosphère. L’analyse économique a toutefois le mérite de relativiser la démarche d’évaluation, en clarifiant le point de vue que l’on adopte.

Investissements ou capture de richesses ?

Privé vient du latin privare, qui signifie priver (d’un bien, d’un droit…). Le privé se constitue par soustraction de la sphère commune de biens ou de services auxquels les autres n’ont plus accès. Que les investissements privés conduisent parfois à la privation de l’accès à certaines ressources autrefois partiellement ou totalement communes pour certains usagers n’a donc rien d’étonnant !

Ce que l’on appelle investissement foncier, mais aussi d’une façon plus générale investissement agricole, relève souvent de phénomènes d’appropriation de terres communes ou publiques (CTF&D, Agter 2010). Dans cette situation, mais aussi lorsque des terres ayant déjà fait l’objet d’une appropriation privative sont concentrées par achat ou location pour de longues durées, la motivation de l’investissement vient souvent de la possibilité de révéler des capacités productives non encore mises en valeur. C’est le cas par exemple lorsqu’un Fonds d’Investissements achète des ranchs d’élevage extensif et les transforme en unités de production agricoles. L’investisseur peut le premier tirer profit d’un sol fertile, de l’eau, des ressources ligneuses, des minerais, parce qu’il a accès à des capitaux, des technologies et/ou des marchés auxquels n’avaient pas accès les utilisateurs antérieurs des terres.

Ce faisant, il prend des risques, et cela donne une certaine légitimité aux profits qu’il obtient. Mais s’en tenir à cette interprétation n’est pas suffisant. Par delà les investissements, se cache l’appropriation d’une rente, que les occupants historiques n’étaient pas en mesure de valoriser, faute de politiques publiques et/ou de moyens adéquats. Ce que nous appelons ici rente, c’est l’expression d’une richesse naturelle qui préexistait à l’investissement, que celui-ci n’a pas créée, mais qu’il a seulement permis d’exploiter. D’autres acteurs auraient aussi pu en bénéficier, s’ils avaient eu la possibilité d’accéder, d’une façon ou d’une autre, aux mêmes moyens.

Aujourd’hui, il y a sur-abondance de capitaux, du fait du développement de la finance et de l’importance des phénomènes spéculatifs. Face à l’effondrement de certains actifs (3), on comprend que les investisseurs cherchent à placer au moins une partie de leurs profits dans des biens qui ne soient pas virtuels. C’est une des raisons pour lesquelles la demande de terres agricoles a explosé au cours des dernières années, faisant de celle-ci un actif financier parmi d’autres. Mais encore faut-il, pour que cela fonctionne dans une logique capitaliste, que le taux de profit attendu soit du même ordre de grandeur que celui qu’il serait possible d’obtenir dans les autres secteurs. Pour ce faire, il faut que la part de la valeur ajoutée (4) servant à rémunérer le capital soit la plus élevée possible. La rémunération du travail, le coût de l’accès à la terre et les différents impôts doivent alors être réduits au minimum (Cochet, Merlet, 2011). Ce sont ces conditions que les Institutions Financières Internationales entendent imposer depuis le Consensus de Washington en libéralisant les marchés à tout va, et en diminuant le rôle des États.

L’obtention d’un taux de rentabilité élevé pour l’investisseur entre souvent en contradiction avec l’intérêt général. Les politiques qui incitent les États à attirer les investissements directs étrangers pour se développer, et qui louent les avantages de projets gagnants-gagnants, oublient de signaler qu’investir n’est intéressant du point de vue de l’investisseur que si:

  • une partie significative des richesses naturelles est appropriée par celui-ci (soit parce que la terre est mise à sa disposition gratuitement, soit parce que les loyers sont extrêmement faibles, et/ou qu’aucun impôt ne vient effectuer une redistribution a posteriori)

  • le coût de la force de travail est le plus bas possible (salaires journaliers faibles et le moins possible d’emplois créés)

  • des conditions fiscales favorables lui sont offertes.

Ce discours mystificateur est relayé par tous ceux qui trouvent un intérêt personnel à promouvoir ces pratiques, et en particulier par de nombreux membres de gouvernements, des pays du Nord et du Sud.

Sortir d’une vision exclusivement entrepreneuriale des investissements pour construire une autre gouvernance des ressources naturelles

Pour prendre en compte l’intérêt de la société dans son ensemble, il convient de changer d’outils d’analyse et de regarder de près de quels investissements on parle. Il faut pouvoir distinguer ce qui relève de la spéculation financière, de l’accaparement de terres ou de richesses communes et comprendre quelles opérations permettent de garantir au mieux les intérêts des générations futures.

S’il est essentiel de respecter les droits humains fondamentaux, de veiller aux questions environnementales, afin de pouvoir répondre aux intérêts vitaux de l’humanité, aujourd’hui et demain, il faut aussi traiter différemment la question économique. C’est l’évaluation économique, et non plus financière qui doit être utilisée pour toute étude ex ante de l’impact des investissements à grande échelle, complétée par des études d’impacts écologiques et sociaux.

Le rapport du HLPE du CFS 5 de juillet 2011 propose de chercher à mettre en place des projets gagnant-gagnant-gagnant. Le troisième « gagnant » fait référence à la société. Ce n’est pas un détail ni un effet de style, mais bien une question essentielle trop rarement évoquée. Un retour en force du « public » et du « politique » est incontournable, impliquant un renforcement des politiques publiques, des instances d’arbitrage aux différents niveaux, local, national et mondial. Il s’agit ni plus ni moins que de construire progressivement une nouvelle gouvernance des ressources naturelles.

Le lien avec les différentes conceptions de la propriété doit être souligné. Une conception absolutiste de la propriété implique que tous les droits soient réunis dans les mains du propriétaire. Qui achète un terrain s’approprie donc en même temps toutes les ressources que celui contient, qu’elles soient ou non révélées, sous réserve des restrictions légales en vigueur. Cette conception facilite l’appropriation privative des richesses naturelles et non un développement durable. Une nouvelle gouvernance des ressources naturelles et de la terre implique nécessairement une nouvelle répartition des différents types de droits sur ces ressources entre acteurs individuels et collectifs.

La construction d’infrastructures agricoles (irrigation, protection des sols, …), la protection de la biodiversité, la lutte contre le réchauffement climatique, mais aussi l’éducation, la recherche, la mise en place de mécanismes fiscaux permettant de re-socialiser certaines « rentes de situation » sont aussi des domaines qui demandent aujourd’hui des ressources, et dont on récoltera les fruits demain.

Les investissements publics et les investissements des petits producteurs non capitalistes doivent être réellement pris en compte. Même si leurs performances financières sont plus faibles, leur intérêt pour la société et pour les générations futures peut être considérable. Face à chaque projet d’investissement, il convient donc de s’interroger sur les différentes options possibles, et sur les choix de société qu’implique chacune d’entre elles.

Titrement, titrage, titrisation : attention jargon … (6)

L’engouement actuel autour des politiques foncières en Afrique de l’Ouest voit émerger toute une série de nouveaux concepts, empruntés à d’autres domaines, qui peuvent parfois porter à confusion.

Les notions de « titrage » et « titrisation » par exemple, n’ont rien à voir de prime abord avec le foncier, et sont issues du secteur des sciences et de la chimie pour l’une, et du secteur bancaire pour l’autre.

Réutilisées pour les besoins d’acteurs cherchant à promouvoir de nouvelles approches de sécurisation foncière qui n’en sont pas toujours, ces deux notions désignent communément des processus par lesquels les droits fonciers sont répertoriés et formalisés, et qui se traduisent par la délivrance de « papiers » ayant une valeur juridique ou administrative.

Quant au mot « titrement », il a été récemment inventé par le notariat français pour désigner « la matérialisation par l’autorité publique d’un droit sur un espace foncier au nom d’une personne ou d’une collectivité avec inscription de ce droit dans un registre public » (Conseil supérieur du notariat français). Malgré les apparences, il n’implique pas forcément la délivrance de titre de propriété privé, mais aussi d’attestation, de certificat, et finalement de n’importe quel papier qui atteste des droits garantis par une autorité publique quelle qu’elle soit.

Méfions-nous donc toujours de ces notions, en les prenant pour ce qu’elles sont, des approches qui visent à enregistrer des droits et à émettre des actes, et en se posant la bonne question: à quel(s) droit(s) et à quel(s) titre(s) renvoient-elles ?

La version originale pdf de cet article ainsi ainsi que la version publiée par Grain de Sel sont téléchargeables en bas de cette page.

(1) Le Petit Robert, 1987.

(2) Ces produits sont dit « dérivés » car ils ne portent plus sur les actifs eux-mêmes. Par exemple, quelqu’un peut s’engager à réaliser un achat d’un produit X à une date donnée en ne versant qu’un montant de garantie, puis de revendre cet engagement à quelqu’un d’autre. Cet engagement est un « produit dérivé » du produit X sous-jacent.

(3) biens immobiliers et crise des subprimes, par ex.

(4) Nous appelons ici valeur ajoutée (VA) le solde Produit brut – (Consommations Intermédiaires + Consommation annuelle de Capital Fixe). La VA sert à payer la main d’œuvre (revenu du producteur et salaires des ouvriers), le loyer du sol, les intérêts des emprunts, les différentes taxes et impôts.

(5) Panel d’Experts de Haut Niveau du Comité de Sécurité Alimentaire de la FAO.

(6) Encadré ajouté à l’article initial pour la publication dans Grain de Sel

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