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Rédigé par : Michel Merlet, Kouadio André Yobouet
Date de rédaction :
Organismes : Association pour contribuer à l’Amélioration de la Gouvernance de la Terre, de l’Eau et des Ressources naturelles (AGTER), LandNet West Africa, Le Hub Rural - Appui au développement rural en Afrique de l’Ouest et du Centre (Le Hub Rural), Groupe de Recherche et d’Action sur le Foncier (GRAF), Réseau des Organisations Paysannes et des Producteurs Agricoles de l’Afrique de l’Ouest (ROPPA), Comité technique « Foncier et développement » (CTFD)
Type de document : Article / document de vulgarisation
Les catégories du droit « moderne » rendent souvent compte d’une manière très imparfaite de la complexité du réel. Pire, elles entraînent parfois des modifications en profondeur des rapports sociaux et économiques : en ne sécurisant qu’un seul ayant droit, la remise d’un titre de propriété (pleine ou absolue) revient à nier l’existence des droits des autres ayants droit. Les trois exemples brièvement développés ici invitent à penser la terre comme étant toujours, d’une façon ou d’une autre, à la fois commune et privée, à nous interroger sur la nature des différents acteurs, individuels et collectifs, et à les voir comme de possibles ayants droit, pouvant être ou non reconnus.
Cette fiche offre une première illustration, modeste et forcément incomplète, de l’immense diversité des droits sur la terre. Elle fait référence à trois situations très différentes d’Afrique de l’Ouest, celle des communautés de pasteurs nomades du Niger, celle d’agriculteurs du Burkina Faso et celle de planteurs de Côte d’Ivoire. Elle ne présente pas l’ensemble des différents droits en vigueur dans chaque contexte, mais quelques exemples, au travers desquels on découvre la coexistence d’ayants droit collectifs et individuels et on prend conscience que la terre et les ressources naturelles ont toujours à la fois des caractères de bien commun et de bien privé.
Les droits des pasteurs nomades sur les ressources
Au Sahel, le climat (faibles précipitations et grande variabilité) et les ressources naturelles (disséminées, hétérogènes, voire imprévisibles dans leur « apparition ») créent de fortes contraintes pour la pratique de l’élevage, unique activité pourtant susceptible de valoriser les zones semi- désertiques. Seule, la mobilité des troupeaux permet d’optimiser l’utilisation des ressources. Dans ces conditions, une appropriation privative absolue ou permanente du sol et des ressources par une communauté au détriment des autres serait dangereuse et contreproductive pour tous.
Les différentes ressources et territoires, aires d’hivernage, pâturages de saison sèche, mares permanentes ou temporaires, puits, espaces des cures salées, champs cultivés, espaces de repli, cou- loirs de transhumance, donnent lieu à l’établissement de droits complexes et divers, dont les caractéristiques sont liées aux systèmes de production.
Certaines ressources font l’objet de droits plus importants, comme le terroir d’attache que les populations de pasteurs peuvent être amenées à quitter, mais où elles reviennent toujours. Les Peuls Wodaabe du Niger oriental l’appelle [ngenndi], les Touaregs [akal] ou [amadal]. Ces populations y passent la majeure partie de l’année, et les troupeaux, la saison sèche. On y trouve un réseau de puits profonds ou des mares permanentes, et les pâturages environnants, à l’intérieur de limites déterminées par l’espace utilisé par la partie du troupeau qui rentre au campement tous les soirs (les lai- tières). Il y a bien appropriation de ces ressources, mais celle-ci n’est ni privative, ni individuelle.
Certains puits peuvent faire l’objet de droits de plus en plus individualisés, mais sans que cela implique la possibilité pour le propriétaire de ces droits d’en interdire l’accès ou de le vendre. L’appropriation, qu’elle soit individuelle ou collective, n’entraîne pas l’exclusivité des usages. On ne peut pas refuser l’eau ni les pâturages à celui qui n’en a pas. La communauté liée au terroir d’attache dispose seulement de droits prioritaires d’accès aux ressources et de droits de gestion, qui l’autorisent à décider des modalités d’accès de ses membres et des étrangers, et en particulier du temps de leur séjour, en fonction des ressources disponibles.
Cette limite à l’appropriation s’accompagne de réciprocité. Lorsque des membres de la communauté transhument, ou si celle-ci doit quitter son terroir d’attache à la suite de conditions exceptionnelles, elle bénéficie de droits d’accès à l’eau et aux ressources fourragères sur les terroirs d’autres communautés.
Les terres salées, où les troupeaux font régulièrement des cures pour trouver les minéraux indispensables à leur survie, restent accessibles à tous et ne font pas l’objet d’appropriation. Les champs, après avoir été cultivés, sont ouverts en saison sèche à la pâture. Des règles diverses sont établies pour rendre possible des utilisations par plusieurs usagers avec, par exemple, des contrats de fumure.
Ainsi, les droits sont définis dans le cadre d’une économie de partage, avec des ayants droit multiples et des accès négociés de façon flexible en fonction des circonstances et ce, non seulement dans l’univers des pasteurs, mais aussi dans les espaces occupés conjointement avec des populations sédentaires d’agriculteurs.
Les droits sur la terre et les ressources naturelles en pays winye au Burkina Faso
Voyons maintenant, en nous appuyant sur les travaux de l’anthropologue Jean-Pierre Jacob, un exemple de société d’agriculteurs, celle des winye, au centre-ouest du Burkina Faso.
La société winye est organisée en différents niveaux, correspondants à des institutions locales, une vision du monde et des pratiques religieuses. L’appropriation foncière suppose l’installation d’autels de terre, de brousse, et pas seulement des opérations d’appropriation matérielle.
Le premier niveau à prendre en compte pour l’analyse des droits fonciers est celui du village. Dans les villages des « autochtones », la possession des marigots atteste de l’ampleur du domaine foncier maîtrisé par les fondateurs. On y trouve toujours un dispositif de maîtrise de l’eau et un chef de terre, qui possède des droits d’administration dont il fait usage pour imposer un projet d’intérêt général en limitant les droits privés.
Le second niveau est celui de la lignée, qui regroupe les personnes dépendant d’un ancêtre masculin commun. Un domaine foncier commun de la lignée, appelé [forba], se construit à l’origine à partir des défriches successives des descendants, comprenant à la fois des terres cultivées et des jachères, et des terres stériles ou jamais mises en valeur.
Un troisième niveau concerne le groupe de descendance, dépendant d’une mère commune, dont le chef gère un patrimoine foncier familial individualisé au village [kãtogo] et en brousse [yoru] (jachères), des barrages de pêche, etc.
Certains champs sont cultivés en commun, les grands champs, d’autres par des individus. Les transferts entre génération et les stratégies matrimoniales peuvent varier suivant les villages, et sont souvent éloignés des dispositions légales.
On distingue les champs de village permanents et les champs de brousse temporaires, sur lesquels les usages et les interdits sont différents, ainsi que les modalités de résolution de conflits et les possibilités de cessions temporaires de droits d’usage. Ces différentes caractéristiques évoluent bien sûr avec le temps : l’importance des champs de brousse augmente avec la saturation de l’espace et la croissance démographique.
Il y a bien privatisation relative des moyens de production, mais les parcelles restent partie prenante de domaines collectifs. Les droits individuels s’échangent contre des devoirs, et les exploitants ont l’obligation de satisfaire aux demandes de solidarité et de redistribution au sein de la famille, de la lignée ou du village. Ce sont donc des systèmes de prêts de terre qui s’appliquent. On constate toujours aujourd’hui l’inexistence d’un marché d’achat-vente pour la terre de brousse, et la très faible pénétration de contrats « modernes » de location, de métayage, de mises en gages, malgré le développement de cultures de rentes comme le coton et l’urbanisation de certaines zones.
Suivant les communautés, la grille des droits d’accès et d’usage sur les ressources sur le territoire varie. Certaines ressources, comme les feuilles de baobab au moment de la soudure, peuvent être en accès libre, alors que d’autres, comme le poisson des marigots sacrés ou le gibier des battues collectives ont un statut de biens communaux. D’autres, enfin, sont accessibles aux exploitations et aux individus à titre privé. Pour les pêches en marigot sacré, des instances collectives de gestion des ressources existent. L’accès des communautés voisines aux ressources peut être autorisé, la pêche individuelle est permise, mais la vente du poisson capturé est formellement interdite afin d’éviter la surexploitation de la ressource.
En pays winye, tout comme dans beaucoup d’autres réalités rurales africaines, distinguer ce qui est privé de ce qui est commun au niveau des terres et des ressources naturelles n’est pas aisé. Les institutions collectives évoluent, et les systèmes de droits coutumiers ne sont pas figés. D’autres changements peuvent être nécessaires. Dans ce cas, comprendre comment se répartissent les droits entre les institutions coutumières constitue un point de départ obligatoire pour pouvoir apprécier quelles nouvelles répartitions des droits permettraient une gouvernance compatible avec un développement durable.
Les droits sur la terre en zone forestière et économie de plantation
Le village d’Affalikro (Abengourou, Sud-Est de la Côte d’Ivoire) a installé des plantations (cultures pérennes de cacao, de café, de palmier à huile, d’hévéa), des cultures vivrières ou annuelles (igname, riz, maïs, arachide, gombo, banane plantain) et des élevages de petits animaux. Les populations autochtones, des Agni, cohabitent avec des Baoulé et des migrants originaires du Burkina Faso ou du Mali.
Les droits coutumiers détenus par les autochtones se transmettent d’une génération à la suivante. Lorsqu’il s’agit de droits portant sur une terre communautaire, ceux-ci ne sont pas transmis aux enfants, mais à un autre membre de la communauté, selon les règles coutumières. La terre familiale se transmet aux enfants (filles ou garçons, mariés ou non), mais elle n’est pas répartie individuellement entre eux. Toutefois, un membre de la famille peut solliciter de la terre pour établir une plantation personnelle. Le transfert de droits devient effectif à la mort de l’ayant droit antérieur.
L’économie de plantation implique une longue durée de vie des investissements. Cela fait que les planteurs ont du mal à trouver des parcelles de terre sur le terroir villageois pour étendre leurs plantations. Une modalité d’accès à la terre connaît aujourd’hui une forte croissance, celle de la vente de vieilles plantations ou de jachères par une personne disposant de droits sur une parcelle, allochtone ou autochtone, à une personne disposant des moyens nécessaires pour réaliser une plantation. La nature du contrat est définie par les deux parties.
D’autres modalités de cessions temporaires de droits d’usage existent, sous la forme de location de courte durée pour la production vivrière, moyennant le paiement d’une rente en nature ou en argent. Les locations sur le long terme sont rares, les ventes leur sont préférées.
L’analyse des ventes de droits à Affalikro montre que, le plus souvent, tous les droits ne sont pas vendus, et ce, même quand la transaction donne lieu à la mise en place d’une plantation : les cessions ne sont en général pas définitive, l’achat de droits étant en quelque sorte garanti par la mise en valeur. Dans ces situations, si la plantation venait à ne plus exister, le vendeur pourrait récupérer la terre sur laquelle il avait vendu des droits. Les gens disent que la transaction porte sur l’exploitation et non sur la terre.
Des contradictions apparaissent entre la volonté des détenteurs de droits coutumiers ancestraux de conserver des droits de gestion et le besoin des planteurs de voir leurs investissements sécurisés et leur intérêt à pouvoir les transmettre librement.
La loi de décembre 1998 permet de transformer les droits coutumiers en droits de propriété absolue, et ce, en deux temps : 1) par le biais de la remise de certificats fonciers à des villageois, hommes et femmes, autochtones et étrangers, puis 2) par leur transformation postérieure, sous certaines conditions, en titres fonciers. Seule une analyse fine de la nature des droits préexistants peut permettre de comprendre à quel point les nouveaux dispositifs juridiques les prennent en compte et en quoi ils les modifient, légèrement ou en profondeur.
En conclusion
Les systèmes de droits en vigueur varient de façon considérable suivant les grandes régions, mais ils peuvent aussi varier fortement au sein d’une même zone et d’une même population, suivant les villages, en fonction de l’histoire locale de l’accès à la terre, des densités de populations et de facteurs spécifiques. Cela conduit à des combinaisons de droits et à des modalités de gouvernance des ressources foncières et naturelles très diverses. L’application de normes juridiques uniformes, sur la base de critères simplificateurs, aura des effets très différents sur les divers ayants droit. Elle opérera souvent une véritable redistribution des ressources, sans que celle-ci soit transparente pour tous les acteurs. Une analyse approfondie des composants des droits, telle qu’elle est exposée dans la fiche Les droits sur la terre et les ressources naturelles, aide à identifier et à évaluer ces effets et peut sans doute contribuer à la mise en place de réformes juridiques mieux adaptées.
CHAUVEAU Jean-Pierre (2006), La réforme foncière de 1998 en Côte d’Ivoire à la lumière de l’histoire des dispositifs de sécurisation des droits coutumiers, Actes du Colloque de Montpellier. -HABOU Akilou, MARTY André, ANY Issoufou, YOUSSOF Ibrahim ag. (1990), Les régimes fonciers pastoraux. Études et propositions, Fida, Secrétariat permanent du Code rural du Niger, Iram.
JACOB Jean-Pierre (2007), Terres privées, terres communes. Gouvernement de la nature et des hommes en pays winye, Burkina Faso, IRD Paris.
LE ROY Étienne, KARSENTY Alain, BERTRAND Alain (1996), La sécurisation foncière en Afrique. Pour une gestion viable des ressources renouvelables, Karthala, Paris.
THÉBAUD Brigitte (2001), « Droit de communage et pastoralisme au Sahel », dans Politics, Property and Production in the West African Sahel, Ed. Benjaminsen et Lund. Nordiska Afrikainstitutet, Suède.
THÉBAUD Brigitte (2002), Foncier pastoral et gestion de l’espace au Sahel, Karthala, Paris.
Voir d’autres fiches pédagogiques directement liées à ce sujet:
COMBY Joseph, Superpositions de droits sur le sol en Europe.
MERLET Michel, Les droits sur la terre et sur les ressources naturelles.