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Fonds documentaire dynamique sur la
gouvernance des ressources naturelles de la planète

Des réformes agraires sont toujours nécessaires, mais sous des formes nouvelles

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Article publié dans le dossier: Le foncier agricole : lieu de tensions et bien commun, réalisé par le GREP et Terre de Liens. La Revue POUR. # 220. Décembre 2013. Reprise autorisée sur www.agter.org par la revue POUR. www.cairn.info/revue-pour-2013-4-page-247.htm.

Résumé

Toutes les sociétés qui ont connu un développement endogène se sont appuyées sur des structures agraires relativement égalitaires. Pas plus que les latifundia ou les domaines seigneuriaux d’hier, les grandes exploitations agricoles à salariés d’aujourd’hui ne répondent à l’intérêt de la société. Les conséquences potentiellement désastreuses de l’augmentation des inégalités de l’accès à la terre et l’accélération des évolutions actuelles des structures agraires dans le monde vont, malheureusement, nous obliger à recourir de nouveau à des politiques d’exception que l’on croyait révolues, à des « réformes agraires », mais celles –ci ne pourront pas être les mêmes que celles d’hier.

Une politique oubliée qui redevient d’actualité

Les premières références historiques connues à des réformes agraires remontent à l’antiquité grecque. Jusque dans les années 1980, beaucoup d’acteurs, par delà leurs idéologies, estimaient qu’une « réforme agraire » était nécessaire chaque fois que les structures agraires bloquaient le développement économique d’un pays. Avec la généralisation des politiques libérales et de l’«ajustement structurel»1, cette politique avait disparu des agendas internationaux2 et seules quelques organisations paysannes continuaient à lutter pour des réformes agraires.

Les échecs et détournements de nombreuses réformes agraires au XXème siècle ont contribué à faire oublier le rôle décisif que certaines d’entre elles avaient joué dans l’établissement de conditions favorables au développement. Cela fut le cas au Japon, en Corée, à Taïwan, mais aussi en Chine, au Vietnam, ainsi que dans plusieurs pays latino-américains et européens. Des experts de la Banque Mondiale ont ajouté à la confusion en proposant une « nouvelle » conception de cette politique, censée répondre aux déficiences des expériences antérieures, la « réforme agraire assistée par le marché ». Avec l’appui des institutions financières internationales et dans le cadre de la « lutte contre la pauvreté », celle-ci a été promue dans quelques pays d’Amérique Latine, d’Asie et en Afrique du Sud, en substitution aux réformes agraires réalisées par les États. Ces derniers renonçaient à la contrainte, les transferts de terres se faisant uniquement entre parties consentantes. Ce fut partout un échec. Mais comment aurait-il pu en être autrement d’une politique qui consistait à proposer aux pauvres d’acheter les terres des riches pour sortir de la pauvreté ?

Ce n’est qu’en 2004 que des organisations de la société civile remirent le sujet sur le devant de la scène en organisant à Valencia le Forum Mondial sur la Réforme Agraire (FMRA). Celui-ci contribua à amener la Food and Agriculture Organization (FAO) à convoquer en 2006 une Conférence Internationale sur la Réforme Agraire et le Développement Rural (ICARRD)3. Depuis, les organisations paysannes se sont structurées et consolidées au niveau international et des instances de consultation et de discussion entre société civile, États, et organisations internationales se sont mises en place4. Mais en même temps, les phénomènes de concentration des terres et des ressources naturelles se sont accentués, ce qui nous oblige à réexaminer aujourd’hui cet outil de politique foncière et les conditions pour que les Etats puissent de nouveau y recourir avec succès.

Qu’est-ce qu’une réforme agraire ?

Au cours du XIXème et du XXème siècle, les réformes agraires se sont déroulées dans des contextes politiques et économiques très divers : la poursuite du développement du capitalisme dans les campagnes au sein de dynamiques endogènes ou postcoloniales, la transition vers le socialisme ou au contraire la décollectivisation après le démantèlement de l’Union Soviétique. Elles se sont inscrites dans des projets politiques très différents, voire diamétralement opposés, et se sont donné des objectifs variés :

  • s’attaquer à une répartition des terres considérée comme socialement injuste, pour des raisons éthiques, mais aussi de façon pragmatique pour éviter la montée de l’insécurité et de la violence,

  • répondre aux intérêts politiques d’un groupe cherchant à consolider sa base sociale face à d’autres secteurs du même pays (enjeu électoral ou économique) ou à des forces étrangères (renforcement ou défense de la souveraineté),

  • mettre en valeur les ressources naturelles, tant au niveau écologique qu’économique, en permettant aux agriculteurs de bénéficier pleinement des fruits de leur travail, auparavant largement détournés par les propriétaires fonciers, et donc de pouvoir investir dans l’amélioration de leurs pratiques.

L’expression «réforme agraire» est souvent utilisée de façons différentes, à l’origine de bien des malentendus. Nous appellerons ici «réforme agraire» une intervention ponctuelle de l’Etat destinée à corriger une distribution très inégale du foncier agricole. Si une réforme agraire peut comporter de nombreux volets impliquant des politiques distinctes et complémentaires, son action de base porte toujours sur le foncier, avec :

  • l’expropriation, en totalité ou partiellement, des terres des seigneurs ou des grands propriétaires, avec ou sans indemnisation, et

  • la redistribution de ces terres, gratuitement ou par le biais de vente ou de location, aux producteurs qui n’avaient pas du tout ou pas suffisamment accès à celle-ci, ou qui y avaient accès dans des conditions très défavorables (moyennant un prélèvement très important du propriétaire foncier en nature, en travail ou en argent).

Une fois cette définition posée, il devient clair que certaines politiques présentées comme des réformes agraires ne sont pas du tout de même nature. Les deux exemples suivants s’appliquent à de nombreux pays.

a/ Dans les pays qui disposaient de vastes étendues de terres vierges, la promotion par l’État d’une colonisation paysanne sur la « frontière agricole » peut constituer une politique intéressante pour le développement national et faire baisser l’inégalité de l’accès au foncier. Mais ce n’est pas une redistribution de terres et ce n’est donc pas une réforme agraire. Construire des infrastructures facilitant l’occupation paysanne et distribuer des titres fonciers sur des terres « nationales » est plus facile politiquement que d’exproprier et de redistribuer les terres des grands propriétaires. De nombreux gouvernements d’Amérique Latine ont donc préféré cette option, la présentant souvent abusivement comme de la réforme agraire, lorsque les Etats-Unis ont fait pression sur eux dans les années 60 pour qu’ils fassent des réformes structurelles dans le but de contrecarrer la propagation des idées révolutionnaires après la révolution cubaine.

b/ Les réformes agraires menées dans les pays socialistes ont été caractérisées par l’expropriation des grands domaines et par leur transformation en fermes d’État et/ou par la redistribution d’une partie des terres aux paysans. La transformation d’unités de production capitaliste en unités de production étatique ne constitue pas une réforme agraire, mais le passage d’une propriété privée à une propriété d’État, sans changement agraire structurel. Par contre, la redistribution de parcelles aux paysans faiblement dotés en terres relève bien, elle, d’une réforme agraire. Mais, le plus souvent, des processus de collectivisation ont été imposés aux bénéficiaires quelques années seulement après qu’ils aient reçu les terres. Dans certains cas, c’est une forme hybride qui a été promue, les redistributions de terres étant conditionnées à l’adoption de formes de production collectives, dont l’État définissait le cadre de fonctionnement. Ces coopératives et entreprises associatives ont souvent eu une existence éphémère, divisant leurs terres ou vendant leurs actifs lorsque la protection de l’État disparaissait. On parle souvent à tort de « réformes agraires » socialistes même lorsque les redistributions ont été très faibles et lorsque de véritables contre-réformes agraires ont été organisées, provoquant la disparition ou un affaiblissement considérable des structures paysannes. Logiquement, ces politiques ont ouvert la porte à des accaparements de terre de grande ampleur par quelques capitalistes lorsque les régimes socialistes se sont effondrés.

Une politique d’exception

Une réforme agraire efficace se traduit toujours par une remise en cause vigoureuse et rapide des rap-ports de propriété existants autour du foncier. La violence qu’exerçaient les propriétaires fonciers contre les paysans sans terre est en quelque sorte retournée contre eux par le pouvoir en place.

Il est toujours difficile pour les couches sociales do-minantes d’un pays de voter une politique qui affec-terait directement une partie d’entre elles, les propriétaires terriens, souvent très bien représentés dans les assemblées législatives, même lors d’une crise économique et sociale profonde. La réforme agraire de 1950 en Italie et celle de Frei et d’Allende au Chili entre 1965 et 1973, réalisées dans le cadre du fonctionnement d’une démocratie parlementaire, constituent des exceptions. De par leur nature même, les politiques de réforme agraire ne peuvent être ni des politiques ordinaires, ni des politiques permanentes : elles requièrent des conditions particulières et un rapport de force favorable. C’est la raison pour laquelle elles ont été le plus souvent appliquées lors de révolutions, après un conflit armé ayant laissé au vainqueur une large marge de manœuvre, ou bien imposées de l’extérieur et exécutées par des gouvernements forts, souvent dirigés par des militaires.

De telles mesures présentent l’avantage de modifier rapidement la structure foncière. Mais elles impliquent aussi des risques. Si les nouvelles structures agraires et sociales ne parviennent pas à se consolider rapidement, si leur légitimité sociale n’est pas suffisante, et si les rapports de force entre les principaux acteurs ne sont pas modifiés de façon sensible à la faveur des paysans, un retour en arrière sera difficilement évitable.

Certaines réformes agraires, comme celle du Mexique au début du XXème siècle ont été le résultat de révoltes paysannes très importantes. D’autres n’ont pas été consécutives à un vaste mouvement social. Mais dans pratiquement tous les cas, la mise en place de ces politiques est assurée par les États et elle se fait presque toujours de haut en bas : les paysans qui reçoivent de la terre deviennent des « bénéficiaires ». Les organisations de producteurs du secteur réformé, lorsqu’elles existent, sont très souvent distinctes des organisations des paysans du secteur non réformé. Cela rend les alliances difficiles. Afin d’éviter leur re-concentration, les terres réformées sont le plus souvent exclues des marchés fonciers : il est interdit de les vendre ou de les louer sans autorisation de l’Etat. Les bénéficiaires restent ainsi sous la protection de l’État et n’ont pas l’occasion de construire ni de faire l’apprentissage de nouvelles formes de gouvernance du foncier qu’ils pourraient eux-mêmes contrôler dans la durée. Lorsque de nouveaux rapports de force politiques s’établissent, le statut particulier des terres réformées est remis en cause. Le brusque retour au marché se traduit en général par une perte rapide de la terre par une grande partie des «bénéficiaires». Les transformations des structures agraires, pour radicales qu’elles aient été, peuvent alors être effacées en quelques années. Et il faudra attendre longtemps avant de retrouver des conditions favorables pour qu’une nouvelle réforme agraire soit possible.

L’histoire montre que les marchés fonciers ne peuvent assurer une réallocation optimale des ressources foncières. Cela n’est pas dû, comme l’affirment des experts de la Banque Mondiale, au fonctionnement imparfait de nombreux marchés, mais au fait que la terre n’est pas et ne pourra jamais constituer une marchandise comme une autre. Elle contient toujours une part de bien commun. Il peut donc être indispensable à un moment donné d’appliquer une mesure d’exception, lorsque le caractère inégalitaire de la tenure foncière est devenu insoutenable et qu’aucune autre option ne fonctionnerait suffisamment rapidement. Soulignons qu’il aurait toujours été préférable de ne pas avoir à le faire, si une gouvernance différente du foncier, des mécanismes de régulation efficaces et des politiques agricoles adaptées avaient permis d’éviter une polarisation excessive des structures agraires. Une « réforme agraire » est avant tout une mesure corrective, qui ne peut se substituer à des politiques foncières régulant l’accès à la terre dans la durée. Mais elle pourrait préparer à un changement de gouvernance, ce que les réformes agraires du passé sont loin d’avoir toujours réussi. Ce sont très souvent le manque d’inscription dans le temps long des transformations agraires et leur imposition aux couches paysannes qui ont rendu leurs résultats si peu durables.

De quelles réformes agraires avons-nous besoin aujourd’hui ?

Les évolutions récentes des structures agraires dans le monde, évoquées dans l’article sur les accapare-ments de terres dans ce même numéro de POUR, et la crise globale dans laquelle ils s’inscrivent condui-sent à remettre les réformes agraires à l’ordre du jour. Olivier de Schutter, rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation, l’a explicitement demandé en 2010 dans son rapport sur Le droit à l’alimentation pour l’Assemblée Générale des Nations Unies.

Mais les conditions socio-économiques, démographiques et environnementales ont beaucoup changé et les réformes agraires d’aujourd’hui ne peuvent être les mêmes que celles du passé. Il ne s’agit plus aujourd’hui de lutter contre les latifundiaires extensifs post coloniaux, qui s’appropriaient la terre avant tout pour pouvoir contrôler la main d’œuvre, ni contre les grands seigneurs féodaux qui vivaient du prélèvement de la rente foncière sur leurs métayers et leurs fermiers.

Au cours des dernières décennies, le développement de la grande exploitation capitaliste agricole à salariés semble donner enfin raison à tous ceux qui affirmaient sa supériorité sur la production à petite échelle. Elle accapare les terres en les achetant, mais aussi en les obtenant en concession ou en les louant à bas prix et pour de nombreuses années à une multitude de petits propriétaires. La multiplication des cas de « location inversée » (reverse tenancy)5, en particulier en Europe de l’Est, nous apprend qu’il n’est plus aujourd’hui indispensable d’être formellement propriétaire du foncier pour pouvoir s’approprier la rente foncière, lorsque l’on bénéficie de capitaux et d’un rapport de force très favorable. La grande exploitation utilise des technologies modernes, emploie peu de travailleurs par hectare et produit pour les marchés, en articulation avec les réseaux commerciaux mondialisés grâce à son large accès aux marchés financiers. Pour toutes ces raisons, elle donne l’impression d’être extrêmement efficace, et de constituer la solution pour le développement et la lutte contre la pauvreté. Mais il n’en est rien.

Les clés de l’accumulation dans ce nouveau secteur de grande agriculture ne sont pas liées à l’efficacité du processus de production en soi, mais à trois mécanismes principaux, 1/ la capture de rentes diverses, et en particulier de rentes foncières, souvent par la privatisation de biens communs, mais pas toujours (location inverse), 2/ une répartition de la valeur ajoutée entre les travailleurs, les propriétaires terriens et les propriétaires du capital qui bénéficie très largement à ces derniers et 3/ la concentration de la valeur ajoutée dans les filières à certains niveaux, au détriment des autres, par le biais des prix. Les grandes exploitations continuent aujourd’hui encore à produire moins de valeur ajoutée par unité de surface que les unités de plus petite taille, comme le montrent de nombreuses études de terrain. Elles permettent d’augmenter considérablement la productivité du travail, et participent ainsi directement à l’augmentation du chômage et des situations de sous emploi. Le problème des accaparements de terres ne se limite donc pas à l’injustice de la spoliation des populations de leurs terres et du caractère inégal de la distribution de l’accès au foncier : il est aussi un problème économique et social du meilleur usage d’une ressource productive limitée, qui ne concerne pas que les seuls agriculteurs6.

Certaines réformes agraires du passé, comme la réforme agraire mexicaine, avaient mis la gestion commune des territoires au centre de leur dispositif. L’ejido reproduisait en quelque sorte le fonctionnement de la communauté rurale indigène. Ces communautés paysannes ont existé partout dans le monde, sous des formes diverses. Les politiques foncières mises en œuvre par la suite, les évolutions au Mexique et les réformes agraires de nombreux pays, ont fait l’impasse sur ces niveaux de gouvernance intermédiaires, ne reconnaissant des droits qu’à l’Etat et aux individus. Cela a entrainé de nombreuses conséquences négatives, dont celle de rendre de plus en plus difficile l’implication de la société dans son ensemble dans la formulation de propositions politiques agraires et leur mise en place. Le poids démographique des paysans étant devenu de plus en plus faible dans les pays aux structures agraires fortement polarisées, les réformes agraires de demain ne pourront venir uniquement des pressions des paysans sans terre. Elles devront répondre aux besoins de la société dans son ensemble, en permettant de maximiser la production alimentaire et de donner le plus d’emplois possible.

Quelques questions théoriques incontournables pour aller de l’avant

Une réforme agraire s’insère toujours dans des dynamiques contradictoires se déroulant dans la durée. L’important n’est pas tant le résultat immédiat, mais l’inflexion de ces dynamiques. Après chaque étape, les rapports de force doivent avoir évolué de façon telle qu’il soit plus facile de poursuivre les actions visant à une meilleure répartition de la terre, et plus difficile de remettre en cause les acquis de la réforme.

Les droits sur la terre sont de différentes natures : droits de faire usage des différentes ressources, droits de gestion de l’espace, c’est à dire d’établir ce qu’il est possible de faire sur la parcelle et ce qui est interdit, et droits de transferts des droits des deux catégories précédentes. Tous ces droits ne sont ja-mais dans la pratique réunis dans les mains d’un seul ayant droit, le propriétaire, même si les cadres légaux de certains pays l’affirment parfois. Ils peuvent être collectifs ou individuels et se répartissent en différents « paquets de droits » entre les individus, les familles, les groupes sociaux ou ethniques, différentes institutions, les pays, etc. Très souvent, les formes d’organisation qui rendraient possible l’exercice de droits collectifs d’une partie de la population n’existent pas (ou n’existent plus), et la conception exclusive de la propriété ne permet pas l’exercice concomitant de droits individuels et de droits collectifs sur une même parcelle. Entre l’État et les individus, existe une infinie variété de formes possibles d’organisation intermédiaire, de façons de gérer en commun des biens qui ne peuvent être réduits à des biens marchands privés.

L’accès à la terre à un moment donné est la résul-tante de divers mécanismes de transferts des droits d’usage et des droits de gestion sur la terre : héritages entre générations et partages entre héritiers, achats/ventes, locations, spoliations et conquêtes, prescription de droits antérieurs, pour l’essentiel. Le marché ne constitue qu’un mécanisme de transferts de droits parmi d’autres. La régulation dans la durée des transferts, marchands ou non, peut s’aborder autrement si nous différencions ces types de droits et les ayants droit, individuels et collectifs, aux diffé-rentes échelles. L’enjeu devient alors de construire des instances qui puissent gérer des mécanismes de régulation et qui soient susceptibles d’évoluer avec les techniques, la société et l’économie. Faute de l’avoir fait, les réformes agraires d’Amérique Latine du XXème siècle ont souvent conduit en fin de compte à un simple élargissement des marchés fonciers7.

Les politiques foncières ne sont pas les seules à influencer les transferts de droits sur la terre. Des poli-tiques fiscales portant soit sur la tenure foncière soit sur les transactions et les héritages, des politiques économiques et monétaires, des politiques de développement rural et territorial, favorisant l’installation des jeunes agriculteurs ou compensant les handicaps régionaux peuvent peser fortement sur la configuration que prennent les structures agraires. Dans certains cas, la lutte contre les inégalités foncières devrait se déplacer vers une lutte contre les inégalités créées par les aides de la politique agricole, comme cela a été le cas dans l’Union européenne.

En guise de conclusion : une ébauche des principes fondamentaux des réformes agraires de demain

  • Elles devront rompre avec la croyance selon laquelle la grande production est plus performante que la production paysanne, qui a dominé tout autant la pensée économique libérale que la pensée marxiste. Seule une agriculture à petite échelle, agro-écologique, est aujourd’hui susceptible de tirer le meilleur de chaque terroir et de préserver les équilibres environnementaux, climatiques, sociaux qui sont nécessaires à l’humanité tout entière.

  • Elles devront privilégier la production nette de richesses et d’aliments par unité de surface et permettre au plus grand nombre possible de personnes d’avoir un emploi ou une activité productive directe.

  • Elles devront revoir leur façon d’aborder les droits sur la terre et leur distribution.

    • D’une part, il faudra revisiter le slogan « la terre à ceux qui la travaillent ». Il ne s’agit plus de donner un droit de propriété absolu à chaque producteur, mais de privilégier un droit d’usage sécurisé sur la terre aux agriculteurs et aux éleveurs, tout en reconnaissant des droits de gestion sur le territoire à tous les habitants

    • D’autre part, il faudra aussi pouvoir prendre en compte dans les redistributions les grandes exploitations capitalistes à salariés qui ne répondent pas à l’intérêt général, même lorsque celles-ci ne sont pas propriétaires du terrain. Ainsi les nouvelles réformes agraires devront donc aussi affecter des droits d’usage, lorsque ceux-ci sont très inégalement répartis.

  • Elles devront contribuer à faciliter la création d’instances permanentes de régulation des transferts de terre, à différents niveaux, la famille, le territoire, le pays, des espaces régionaux et même si possible la planète, qui permettront d’éviter une nouvelle concentration du foncier et de renforcer la transformation des secteurs non réformés8.

  • Elles ne pourront être promues que si des couches très diverses de la population se liguent pour affronter les intérêts puissants des entreprises nationales et transnationales qui bénéficient directement des accaparements actuels. Elles exigeront probablement, tout comme les réformes du siècle passé, des alliances dépassant les cadres nationaux, puisque les menaces que font peser les évolutions actuelles et les mécanismes qui sont à leur origine sont planétaires. La promotion de réformes agraires au XXIème siècle ne pourra certainement pas se contenter de mécanismes volontaires et de codes de bonne conduite, compte tenu des oppositions qu’elles suscitent de la part des centres de pouvoir.

1 Bien mal nommé, car ne touchant en rien aux structures socio-économiques.

2 Si les réformes foncières appliquées depuis 1990 dans certains pays d’Europe de l’Est ont été similaires à des réformes agraires, elles ne s’étaient pas affichées comme telles, mais plutôt comme des politiques foncières liées à la décollectivisation.

3 Acronyme en anglais de la conférence. La dernière conférence de la FAO sur ce thème avait eu lieu en 1979, 27 années plus tôt !

4 Le Comité sur la Sécurité Alimentaire des Nations Unies en est un des exemples les plus aboutis.

5 Lorsqu’une entreprise puissante loue une grande quantité de parcelles à de petits propriétaires qui ne peuvent les cultiver, faute de moyens. C’est une situation courante en Ukraine ou en Roumanie, par exemple.

6 L’expérience de Terre de Liens confirme que les habitants d’un territoire ne sont pas indifférents à la façon dont sont gérés les territoires dans lesquels ils vivent, et que cela ne passe pas seulement par leur vote aux différentes élections. En contribuant financièrement à l’installation des producteurs qui répondent à leurs attentes en matière d’environnement et de choix de société, les membres de ce réseau d’associations locales revendiquent un droit de gestion sur la terre, alors qu’ils ne sont pas eux-mêmes producteurs. Mais le cadre légal en vigueur les oblige à devoir acquérir collectivement des propriétés, ce qui permet de faire avancer la réflexion et de montrer qu’une autre politique est possible, mais ne peut constituer en soi une solution généralisable susceptible de modifier les tendances d’évolution des campagnes françaises.

7 Lorsque la terre avait été redistribuée à des instances collectives, comme ce fut le cas au Mexique, avec les ejidos qui régulaient un usage familial et individuel, cette dynamique d’élargissement des marchés fonciers a longtemps été freinée, mais ces instances collectives ont eu du mal à évoluer et à s’adapter aux changements, et ont été prises en otage par l’État et ses politiques clientélistes.

8 Les marchés sont incapables de redistribuer l’usage de la terre aux producteurs les plus efficaces, comme le suppose l’économie néolibérale. Ce n’est pas parce qu’ils sont imparfaits, mais parce que la terre a toujours à la fois des dimensions de biens communs (à différentes échelles) et celles de biens individuels.

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