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Rédigé par : Michel Merlet
Date de rédaction :
Type de document : Article / document de vulgarisation
Merlet, Michel. Accaparements fonciers à grande échelle, capital financier et accumulation primitive. La Revue du projet, revue politique mensuelle du Parti Communiste Français. Partie 1: # 32 (Décembre 2013) et Partie 2: # 33 (Janvier 2014) avec illustrations
Jusqu’à ces dernières années, on constatait dans de nombreuses régions une diminution de l’importance des unités de production agricole de grande taille utilisant de la main d’œuvre salariée. En Europe de l’Ouest, mais aussi en Amérique du Nord, et plus tard au Japon, en Inde, en Chine, au Vietnam, l’agriculture paysanne se modernisait tout en restant la forme de production dominante. Ces évolutions contredisaient les prédictions de Marx et de Kautsky, pour qui l’évolution de l’agriculture serait similaire à celle de l’industrie, avec une prolétarisation inéluctable des paysans. Seuls les pays de l’URSS, puis ceux d’Europe de l’Est et un certain nombre des pays du Sud se rattachant au projet socialiste avaient misé sur le développement de la grande production avec fermes d’État et grandes coopératives.
Mais depuis peu, se développent avec force sur plusieurs continents de grandes unités de production agricole utilisant de la main d’œuvre salariée et des technologies « modernes ». Il y a accaparement des terres agricoles par une minorité, qui passe par l’achat ou la location de foncier entre particuliers mais qui s’appuie aussi souvent sur des concessions de longue durée de dizaines voire de centaines de milliers d’hectares offertes à des entreprises par des États ou des autorités locales. Certains y voient une violation insupportable des droits fondamentaux des populations directement affectées, d’autres une opportunité pour augmenter la production alimentaire mondiale et lutter contre la sous-alimentation.
Beaucoup de contrats ne sont pas publics, cela rend difficile le chiffrage du phénomène. Mais les différences d’ordre de grandeur des estimations viennent avant tout de la définition de ce que l’on cherche à mesurer. L’Observatoire des acquisitions de terres Land Matrix, dont les chiffres sont souvent repris par les médias, ne prend en compte que les opérations signalées depuis 2000, sur des superficies de 200 ha ou plus, impliquant la conversion de terres utilisées par des communautés locales ou d’écosystèmes naturels vers de la production commerciale, agricole ou autre. Il exclut les changements de même nature réalisés à une date antérieure, ne prend pas en compte les phénomènes de concentration des terres et ne publie que les cas dont il a eu connaissance et qu’il a pu vérifier. D’après nos propres analyses, les chiffres actuels de la Land Matrix (71 millions d’hectares pour les transactions effectuées et vérifiées en juin 2012, ramenés à 34 millions d’hectares en juillet 2013 après révision) sont loin de refléter l’ampleur des changements en cours des structures agraires et masquent l’extrême gravité de la situation. À titre de comparaison et bien que l’univers concerné soit plus large, le Ministère du Développement Agricole du Brésil a estimé en 2009 que plus de 90 millions d’hectares avaient été appropriés de façon frauduleuse dans ce seul pays, au bénéfice de seulement quelques uns sur des terres communautaires et des espaces naturels : il avait alors annulé les enregistrements au cadastre des 3 000 titres concernés.
Si l’accaparement de terres n’est pas nouveau, il a commencé à changer de nature dans les années 1970. L’ampleur des transformations actuelles, la rapidité de leur développement et la nature des acteurs engagés (fonds de pension, multinationales, États, …, mais les entrepreneurs nationaux y jouent aussi un rôle très important) en font un processus planétaire inédit. Ainsi, en Amérique Latine, des grandes exploitations modernes remplacent les latifundia extensifs. Elles produisent de la canne, pour le sucre ou l’éthanol, du soja, des arbres à croissance rapide, de la viande, et utilisent de puissantes machines agricoles, des engrais, des pesticides, des semences améliorées et souvent génétiquement modifiées. Les nouvelles techniques décuplent les possibilités de production et d’extraction, et nécessitent de moins en moins de travailleurs. Les marchés et les prix se sont mondialisés et le libre échange des marchandises s’est généralisé. Il n’existe pas de politiques agricoles ni de politiques foncières globales : les États restent souverains mais ont renoncé, à de rares exceptions près, à exercer leur souveraineté dans le domaine du commerce international. Le développement du capital financier fait qu’en quelques instants, au gré des investissements spéculatifs, peuvent se créer ou disparaître d’immenses fortunes : les profits ainsi dégagés sont susceptibles d’être utilisés pour s’approprier des biens et des richesses naturelles.
De véritables enclosures sont en cours à l’échelle du globe, semblables à celles qui ont eu lieu en Angleterre, décrites par K Marx comme « l’expropriation de la population campagnarde » (livre I du Capital). K. Polanyi, dans la « La grande transformation », soulignait la catastrophe sociale qu’elles provoquèrent. L’expansion coloniale, et les migrations massives vers l’Amérique avaient suivies, jusqu’à ce que la crise mondiale des années 20 et 30, économique puis politique, débouche sur deux conflits mondiaux aux conséquences dramatiques. Mais, par delà les similitudes, les conditions ont changé :
il n’est plus nécessaire aujourd’hui d’exploiter directement des milliers de prolétaires pour faire du profit ;
le phénomène n’est plus circonscrit à une seule région, et les victimes d’aujourd’hui, ne pouvant migrer vers aucun « nouveau monde », s’entassent dans les bidonvilles des mégapoles.
Autre différence significative, les enclosures du XVIIIe et XIXe siècle précédaient la révolution industrielle et contribuaient à créer les conditions de son expansion. Celles d’aujourd’hui sont contemporaines d’un capitalisme devenu avant tout financier. Elles sont aussi le fruit du développement de nouvelles technologies qui élargissent considérablement les ensembles de biens communs qui peuvent désormais être appropriés de façon privative : la privatisation du vivant en est une illustration. Le capitalisme actuel, paradoxalement, est caractérisé par un retour en force de « l’accumulation primitive » !
De grandes quantités de terres sont aujourd’hui sous-utilisées sur la planète, mais elles ne sont pas inhabitées et les populations ont des droits de différentes natures sur leurs ressources. Selon la FAO et l’IIASA, les surfaces potentiellement utilisables en agriculture pluviale, dont une partie est couverte de forêts, seraient du même ordre de grandeur que celles qui sont aujourd’hui cultivées. Mais toutes ne sont pas exposées à l’accaparement. Celles situées aux USA ou en Europe occidentale ne sont pas concernées : les systèmes légaux reconnaissent les droits individuels et collectifs sur la terre et les producteurs, organisés, peuvent défendre les leurs. Deux situations sont au contraire très favorables aux accaparements : celles des pays ayant été colonisés et de ceux qui ont connu une collectivisation forcée de l’agriculture.
Lorsque les anciennes colonies ont obtenu leur indépendance, les nouveaux États ont récupéré leur souveraineté sur les terres et les ressources. Mais ils ont conservé un type de construction des droits de haut en bas, ne reconnaissant pas en général les droits coutumiers, endogènes, des populations. L’État se considérant «propriétaire» de toutes les terres non immatriculées, les ruraux sont devenus des « squatters » sur leurs propres terres. Les gouvernements peuvent les céder en concession à qui ils veulent, le plus souvent en toute légalité, mais en toute illégitimité ! Le mépris des populations autochtones par les colons, la non valorisation de leurs savoirs et l’oppression qu’ils ont connue ont empêché l’émergence d’organisations autonomes les représentant. Ces héritages pèsent lourd dans leur possibilité de résister à l’accaparement de leurs terres.
Dans les pays socialistes, après une phase de redistribution de terres aux paysans, la collectivisation a été très vite imposée dans le secteur agricole, le plus souvent par la force, afin de contrôler politiquement les couches paysannes et de développer les forces productives. L’exigence de production d’un surplus pour le développement de l’industrie lourde a diminué la résilience des systèmes agraires. En quelques dizaines d’années, les agricultures paysannes ont été détruites, les savoirs faire techniques et les mécanismes endogènes de gouvernance se sont perdus. La collectivisation forcée a entraîné une perte de confiance des producteurs dans les formes coopératives. Ainsi, paradoxalement, la prolétarisation des paysans y a été beaucoup plus poussée que dans les pays capitalistes. Si presque partout des jardins ouvriers familiaux se sont maintenus, assurant une bonne partie de l’alimentation des populations, leur intérêt économique n’a jamais été explicitement reconnu. Rien d’étonnant dans ces conditions que le capitalisme agraire se soit développé après la fin de l’URSS en rencontrant si peu de résistance en Ukraine ou en Russie. Les nouveaux propriétaires, anciens travailleurs bénéficiaires de la réforme foncière réalisée lors de la dé-collectivisation, étaient incapables d’utiliser les terres pour lesquelles ils avaient reçu des droits, faute de capital, d’expérience et d’organisations les défendant. Les structures collectives résiduelles étaient totalement dé-capitalisées. Les personnes et les entreprises qui disposaient de capital, étrangères et nationales, ont pu prendre en quelques années le contrôle de ces terres agricoles d’une grande richesse.
Anciennes colonies et anciens pays socialistes ont ainsi offert aux capitalistes des conditions exceptionnellement favorables à leur développement dans l’agriculture :
un accès à la terre très peu onéreux, souvent gratuit ;
des rapports de force très favorables liés à l’absence d’organisation des populations ;
une main d’œuvre très bon marché ;
des avantages fiscaux exceptionnels ;
les garanties offertes par les accords bilatéraux d’investissement, qui établissent un droit contraignant qui protège les investisseurs.
Les organisations financières internationales ont largement contribué à ce processus, au travers de leurs politiques d’ajustement structurel, en mettant en place la libéralisation des échanges, puis en cherchant à « créer un climat favorable aux affaires » dans ces pays.
La grande production capitaliste est aujourd’hui en plein essor : les prédictions des marxistes sur l’évolution de l’agriculture semblent enfin se vérifier ! Toutefois, cette évolution ne vient en rien confirmer sa supériorité économique sur la production familiale paysanne. Sa véritable et seule supériorité vient de ses capacités à s’approprier des ressources et des biens communs. Les profits élevés ne proviennent pas de l’efficacité des investissements, mais d’une nouvelle répartition de la valeur ajoutée, la richesse nette créée, entre la société (par les impôts), les travailleurs, les propriétaires fonciers et les détenteurs de capitaux, au bénéfice de ces derniers. En Ukraine, 80 à 90 % de la valeur ajoutée créée dans les grands agroholdings sert à rémunérer les détenteurs du capital !
L’appropriation de terres et de ressources communes et/ou leur concentration aux mains de quelques-uns sont des phénomènes irréversibles, aux effets à la fois locaux (spoliation des populations locales) et lointains (ruine des agriculteurs familiaux distants affectés par la concurrence avec la grande production sur les marchés). Les risques sont multiples : insécurité alimentaire, moindre valeur ajoutée par ha, résilience réduite face aux aléas, perte de diversité culturelle, risques écologiques, risques sociaux, avec l’exclusion d’une part considérable de la population rurale mondiale. Si les tendances d’évolution démographique et des structures agraires se maintiennent, il faudrait pouvoir créer d’ici 2050 3,7 milliards d’emplois pour atteindre le plein emploi sur la Terre. Ce sera impossible. Avec l’augmentation des inégalités, des conflits de plus en plus violents et de plus en plus fréquents ne manqueront pas de se développer.
Tels sont les traits marquants de l’économie des accaparements de terres actuels. Alors que leur ampleur et leur vitesse de développement en font, à l’instar du changement climatique, une menace globale pour l’humanité, il est essentiel d’en com-prendre la nature pour pouvoir y faire face. Les réponses proposées par les institutions internationales, appel au respect volontaire des droits humains fondamentaux, promotion de droits sécurisés via la généralisation de la propriété privée, mobilisation de plus d’investissements dans le secteur agricole, recours à la responsabilité sociale des entreprises, sont non seulement partielles, mais contre-productives. Pourtant, il ne s’agit nullement d’une évolution inéluctable : nous devons travailler à instaurer au plus vite un nouveau mode de gouvernance mondiale, un nouveau projet de gestion de nos biens communs, avec un droit international contraignant pour tout ce qui implique des menaces pour l’humanité et construire une mobilisation populaire suffisante pour réussir à en imposer la mise en œuvre.