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Natural Resource Governance around the World

Les déplacements forcés de populations en Inde. Entretien avec Joël Cabalion

Summary

Joël Cabalion est maître de conférence en sociologie et anthropologie à l’Université François Rabelais de Tours. Il est membre associé au Centre d’Etudes Inde-Asie du Sud (CEIAS)

L’entretien a été réalisé par Coline Sauzion (AGTER) et Tarik Belkadi.

Dans un premier temps, pouvez-vous revenir sur l’ampleur du phénomène des déplacements forcés de population en Inde ?

Dans un de mes articles paru dans la revue Mouvements, j’évoque le chiffre de 65-70 millions de déplacés depuis 1947. Ce chiffre résulte d’enquêtes qui ont été menées par le North Eastern Social Research Institute et par Walter Fernandes, un chercheur indien, qui avait lancé une grande entreprise de recherche (depuis interrompue par manque de moyens). Il a commencé une sorte de recensement État par État de toutes les populations déplacées qu’il y a eu en Inde à cause de projets de développement depuis 19471. Ces chercheurs indiens ont décidé de prendre l’existence de l’Inde politique comme point de départ d’un comptage par rapport à la responsabilité historique de l’État indien. Or, si l’on remonte à l’époque coloniale, on peut montrer que l’Inde a connu d’importants mouvements de populations, contrairement à ce qu’affirment certains auteurs comme Max Weber qui, dans Hindouisme et bouddhisme2, avance qu’on a une immobilité très forte en Inde, que les gens restent dans leurs terroirs, leurs villages, ce qui est loin d’être faux également. Ces déplacements sont dus à des grands travaux, qui ne sont pas des travaux de développement en soi mais plutôt des travaux divers et variés pour l’affermissement du joug colonial.

Les déplacements forcés pour cause de construction de barrages ne commencent qu’au début du 20ème siècle. Cependant, on a très peu de sources sur ces questions lors de la période coloniale, notamment car la conceptualisation du problème du déplacement forcé comme question sociale et politique ne commence qu’avec l’Inde indépendante. En outre, il faut préciser que le chiffre de 70 millions de personnes déplacées de force depuis 1947 ne prend en compte que les déplacements liés à du « développement » - bien que l’on puisse discuter le fait que ces déplacements forcés s’accompagnent toujours de développement - et ne comprend pas les déplacements liés à des catastrophes environnementales (tsunami, inondations) ou à des conflits armés.

Est-ce que ce phénomène des déplacements forcés s’observe dans certains États de l’Inde plus que dans d’autres ?

Oui, on a des États qui sont des « déplaceurs en chef ». Les États où l’on a le plus fort taux d’équipement sont, logiquement, ceux qui ont le plus déplacé. Le Maharashtra se situe en haut de la liste puisque c’est dans cet État qu’il y a le plus grand nombre de barrages en Inde. Mais, plus généralement, rappelons qu’en Inde 9 ou 10 km d’autoroute sont coulés par jour ! On voit souvent ce pays comme un pays lent, qui ne se « développerait » pas, comme un géant aux pieds d’argile, mais en réalité sur le terrain on bétonne, on acquière, on expulse ! Ce sont des phénomènes tout à fait majeurs quand bien même ils sont invisibilisés à beaucoup d’égard. Actuellement on entend parler de grands projets tels que le « Delhi-Mumbai industrial corridor », le projet de TGV indien, l’autoroute 8 voies Mumbai-Nagpur. Sur le terrain que va-t-il se passer ?

Notons ici qu’un double ou triple déplacement n’est pas rare en Inde. Il arrive souvent que l’on déplace des personnes pour un barrage, qu’on les réinstalle au bord d’une route puis qu’on les déplace de nouveau pour agrandir la route. De même, le nouveau village dans lequel ont été déplacés les gens du village que j’ai étudié tombe aujourd’hui dans la zone tampon d’un nouveau sanctuaire de tigre (parc national) et risquerait donc d’être déplacé à nouveau, mais cela n’est pas évoqué officiellement voire relèverait en fait d’une rumeur, ce qui est intéressant en matière de rapport social au déplacement comme pratique presque routinière de l’État indien.

Quel est le discours officiel qui accompagne la construction du barrage que vous avez étudié ?

Avant toute chose, rappelons que, comme tous les autres projets en Inde, ce projet est totalement imposé et que la participation des populations concernées est clairement illusoire. Même s’il existe des mécanismes formels d’implication des populations, tels l’organisation de séances de « consultation publique », ces processus sont de la poudre aux yeux et ne signifient pas que les gens ont réellement voix au chapitre. Cependant, bien que les projets soient imposés, l’État indien ne fait pas pour autant l’économie d’une justification. Le régime de justification dans le cadre du projet de barrage que j’ai étudié est tout à fait « classique » et renvoie à des préoccupations nehruviennes3, c’est à dire qu’il se réfère aux bienfaits de la « Révolution verte ». L’État affirme en effet vouloir s’inscrire dans la continuité de la « Révolution verte » et apporter de l’eau pour l’irrigation par réel souci de développement de l’économie rurale et agraire, de désenclavement des paysans. Un barrage ce n’est pas juste apporter de l’eau aux paysans, c’est ouvrir leur espace social, les arrimer à une économie de marché qui n’existe pas encore, ou à peine, dans l’état actuel des choses. Je dirais que l’idée du gouvernement est de convertir les paysans en agriculteurs, de sortir ces personnes du « marasme du paysannat traditionnel ». Le gouvernement leur promet de l’eau et attend d’eux qu’ils changent leurs pratiques, qu’ils s’inscrivent plus clairement dans l’économie capitaliste.

Quand ce projet est entériné en 1983, on promet 250 000 hectares d’irrigation dans une zone d’agriculture pluviale où les populations sont majoritairement tribales, avec une forte présence de la tribu des Gonds qui, à l’Est du Maharashtra, est par ailleurs la population-cible principalement recrutée dans les rangs du naxalisme4. Le fait d’apporter de l’eau à des paysans tribaux n’est pas tout à fait innocent. Dans certains documents officiels on voit écrit noir sur blanc une pensée mécaniste du type : « On apporte de l’eau, donc ils seront moins pauvres et s’ils sont moins pauvres, ils ne seront plus maoïstes-en-puissance ». Pour le dire vite : apporter de l’irrigation c’est désenclaver l’espace social des paysans, c’est les convertir en agriculteurs et faire en sorte qu’ils ne deviennent pas communistes. Le développement permet donc aussi l’endiguement de certaines idéologies politiques, notamment dans ces régions où on a encore des mouvements maoïstes naxalites et d’autres mouvements très forts d’inspiration communiste ou socialiste, datant de l’époque de la lutte contre la tutelle coloniale. A une échelle plus large, si on regarde tous les prêts attribués par la Banque Mondiale dans ses premières années d’existence, la plupart du temps ceux-ci l’ont été à des pays qui risquaient de basculer dans le communisme et pour de grands projets d’équipements du type grands barrages.

Dans une région menacée par la sécheresse où les besoins en eau sont importants, on peut imaginer qu’une majorité de personne souscrit au projet du barrage, est-ce le cas ? Par ailleurs, comment faisaient ces populations pour s’approvisionner en eau avant l’existence du barrage ?

Effectivement, dans une région comme le Vidarbha, où l’on n’a pas encore expérimenté à proprement parler ce qu’était la « Révolution verte », on ne peut que s’imaginer que le fait que l’on nous promette de l’eau soit une bonne chose. Est-ce que cela signifie qu’on souscrit à un complexe plus vaste de croyances en l’efficacité du modèle agricole promu par la « Révolution verte » ? Non. Souvent, ce que j’ai entendu sur le terrain auprès des populations déplacées situées en amont du barrage c’est que, si celles-ci s’étaient retrouvées en aval du barrage, elles auraient validé le projet : « Si on ne m’avait pas pris ma maison et mes terres, j’aurais été pour le projet ». Par ailleurs, on a tous besoin d’eau. Ces régions sont des régions qui, d’ici trois décennies, risquent d’être complètement désertifiées comme le montrent certaines analyses de l’état des sols. Toute cette bande au-dessus de l’équateur, en Inde centrale comme en Afrique sahélienne, sera en grande difficulté. Ces projets trouvent donc une légitimité dans l’argument d’un manque futur. Ce sont des pays où le problème principal est la répartition de la pluie dans le temps, ce n’est pas tant la quantité d’eau qui pose problème que son inégale répartition dans l’année. Soit vous en avez trop soit vous n’en avez pas assez. Durant les presque 15 années de recherche que j’ai effectuées je peux en comptabiliser la moitié comme des années de sécheresse ou d’inondation. Soit le soja pourrissait sur pied soit il n’y avait pas assez d’eau. Quand je suis arrivé dans le village de mes enquêtes en 2004, il venait tout juste de sortir d’un moment de sécheresse très important.

Si les populations se débrouillaient encore avec des réservoirs villageois, des mares, des étangs comme elles le faisaient auparavant, cela pourrait justifier le fait de ne pas construire de barrage. Le problème est que tous ces systèmes communautaires ont été abandonnés, on a laissé s’envaser les mares, plus personne n’est là pour cureter les vieux puits … . Les structures de gouvernance de l’Inde moderne préfèrent construire des barrages plutôt que de promouvoir la réhabilitation des étangs communautaires. Le scénario n’est pas désespérant partout bien entendu. Il existe des structures communautaires de restauration de ces ouvrages de petite taille – lesquelles posent en cascade beaucoup de questions à la socio-anthropologie du « développement » - mais celles-ci sont encore loin de bénéficier des moyens qu’on serait en mesure d’attendre de l’État indien qui investit plutôt dans les grands équipements.

Pourquoi ces équipements communautaires se sont-ils délités ?

Les modes d’organisation collectifs ont été abandonnés progressivement au moment de l’indépendance de l’Inde. Petit à petit, les structures de gouvernance de l’Inde indépendante ont supplanté les formes de gestion communautaires, elles ont privilégié les structures comme les conseils de village et de district, lesquels ont abandonné ces ouvrages. Ces ouvrages communautaires relevaient d’une tradition royale très ancienne et perduraient en partie grâce au système des castes car, disons-le, la plupart de ces étangs étaient possédés par des castes dominantes. Or, ces castes supérieures ont en partie migré vers les villes, notamment les brahmanes et un certain nombre d’autres castes marchandes et, de ce fait, elles ont abandonné la gestion de ces ouvrages communautaires.

Bien sûr, d’autres raisons concomitantes ont participé de l’abandon de ces ouvrages collectifs. Par exemple, la « Révolution Verte », qui n’est pas qu’une histoire de grands barrages et d’irrigation, a aussi encouragé le développement de puits tubés, qui sont des ouvrages avec lesquels chacun va chercher son eau lui-même, de manière individualiste. Cela est un phénomène majeur à l’Ouest mais pas encore à l’Est du Maharashtra, dans la région que j’ai étudié, moins favorisée, où il manque encore des centaines de milliers de pompes selon les statistique officielles de l’état du Maharashtra portant sur la « carence technique » du Vidarbha.

J’ai donc intitulé un de mes articles « En attendant la Révolution verte » pour signifier qu’en attendant les bénéfices promis de la Révolution Verte, cette région ne connaît en grande partie que ses côtés négatifs pour le moment, c’est à dire le déplacement forcé qui lui est consubstantiel mais qui est largement dénié ou invisibilisé. Quand on parle de Révolution Verte, on dit qu’on apporte des intrants, de l’irrigation, des nouvelles semences, mais on oublie de dire qu’en contrepartie de tout cela il faut sacrifier beaucoup de monde et forcer les gens à partir de chez eux, à renier leurs terres, leurs habitations … ce qui est énorme comme processus. Mais tout cela est plus rarement inclus dans la définition usuelle de la « révolution verte ».

Ces déplacements dus au projet de barrage sont donc à l’origine d’une dépaysannisation massive de la région ?

On a une dépaysannisation massive précipitée par les déplacements forcés. A partir du moment où vous êtes déplacé, vous perdez vos terres et donc vous ne pouvez plus continuer votre activité de production agricole. Mais on ne sort pas toujours de la paysannerie par la force de dépossession régalienne, mais aussi parce qu’on va mal, parce qu’on aspire à autre chose. La dépaysannisation c’est avant tout une crise de la reproduction paysanne aux multiples visages.

Certains paysans déplacés arrivent-ils à recommencer une activité agricole une fois réinstallés ?

Les différents États régionaux accompagnent de manière plus ou moins forte ces réinstallations, mais vous devez aussi vous débrouiller par vos propres moyens pour racheter des terres. Or, en général, quand le processus de déplacement-réinstallation met environ vingt ans par « projet de développement », la valeur des terres est décuplée, ce alors même qu’on vous avait payé vos propres terres au rabais au moment du déplacement. Ainsi, quand vous avez reçu par exemple 30000 roupies pour un acre de terre au début du processus de déplacement, il vaut aujourd’hui 300000 roupies. En conséquence, quand bien même vous souhaitez restez paysan et reprendre votre activité agricole, vous ne pouvez pas. Que se passe-t-il donc? Qui résiste à la dépaysannisation à ce moment-là ? Les classes dominantes, et encore, si résilience il y a. Car il faut savoir qu’il y a très peu de terres disponibles pour réinstaller les déplacés, il n’y a pas de front pionnier en Inde donc il n’y a plus d’extension horizontale possible sur les terres. L’État vous dit « terre contre terre », mais où sont ces terres théoriques ?

Dans les faits, on note une paupérisation générale des déplacés. Souvent, les gouvernements vont vous dire que ce que l’on apporte aux déplacés sera mieux que ce qu’ils avaient avant. C’est un discours idéologique, une sorte d’autopromotion que fait l’État indien de ses programmes de réhabilitation. En réalité, on observe que moins d’un tiers des personnes déplacées en Inde ont été réhabilitées, au sens d’avoir retrouvé un emploi, ou d’avoir récupéré une surface de terre équivalente à celle qu’elles possédaient auparavant. Il y a donc une invalidation très forte de ce paradigme.

L’État va insister sur le fait que le niveau de vie s’améliore dans les régions bénéficiaires du barrage mais il va occulter un constat gênant, qui est que les bénéfices apportés en aval du barrage ne permettent pas de compenser la paupérisation produite en amont. Si on produit plus de pauvres qu’on ne produit de richesses avec les barrages, est-ce que cela ne veut pas dire que l’on a tout faux et qu’il serait nécessaire de questionner ces modèles de développement ? La perspective sociologique peut donner une indication sur une certaine remise en cause possible du principe économique par lequel sont légitimés ces ouvrages. Il reste que cela relève du domaine des économistes de montrer, projet par projet, que les « promesses étatiques » ne sont pas tenues. Sans vouloir faire de mauvais jeu de mots, l’économie des déplacements forcés est un domaine de connaissance sous-développé, on manque cruellement de recherches.

Selon vous, la dépossession renforce les tensions et les disparités entre les castes : pouvez-vous revenir sur les observations qui vous ont amené à émettre cette hypothèse ? Pourquoi la dépaysannisation produirait-elle des crispations identitaires au sein du système des castes ?

Effectivement, c’est mon hypothèse : les processus de dépossession entraînent un renforcement des inégalités entre les castes. Pourquoi ? Tout simplement parce que, lorsque vous dépossédez de ses terres l’ensemble de la population d’une région définie, les personnes qui, parmi cette population, vont être les plus disposées à se défendre ou à se replacer favorablement sont celles qui auront le plus de ressources, le plus de relations, en deux mots le plus de capital économique et de capital social. Les personnes des castes dominantes vont donc, en général, réussir à sortir leur épingle du jeu plus facilement que celles des basses castes, que le processus de déplacement va paupériser et fragiliser davantage. C’est en ce sens que le déplacement produit une aggravation des inégalités entre les castes, phénomène d’ailleurs bien perçu par les moins dotées et évoqué dans les entretiens.

Ensuite, le deuxième effet de la dépossession sur le système de caste est la crispation des sentiments de caste. Dans un contexte de diminution des terres disponibles, un paysan propriétaire donnera en priorité ses terres à exploiter aux journaliers agricoles de sa caste et de sa religion5. J’ai noté sur le terrain une tension latente, laquelle s’est déjà manifesté par des tensions de castes évidentes et celles-ci sont, à mon avis, appelées à s’accroître. Lorsque vous réduisez les ressources globales disponibles dans un espace local fortement hiérarchisé – dans notre cas différencié selon le système des castes indiennes (quand bien même celui-ci a vécu d’énormes transformations) - vous observez un regain de tension. A ce propos, plusieurs chercheurs ont observé que les groupes qui sont les principaux acteurs des dites « atrocités de castes » en Inde sont ceux qu’on considère juste « au-dessus » de la barrière de l’intouchabilité, c’est-à-dire ceux qui sont le plus directement en compétition pour les ressources avec les intouchables. Par exemple, on remarque aujourd’hui que lorsque des dalits6 sortent de la paysannerie ou de leurs métiers serviles, ils sont souvent très mal considérés par ceux qui sont juste au-dessus d’eux, selon la conception du système de caste. On a alors un accroissement des tensions entre ces deux groupes, lesquelles vont être d’autant plus fortes que la part des ressources disponibles aura été réduite à une « peau de chagrin », notamment en raison des infrastructures de « développement ». On a donc une crispation des identités de caste car la dépaysannisation produit des phénomènes de mobilités sociales qui, dans un contexte de concurrence sur les ressources disponibles, sont à l’origine de tensions.

Rappelons que ces dépossessions se font légalement et sont très encadrées par des textes de loi, ce qui vous amène à parler de « bonne méthode de dépossession » : pouvez-vous revenir sur la manière dont l’État indien gère les dépossessions dans les faits ?

Quand je parle de « bonne méthode de dépossession », ce n’est pas pour défendre l’État mais pour souligner qu’il ne laisse pas les choses au hasard et que ces dépossessions se font effectivement de manière très encadrée par une bureaucratie kafkaïenne. En termes de méthode de dépossession l’État indien est quasi positiviste, il compte tout. Cependant, l’État a longtemps dédommagé au rabais. Les gens n’étaient jamais contents de ce qu’ils recevaient quand ils étaient dédommagés. Cela change un peu avec la nouvelle loi de 2013 qui oblige à multiplier par 4 la valeur des dédommagements fonciers.

On observe notamment un problème de décompte des arbres. Les populations estiment toujours que l’État n’a pas bien compté leurs vergers : en général, quand les gens disent avoir 10 arbres, l’État en compte 1, quand ils disent en avoir 100, l’État en compte 10. Ensuite, un manguier qui a trois ans n’a pas la même valeur qu’un manguier de dix ans, comment comptez-vous cela ?

Enfin, des problèmes se posent pour dédommager la « valeur de la terre ». L’État indien n’a pas actualisé les valeurs fiscales des terres agricoles d’Inde centrale et celles-ci sont restées indexées sur les valeurs d’un recensement de l’époque coloniale (1930 environ). En effet, l’État britannique avait mis en place un impôt sur les terres mais l’Inde indépendante a majoritairement décidé de ne pas taxer la paysannerie, ce qui explique que toutes ces valeurs fiscales n’ont pas été actualisées. Les dédommagements d’aujourd’hui sont donc liés à des valeurs fiscales périmées, indexées sur l’ordre social et les inégalités sociales tels qu’ils existaient à l’époque coloniale. Dans les faits, vous pouvez avoir une acre de terre dédommagée à 5000 roupies et une autre dédommagée à 10 000 roupies en dépit des valorisations agricoles réalisées ultérieurement, donc les gens voient bien que ce n’est pas cohérent. Aujourd’hui, réactualiser toutes les valeurs fiscales des terres serait un chantier énorme, mais il faudrait que l’État se lance dans ce projet, qu’il y ait une vraie politique foncière et agricole qui soit mise en place. Chaque grand projet qui est lancé vient dépoussiérer des données foncières et agraires périmées faisant surgir un nombre incalculable de problèmes. Par exemple, il peut arriver que sur 15 000 familles affectées par un projet, 1000 familles soient déclarées inéligibles à la compensation financière de leur habitation parce que leur maison tombe « en dehors des jumelles de l’État ». Elles sont déclarées en dehors des limites villageoises car l’État indien n’a pas pris en compte l’accroissement et l’extension des structures familiales des ménages indiens de nombreux villages du pays. Dans presque tout le pays, l’État n’a ainsi pas refait de campagnes cadastrales depuis l’époque coloniale. Ainsi, l’Inde a une « bonne méthode » de dédommagement en apparence. En tout cas elle a une méthode, des textes de lois sur lesquels elle s’appuie pour réaliser les dédommagements, mais les outils qu’elle utilise renvoient à l’époque coloniale. Indirectement, on peut dire que l’État contribue à une reproduction voire à un renforcement des inégalités puisqu’il utilise un ensemble de technologies sociales qui sont problématiques.

Nous parlons ici des compensations calculées en termes comptables, comme le souligne le titre de votre article « La valeur de l’existence paysanne ». Cependant, on imagine qu’au-delà de ces dépossessions matérielles on a aussi une dépossession symbolique, avec un mode de vie, des solidarités qui disparaissent? Pouvez-vous revenir sur cet aspect-là?

Effectivement, j’utilise ce titre de façon presque ironique pour renverser cette vision économiciste selon laquelle la valeur d’une vie paysanne, c’est environ 10 000 euros en moyenne, selon mes calculs, certains ayant reçu beaucoup moins, d’autres plus. Ceci renvoie à la valeur estimée des ressources dont disposaient les paysans mais au-delà du matériel, il y a le symbolique. Or l’État ne pourra jamais pallier - et est-ce son rôle ? - à la désarticulation, pour employer les termes de Michael Cernea, d’un mode de vie. Dès lors qu’on parle de dépossession d’un mode de vie paysan, quelles seraient les politiques publiques de réduction des inégalités symboliques imaginables ?

Pour ma part j’évoque moins cette dimension symbolique. Elle est importante, certes, mais beaucoup d’auteurs insistent sur celle-ci or, selon moi, le principal problème est tout de même matériel. Les gens protestent-ils parce qu’on leur a pris leur maison et leur terre ou parce qu’on les a dépossédés d’un mode de vie ? Parler de dépossession symbolique c’est déjà une forme d’intellectualisation, qui est souvent celle des sociologues et des anthropologues, et qui peut parfois devenir une sorte de mythologie, renvoyant à une forme de romanticisation. Pour ma part, ce que je vois ce sont des gens qui sont, certes, dépossédés symboliquement mais qui sont très actifs par rapport à tout cela, qui ont des stratégies, qui vont se replacer. Je ne souhaite pas écrire ce qu’écrivent certains auteurs et dire « Mon Dieu, tout à disparu… leur temple a été ennoyé, en plus ils n’ont pas eu le temps d’enlever les idoles, etc… ». Il m’arrive de l’écrire aussi, c’est vrai, on ennoie en effet des temples et « ils nous ont ennoyé nos Dieux », cela je l’entends sur le terrain. Mais je veux éviter cette perspective « nostalgique » et alarmiste. D’ailleurs, j’ai une anecdote à ce propos, je suis allé un jour poser cette question à une personne déplacée dans un nouveau village : « Maintenant que cette stèle est ennoyée, et que tu ne pourras plus aller faire tel rituel aux champs, comment vas-tu faire ? » - sous-entendu, je pensais : « Ils vont porter un système de croyances en berne tout le reste de leur existence » - et la personne me répond « Et bien j’ai enlevé les pierres et je les ai ramenées au nouveau village. ». Je ne dis pas cela pour dire que ce n’est pas grave d’ennoyer les temples, bien évidemment, mais il me semble qu’un entretien avec un paysan devant son temple ennoyé, c’est à la portée de tout sociologue ou anthropologue arrivant sur le terrain des déplacés. Or, ce qui me semble intéressant est d’essayer de comprendre comment font les gens a posteriori, comment ils reconstruisent leurs existences dans ces nouveaux villages, ce qu’ils y réinventent. Aussi, il ne faut pas oublier tous les autres processus sociaux qui, en dehors de ces déplacements forcés, pavent l’avenue à ces transformations des modes de vie depuis des décennies. L’éducation en Inde a profondément modifié les structures sociales et le système de croyance par exemple, et il ne viendrait à l’idée de personne de déplorer cela directement.

Qu’en est-il des mobilisations ? Existe-t-il des résistances collectives contre les déplacements forcés ?

Aujourd’hui, en Inde, il y a beaucoup de mobilisations; on lit souvent qu’il y aurait une centaine de guerres foncières de « basse intensité ». On observe des situations de violence politique de plus en plus grandes, avec un nationalisme hindou de plus en plus agressif. Il existe une paramilitarisation relative dans certaines régions, comme au Bastar dans l’état du Chhattisgarh, qui n’est pas sans parenté avec ce que la Colombie a pu traverser avec les paramilitaires de la région de Cali7. On a donc un ensemble d’éléments qui font de l’Inde un chaudron conflictuel plutôt qu’un tremplin pour le développement.

Il y a une longue histoire de mobilisations contre les grands ouvrages en Inde. Le dit « premier » mouvement anti-barrage dans le monde aurait eu lieu dans les années 1920 dans l’état du Maharashtra. C’est un mouvement qui s’est créé contre la construction d’un barrage hydro-électrique de l’entreprise Tata visant à produire de l’électricité pour l’industrialisation de Bombay. Le leader de ce mouvement fut Senapati Bapat, un précurseur des luttes contre les barrages. Selon lui, contrairement à Gandhi qui commence à se faire connaître à cette époque, il n’est pas inenvisageable de recourir à la violence. Ce premier mouvement anti-barrage n’a pas eu de suite immédiate; entre 1920 et 1980, on a eu une grande interruption des mobilisations sociales contre les barrages. Il est difficile de dire pourquoi, mais je pense notamment que les gens ont été trop écrasés, trop pauvres, pour être en capacité de se mobiliser. Rappelons qu’il n’y avait pas de politiques sociales à l’époque, les populations étaient mises de force dans un camion avec leur baluchon et allaient ensuite se réinstaller par elles-mêmes dans les bidonvilles. Il y a donc eu un hiatus de 60 ans dans la lutte, entre 1920 et 1980, qui pourtant est « l’âge d’or » des barrages (des années 50 aux années 80). Il y avait des luttes sociales paysannes pendant ces années-là, bien sûr, entre 1950 et 1980 notamment; mais c’étaient des luttes plus globales, qui concernaient l’ensemble de la paysannerie et non juste les déplacés.

Ensuite, dans les années 1980, l’Inde entre en pleine phase de libéralisation et il apparaît de plus en plus au grand jour que les déplacements forcés ne sont pas assortis de « développement ». Si on a pu faire croire pendant longtemps que c’était pour le développement que l’on réalisait ces ouvrages et que tout le monde allait en bénéficier, cette justification ne fonctionne plus aussi bien dans les années 1980-1990. Toutes les années 1990 ont été très tendues en Inde, on a beaucoup de mobilisations, essentiellement d’inspiration socialiste et communiste. Les déplacements forcés vont alors commencer à attirer l’attention, notamment ceux qui ont lieu dans la vallée de la Narmada8 où sont réalisés de très nombreux aménagements hydrauliques. Un mouvement contestataire de grande ampleur va naître contre les projets de grands barrages dans cette région.

Pour ma part, je me pose la question « Les mouvements que j’ai étudiés sont-ils fondamentalement anti-barrages ? ». C’est compliqué, ce sont des mouvements de transformation sociale, il n’y a aucun doute là-dessus. Il n’y aucun doute non plus sur le fait que n’importe quel leader des populations déplacées au Maharashtra aurait préféré le développement de multiples petits projets agricoles que la construction d’un grand barrage. Cependant, Ambedkar9, qui est le héros populaire d’un certain nombre de ces mouvements, est historiquement une figure pro-barrage. Cette question des grands aménagements n’est jamais quelque chose de très net du point de vue de l’héritage socialiste et communiste, car énormément de leaders politiques des dominés étaient des « barragistes », des gens qui ont légitimé les barrages dans leurs histoires de vie. Aussi, la perspective gandhienne vient s’entrechoquer avec la perspective socialiste, ce qui produit quelque chose de très intéressant en Inde.

Selon vous, la lutte de la Narmada, à son « apogée » dans les années 1990, est « l’arbre qui cache la forêt », est-ce-que vous pouvez revenir sur les autres luttes anti-barrage qui ont eu lieu à cette époque en Inde ?

Dès les années 1970, on a notamment le mouvement du « Forum maharashtrien des paysans et des populations affectées par les barrages » qui est créé à l’initiative de plusieurs petites organisations rurales et politiques. Au cours de ces années-là, divers groupes de personnes issues des castes dominées du monde rural constituaient des petits partis politiques d’obédience communiste-révolutionnaire. Un des leaders de ce Forum est Bharat Patankar. Il fut à l’origine d’un parti politique toujours d’actualité nommé le Shramik Mukti Dal, la Ligue de Libération des Travailleurs, un parti social-communiste de la région de Satara-Pune (située à l’ouest du Maharastra) qui regroupe des luttes de paysans déplacés et non-déplacés. C’est un parti très en lien avec les populations rurales, déplacées ou non : contrairement à la mobilisation de la vallée de la Narmada, beaucoup plus médiatisée, il ne s’est pas juste appuyé sur les populations déplacées. Il convient également de savoir que Bharat Patankar est le fils d’un freedom fighter10 renommé qui fut assassiné au début des années 1950. Celui-ci avait créé une sorte de gouvernement parallèle dans la région de Satara-Pune, c’était un communiste, il fait partie d’une autre histoire de l’Inde, qu’on ne connaît pas aussi bien que l’histoire gandhienne. Ces mouvements communistes, dont le père de Bharat Patankar faisait partie, avaient énormément d’autonomie dans leur manière d’organiser les masses paysannes et les villages à l’époque. En conséquence, Bharat Patankar a grandi dans un milieu très politisé où le modèle d’alliance était en outre celui des basses castes et des intouchables. Ainsi, avec l’avancée de la construction des barrages au Maharastra, ces organisations politiques ont essayé de créer des alliances politiques entre les paysans déplacés et les autres. C’est cela qui a été le fort de ce mouvement, ils ont cherché à ne pas opposer, à ne pas laisser exister séparément des populations qui avaient des intérêts communs à s’allier pour régler un grand nombre de problème.

Une autre figure de ce Forum est Baba Adhav. Il a aujourd’hui environ 90 ans et a fait plus de 55 séjours en prison. Sa formation militante prend son origine dans les années 1950 lorsque, en tant que médecin, il séjourne régulièrement à Goa pour soigner les gens au moment de la lutte de libération de l’État de Goa (contre les portugais) au sein du Goa Mukti Andolan11. Cette lutte a été une sorte de pépinière militante pour beaucoup de personnes qui, comme Baba Adhav, vont ensuite réimporter ce bagage militant au Maharastra dans leur propre univers de pratique. Ce mouvement a ainsi essaimé au Maharastra sur les luttes liées aux questions foncières et aux questions d’eau. Ces luttes ne se sont pas cantonnées aux zones rurales mais ont très vite abouti à des alliances avec les populations urbaines. Ainsi, Baba Adhav crée en 1955 le fameux Hamal Panchâyat, le premier syndicat de portefaix en Inde, « les coolies », qui sont les personnes habillées en rouge dans les gares et qui portent les affaires des gens, mais qu’on retrouve aussi dans les grands marchés urbains. Il réalise assez vite que beaucoup de « coolies » sont des anciens ruraux déplacés à cause des barrages, et c’est à partir de là que se font les des jonctions entre les luttes rurales et urbaines.

Ainsi, la convergence de différentes causes a abouti à ce Forum où se mélangent luttes urbaines et luttes rurales. Cette mobilisation a été à l’origine de la première loi indienne sur la réhabilitation des populations déplacées de force. On entend plus parler de la mobilisation de la Narmada sur laquelle il y a eu un énorme effet de loupe, mais les premières lois sociales sur le déplacement et la réinstallation viennent en l’occurrence d’ailleurs.

Quelle est l’actualité des mouvements anti-barrages ?

Aujourd’hui, pour résumer, on peut dire que les luttes anti-barrages se sont déplacées vers le centre de l’Inde, tout simplement parce que les politiques de déplacement et de « développement » s’étendent aussi à l’Inde centrale, qu’il s’agisse de barrages dans la région du Vidarbha ou plus bas dans le nouvel état du Telangana, ce à quoi il faudrait ajouter le cas particulier des grands ouvrages hydroélectrique du Nord-Est de l’Inde. Tout cela génère donc des circulations militantes importantes. Très vite des liens se sont faits entre leaders de l’Ouest et du centre dans le cas d’espèce maharashtrien. Ainsi, les événements militants en Inde centrale sont souvent inaugurés par des leaders de l’Ouest, ce peut être des gens de la Narmada ou des gens comme Baba Adhav. On observe donc des alliances très intéressantes entre différents réseaux qui structurent fortement l’espace des mouvements sociaux indiens.

Existe-t-il des liens entre ces mouvements anti-barrages et les maoïstes naxalites ?

Ce sont des liens difficiles à établir, supposer ou prouver ; peut-être parce qu’ils n’existent plus tout simplement. Des liens ont vraisemblablement existé jusque dans les années 1990, jusqu’au moment où l’État indien a commencé à réprimer férocement les naxalites qui se réunifiaient progressivement après plus de deux décennies de factionnalisme interne. Les connexions ne sont aujourd’hui plus évidentes, on ne peut pas dire qu’il y ait un lien entre les mouvements de déplacés et les organisations maoïstes. Ce que l’État indien craint par excellence, c’est justement qu’une telle alliance entre ambdekaristes et maoïstes puisse advenir un jour, c’est à dire entre les intouchables urbains dominés et les luttes en milieu rural impliquant les populations tribales et les naxalites, d’où l’accusation de plus en plus usitée de « naxalisme urbain », catégorie nouvelle si je ne m’abuse servant à criminaliser les mouvements sociaux.

Ces alliances ont-elles une chance d’exister aujourd’hui ?

Il y a des tentatives, mais les personnes qui essaient d’agir pour une convergence sont parfois mises très vite en prison. C’est le cas de certains membres de la troupe artistique « Kabir Kala Manch », connue dans les milieux politisés à gauche de l’État du Maharastra. Cette troupe de chants populaires, qui s’est récemment divisée, fait de la médiation entre basses castes, intouchables et populations tribales, tout en revendiquant un socialisme accusé par le pouvoir d’être proche du communisme armée. D’autre part, il faut souligner que les ambedkaristes sont dans une forme légaliste de dissidence et n’ont donc aucunement intérêt à prendre les armes et à perdre les avantages obtenus, comme la discrimination positive. Pour certains, choisir la violence serait trahir Ambedkar, le héros des intouchables et le père de la constitution indienne. Enfin, les organisations maoïstes subissent depuis les années 1990 une très forte répression (disparitions, emprisonnements et exécutions extra-judiciaires) et, dans les faits, il n’y a pas vraiment d’alliances possibles avec d’autres organisations politiques légales. Les naxalites ont en face d’eux la deuxième plus grande armée du monde et, quantitativement, la première police au monde. Le nationalisme hindou au pouvoir utilise tous les moyens et est entré dans une phase de répression extrêmement dure et violente, il veut éradiquer la rébellion.

 

1 Date de l’indépendance de l’Inde

2 Weber Max, Hindouisme et Bouddhisme, Paris, Flammarion, 2003

3 Ce terme renvoie à Jawaharlal Nehru, figure de la lutte pour l’indépendance indienne puis premier ministre de l’Inde de 1947 à 1964 et initiateur de la Révolution verte.

4 La rébellion naxalite est une révolte paysanne maoïste qui éclata en 1967 dans plusieurs États de l’Inde avec pour revendication principale la réforme agraire. Aujourd’hui, les divers groupes révolutionnaires naxalites, en activité dans une quinzaine d’États de l’Inde, sont férocement combattu par les autorités qui qualifie le mouvement de « terroriste ».

5 Les dalits – ex-intouchables – du Maharashtra sont en grande partie bouddhistes depuis leur conversion en 1956 sous le leadership de Bhimrao Ambedkar, principal rédacteur de la constitution indienne.

6 Dalit est un terme d’origine marathi qui signifie littéralement « opprimé » ou « écrasé ». C’est le nom que se sont donnés les intouchables du Maharashtra à partir des années 1950 à l’initiative d’Ambedkar. L’ambition est de réunir tous les opprimés de l’Inde par un mode d’auto-désignation politisé.

7 Cali est une ville colombienne située dans le département de Valle del Cauca, au sud-ouest de Bogotá.

8 La Narmada est un fleuve traversant l’Inde d’est en ouest.

9 Bhimrao Ramji Ambedkar, principal leader intouchable lors du mouvement pour l’indépendance de l’Inde.

10 Nom donné aux indépendantistes indiens lors des luttes contre la tutelle coloniale.

11 Littéralement la « Résistance et Libération de Goa »

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