Title, subtitle, authors. Research in www.agter.org and in www.agter.asso.fr
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English version: Creating and securing ownership in Europe
Written by: Joseph Comby
Writing date:
Organizations: Association pour contribuer à l’Amélioration de la Gouvernance de la Terre, de l’Eau et des Ressources naturelles (AGTER), LandNet West Africa, Le Hub Rural - Appui au développement rural en Afrique de l’Ouest et du Centre (Le Hub Rural), Groupe de Recherche et d’Action sur le Foncier (GRAF), Réseau des Organisations Paysannes et des Producteurs Agricoles de l’Afrique de l’Ouest (ROPPA), Comité technique « Foncier et développement » (CTFD)
Type of document: Paper / Document for wide distribution
En Afrique, la plupart des acteurs pensent que le système des titres fonciers et de l’immatriculation des terres a été emprunté à l’Europe. En réalité, le système foncier introduit à la fin du XIXe siècle par les métropoles, dans leurs colonies respectives, n’a jamais été appliqué chez elles. L’objectif de cette fiche est de montrer comment l’Europe a pu créer et sécuriser son propre système de propriété à partir des anciens droits coutumiers, sans jamais recourir à l’immatriculation administrative des terres.
Un système de propriété opposé à celui introduit dans les colonies
En Europe comme en Afrique, chaque pays a ses particularités. Pourtant, les pays européens ont tous en commun de posséder un système de propriété qui n’a jamais été fondé ni sur l’immatriculation des terres ni sur la délivrance de titres fonciers par une administration.
En Afrique, c’est l’Administration publique (locale ou, plus souvent, nationale), héritière des administrations coloniales, qui décide de l’attribution de la qualité de « propriétaire ». Le système foncier colonial qui a servi de modèle aux autres, le « système Torrens », fut mis en place par l’Empire britannique en Australie en 1858 ; il allait encore plus loin puisqu’il niait l’existence de tout droit préalable à l’arrivée du colonisateur et confiait à l’Administration coloniale le soin de créer la propriété ex nihilo. Le but était de donner aux nouveaux colons ou aux compagnies commerciales des droits de propriété qui ne puissent pas être contestés.
Certes, les choses ont un peu évolué par la suite. Les administrations coloniales elles-mêmes, puis les États nationaux, ont progressivement admis qu’il fallait tenir compte de certains droits préexistants. Mais l’idée de base n’a pas changé : c’est l’Administration qui décide ou non de reconnaître les droits de propriété des uns ou des autres, à la suite de procédures plus ou moins longues et coûteuses.
En Europe, au contraire, aucune administration (ni aucun pouvoir politique) n’a jamais déterminé qui était propriétaire de quoi. Dans tous ces pays, le droit de propriété est une question privée, réglée entre personnes privées qui peuvent toujours s’adresser à l’arbitrage d’un tribunal s’il existe entre elles des querelles de voisinage ou de succession. Aucune parcelle n’est immatriculée. Personne n’a de « titre foncier », ni de « permis d’habiter », ni de « certificat foncier ». Le seul « papier » dont dispose chaque propriétaire, est une copie de l’acte d’achat de son terrain ou de l’acte de partage successoral. La propriété s’est fondée sur la « prescription acquisitive ».
Le principe pacificateur de la prescription acquisitive
En Europe, les droits sur le sol (droits de propriété proprement dits ou autres droits d’usage) ne sont fondés ni sur une décision administrative, ni sur la référence (par achat ou succession) à la lignée d’un Premier occupant ou d’un Premier défricheur. La propriété a été fondée sur la possession, c’est-à- dire sur un simple état de fait qui, parce qu’il n’avait été contesté par personne, est devenu au bout d’un certain délai, un état de droit. Ce n’est pas à l’occupant d’un terrain de prouver qu’il est propriétaire, c’est à celui qui le conteste de prouver que c’est lui et au-delà du « délai de prescription », le recours ne sera plus recevable par le tribunal. La loi fixe habituellement ce délai à trente ans, l’espace d’une génération. Cela revient à dire que les enfants ne peuvent pas ressusciter de vieilles querelles que leurs parents avaient choisi d’oublier. La prescription acquisitive a été un outil de pacification sociale dans des vieux pays qui ont connu guerres, invasions, massacres et révoltes. Aujourd’hui, il est rare que la prescription acquisitive ait encore à jouer. Chaque acte de vente ou de succession se contente de faire référence à « l’origine de propriété » résultant d’actes précédents, en remontant au moins trente ans en arrière, pour garantir parfaitement l’acquéreur. Comment ce droit s’est-il mis en place ?
Les droits de propriété, résultat d’accords entre les acteurs
Dans l’Europe ancienne, jusqu’au Moyen Âge, les vainqueurs des guerres se répartissaient le plus souvent le droit d’exploiter les populations paysannes qui, elles, restaient en place. L’histoire de la propriété en Europe a été l’histoire des conflits séculaires entre les lointains héritiers des conquérants qui cherchaient à obtenir davantage de leurs paysans et ces mêmes paysans qui, génération après génération, cherchaient à améliorer leurs conditions de vie. Pour calmer les conflits, de multiples compromis furent construits localement, en fixant les droits de chacun. D’une génération à l’autre, les paysans ont progressivement obtenu que le montant de leurs redevances aux seigneurs fonciers soit défi ni par écrit et non plus fixés arbitrairement. Ils se sont fait reconnaître le droit de transmettre leurs parcelles à leurs enfants. Puis ils ont même obtenu le droit de les vendre à d’autres paysans s’ils allaient, par exemple, s’installer en ville. De leur côté, les seigneurs fonciers ont commencé eux aussi à vendre leurs droits de percevoir les redevances des paysans à d’autres nobles, mais aussi à des marchands, voire à d’anciens paysans enrichis.
La rédaction des coutumes
Dans un contexte où les écrits étaient rares, tous ces arrangements n’étaient fondés que sur des consensus sociaux, formant des coutumes variables d’un lieu à l’autre. Il faudra attendre le début du XVIe siècle (et l’invention de l’imprimerie) pour que, sous l’impulsion des pouvoirs centraux, la rédaction des coutumes soit effectivement entreprise dans toutes les provinces et localités. Des assemblées locales de notables (souvent plusieurs centaines) étaient convoquées, parfois plusieurs années de suite, pour se mettre d’accord sur la rédaction de ces coutumes, en présence d’un représentant du pouvoir central. C’est ainsi que les règles du droit civil ont pris corps : règlement des successions, régimes matrimoniaux, nature des droits sur la terre, sur les prairies, sur les forêts, procédures des ventes, délais de prescription, définition des privilèges reconnus à certains groupes sociaux, etc. Ce qui deviendra la propriété paysanne apparaît d’abord comme un droit saisonnier ; chaque coutume fixe la date où l’usage de la terre redevient commun, après la récolte, et celle où cet usage redevient réservé au « propriétaire », au moment des semailles. En cas de vente, un droit de préemption dit « retrait féodal » est souvent prévu au bénéfice du « seigneur foncier » du village. En France, parmi une cinquantaine de coutumes principales, la coutume de Paris s’imposera, progressivement, comme la coutume de référence susceptible de suppléer aux silences ou aux contradictions des autres coutumes. Elle subira de multiples retouches avant de servir de base au futur Code civil dit « Code Napoléon ».
Évolution vers quatre grands systèmes fonciers
À partir de ce moule commun, des évolutions historiques différentes ont conduit à quatre grands modèles fonciers.
Le système anglais a évolué de manière relativement pacifique après des phases de forts conflits sociaux. Les anciens droits des seigneurs fonciers (Land Lords) se sont transformés en baux de très longue durée (de 150 ans, voire de 999 ans) avec des loyers modérés, faute de réactualisations. Plusieurs anciennes familles aristocratiques ont aujourd’hui des dizaines de milliers d’hectares qui ne leur rapportent pas grand-chose, sauf quand elles ont été urbanisées.
Le système français, lui, s’est transformé plus brutalement à l’occasion de la Révolution de 1789. La « propriété utile » du Paysan a confisqué la « propriété directe » du seigneur foncier. Dans le Code civil de 1804, il n’est plus question que de « la » propriété et « du » propriétaire. Et, pour rationnaliser la levée de l’impôt foncier (créé dès 1790 en remplacement des taxes seigneuriales), un cadastre général du pays a été réalisé en une quarantaine d’années avec la liste des propriétaires - contribuables. En fait, le Cadastre se contentait d’identifier le possesseur apparent de chaque parcelle (« Il faut que le Cadastre se borne à constater cette possession. Mon code fera le reste et à la seconde génération, il n’y aura plus de procès » écrivait Napoléon, en juillet 1807), à charge pour le possesseur s’il ne voulait pas payer l’impôt, de prouver qu’il n’était pas le propriétaire. Ce modèle sera exporté dans beaucoup de pays de l’Europe de l’Ouest.
Le système germanique est un perfectionnement du système français. La réalisation des cadastres y ayant été plus tardive, l’Empire allemand, à la fin du XIXe siècle, en a profité pour lui donner une valeur de preuve juridique (qu’il n’a toujours pas dans les pays latins). Quartier par quartier, village par village, la réalisation du Cadastre a été l’occasion de recenser, sous l’autorité d’un juge, tous les droits fonciers existants pour chaque numéro de parcelle et à les transcrire dans un « livre foncier ». Depuis, tout changement de propriétaire y est inscrit à son tour.
Le système russe qui se rencontrait dans l’Europe de l’Est avant la création du bloc soviétique, correspond à des régions où le système foncier rural, au lieu de se réformer grâce au renforcement progressif des droits des paysans, avait vu au contraire les seigneurs fonciers (les « Boyards » russes) se transformer en grands propriétaires, aux dépens de paysans privés de droits sur les meilleures terres.
La sécurisation des transactions a partout précédé la réalisation des cadastres
Dans un système où le droit de propriété est d’abord la protection d’une situation de fait (la possession), il n’y a pas besoin de cadastre pour en apporter la preuve du droit. Les terrains sont délimités par des arbres, des haies, des fossés, un chemin, etc. En cas de conflits entre voisins, on fait appel au témoignage des vieux. Et, en cas de vente, les actes de mutation, rédigés par l’écrivain public qui deviendra le futur « notaire », se contentent de décrire les limites du terrain et d’indiquer le nom de chacun des riverains. Le risque n’est pas tant la mauvaise délimitation du terrain, que sa vente à plusieurs personnes différentes. Des règles de publicité de la vente sont donc adoptées avec la convocation de nombreux témoins et, comme dans les pays musulmans à la même époque, apparaissent des notaires spécialisés qui rédigent les actes et en conservent des copies. Reste le risque que le même bien soit vendu à deux acheteurs, chez deux notaires, avec des témoins différents. C’est dans ce but qu’est organisée la conservation centralisée des actes. En France, la généralisation de la « Conservation des hypothèques » est assurée dès 1771 alors que la réalisation des premiers cadastres ne commencera que trente ans plus tard pour s’achever vers 1850.
Les impôts fonciers, tuteurs de la sécurisation foncière
L’existence d’un impôt foncier annuel est commune à presque tous les pays développés. Aujourd’hui, cet impôt est cependant moins élevé en Europe, où il est généralement calculé sur le revenu théorique de la terre, qu’en Amérique du Nord où il s’appuie sur les valeurs vénales (le montant qui pourrait être obtenu de la vente de la terre) réellement observées dans chaque secteur géographique. Historiquement, cet impôt a eu trois grands mérites.
Un mérite économique : taxés chaque année, les détenteurs de terrains qui n’ont pas vraiment l’usage de terres agricoles qu’ils ne cultivent pas, ou de terrains urbains qu’ils ne construisent pas, sont poussés à les céder à d’autres acteurs qui, eux, en auront vraiment l’usage, plutôt que de payer un impôt pour rien. Un mérite de moralisation : la propriété n’apparaît plus comme un simple privilège. Être propriétaire, c’est d’abord être contribuable. D’une certaine façon, « la propriété est payante ».
Un mérite de sécurisation juridique : chaque récépissé fiscal devient de facto une présomption de propriété ou au moins de possession. En outre, c’est souvent l’obligation de payer l’impôt qui pousse à mettre fin aux désaccords sur la propriété d’un terrain. On remarquera qu’à l’inverse de l’impôt foncier annuel, l’impôt sur les ventes tend, au contraire, à produire de l’insécurité juridique, particulièrement dans les pays pauvres où les acteurs auront toujours tendance à reporter à plus tard l’enregistrement d’une mutation afin d’échapper aux taxes.
Pour aller plus loin : www.comby-foncier.com