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English version: USA. Agricultural land and the law of the United States of America, origin of the Washington Consensus
Written by: Olivier Delahaye
Writing date:
Organizations: Institut de Recherche et d’Applications des Méthodes de Développement (IRAM), Réseau Agriculture Paysanne et Modernisation (APM), Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme (FPH)
Type of document: Scientific article
DELAHAYE, Olivier. Le foncier agricole aux États-Unis: le marché, les tribunaux, la loi et les origines de l’économie néo-institutionnelle. Société Française d’Économie Rurale : Face au droit rural et à ses pratiques, une approche conjointe des économistes, des juristes et des sociologues. L’Harmattan, Paris, 2001. pp. 191-198.
Les rapports du droit avec l’économie, en particulier en ce qui concerne le foncier agricole, aussi bien au niveau des propositions générales que de leur mise en œuvre pratique 1, sont bien différents aux États-Unis et en Europe continentale. Les origines de cette différence remontent aux fondements du droit anglo-saxon, mais elle exprime aussi les particularités de la formation de la propriété foncière aux États-Unis, où la terre a été dégagée au siècle dernier de la plus grande partie des rapports historiques qui déterminent sa propriété dans d’autres pays.
Cette situation particulière des États-Unis détermine les termes du « consensus de Washington », lequel inspire directement les politiques foncières orientées par les organismes multilatéraux dans les pays du Sud.
Les particularités de la réflexion sur le foncier agricole aux États-Unis
Depuis l’Indépendance jusqu’au début du XXe siècle, l’histoire des États-Unis y est perçue comme le produit d’une volonté commune d’établir une propriété foncière libre de tous liens féodaux ou communautaires (freehold estate), considérée comme la principale condition de la liberté et de la démocratie 2. L’existence d’une vaste étendue de terres dites « publiques » (omettant le fait qu’il s’agissait des terres des nations indiennes spoliées par les « traités » qui mirent fin aux guerres de conquête contre les autochtones) permettait l’établissement de cette « libre » propriété. Quand la disponibilité de terre publique s’amenuise, au début du XXe siècle, le marché devient la principale voie d’accès à la propriété. La réflexion sur le foncier rejoint alors le cadre général de la pensée économique dans un pays où l’opinion publique et les politiques officielles ont mis le marché sur un plan comparable, sinon supérieur, à celui du gouvernement, en tant qu’institution de contrôle social. Depuis ses origines, la réflexion sur le foncier aux EUA est donc centrée sur les processus d’allocation de la terre (par adjudication ou le marché), sans considérer les rapports sociaux qui lui sont propres: la réflexion sur la rente foncière agricole, caractéristique des situations de pénurie de terres, n’est guère pratiquée.
La question foncière agricole devient un objet de réflexion académique aux États-Unis à la fin du XIXe siècle, du fait de l’épuisement des terres publiques et de la fin de la guerre de Sécession, qui posait la question du destin du foncier des plantations du Sud. Le pourcentage de fermiers parmi les producteurs était passé de 25,6 % en 1880 à 42,4 % en 1930, le fermage devenant ainsi une étape dans l’accès à la propriété. Alors que jusqu’alors, le fermage avait été considéré comme contradictoire avec l’idéal d’un peuple de libres propriétaires fonciers, on inventa le concept de l’échelle agricole (agricultural ladder). Une personne capable et travailleuse pouvait arriver à la propriété en suivant différentes étapes, sans rencontrer l’obstacle d’une classe de propriétaires fonciers 3. Cette vision qui maintenait le mythe du libre accès à la terre né de la colonisation de l’Ouest resta dominante jusqu’aux années 40, quand bien même l’augmentation de la proportion de fermiers exprimait une réalité bien différente.
Lors du New Deal et de la seconde guerre mondiale (1933-1945), l’État devient un acteur essentiel de la scène foncière; il va intervenir directement le foncier par la mise en œuvre de différents programmes de conservation des sols, gel des terres arables, et développement rural 4. La seconde guerre mondiale va changer les priorités, tandis que des doutes se font jour quant à la validité de l’image de l’Agricultural Ladder: il devient difficile d’accéder à la propriété en montant les barreaux de l’échelle, à moins que l’on ne soit fils de propriétaire et c’est en fait par transmission familiale que l’on devient agriculteur propriétaire. Apparaît alors le New Agricultural Ladder, dans lequel la propriété est plus déterminée par l’origine sociale que par l’habilité individuelle pour grimper les échelons du Ladder. La proportion de fermiers parmi les agriculteurs baisse d’ailleurs à 19,8 % en 1959. Les programmes agraires du New Deal, mis en sommeil pendant la guerre, ne seront pas véritablement rétablis et la tenure agricole cessa d’être aux États-Unis un thème porteur pour la réflexion des économistes, tant du fait de la perception de la fin de la crise agricole que de l’importance économique en déclin de la terre agricole.
Droit, marché et régulation sociale aux EUA; naissance de l’économie institutionnelle
Lors de la Convention Constitutionnelle de 1787, Dickinson proclamait: « l’expérience doit être notre seul guide, la raison peut nous égarer ». Ce pragmatisme résolu s’exprime dans la place respective tenue par la loi et les tribunaux dans la régulation économique aux États-Unis. Alors qu’en France les lois tentent de statuer ex ante sur des situations prévisibles, les textes législatifs des États-Unis ont plutôt tendance à proposer des solutions a posteriori à des problèmes qui se sont déjà posés concrètement au niveau des tribunaux, ce qui donne un rôle important aux décisions judiciaires par rapport à la loi dans l’élaboration et l’application de la normative économique.
Ce fil conducteur pragmatique se retrouve dans la réflexion sur le foncier. Un bon exemple en est fourni par les énoncés des premiers économistes institutionnels, concernant en particulier le rôle respectif du marché et de l’État (ou, plus généralement, des institutions) qui ont inspiré les mesures agraires prises sous le New Deal.
John Commons, un des fondateurs de l’économie institutionnelle, place au centre de sa réflexion les working rules 5 qui régulent le fonctionnement de l’économie dans la pratique, et dont les modifications sont, selon lui, avalisées par les décisions de la Cour Suprême. Sur le plan foncier, la réflexion de Commons a inspiré Ely, créateur de la revue Journal of Land and Public Utility Economics (aujourd’hui Land Economics). Ronald Coase 6 est aussi représentatif de cette réflexion pragmatique reliant les décisions judiciaires avec la pratique quotidienne de l’économie. Commons et Coase considèrent la transaction comme un thème central de l’analyse économique. Il s’agit là d’un objet essentiellement concret, qui s’identifie à la pratique quotidienne des acteurs sociaux, beaucoup plus que l’offre et la demande de marchandises, objet de la réflexion des économistes classiques. La pratique de la transaction, sanctionnée par des décisions de justice lors de désaccords entre les partenaires, devient un lieu privilégié de l’observation des rapports entre le droit et l’économie. Ces premières propositions de l’économie institutionnelle ont été reprises par les différents courants des économistes néo institutionnels dont les traits essentiels en ce qui concerne le foncier sont les suivants :
1. La réflexion en termes de droits de propriété. Un exemple de cette réflexion institutionnelle liée à l’analyse des décisions de justice se trouve dans les formulations en termes de droits de propriété qui ont fait suite à l’article de Hardin (1968) sur la « tragédie des communs » qui considère « l’institution de la propriété privée couplée avec l’héritage légal » comme la seule alternative pour gérer efficacement les ressources limitées de l’humanité. Cet article a été à l’origine de la croyance répandue selon laquelle la propriété privée est nécessaire pour une efficace utilisation des ressources 7. La formation historique des droits de propriété aux Etats-Unis est l’objet de nombreuses études 8.
2. Les coûts de transaction. C’est l’approche qui découle le plus directement de l’analyse de Coase. L’existence du coût de transaction modifie certains aspects de l’approche classique de la régulation par le marché. Il est à l’origine d’avantages différentiels pour les agents. De Janvry, Sadoulet et Thorbecke 9 considèrent que « la communauté rurale est caractérisée par des marchés hautement imparfaits, avec de faibles coûts de transaction à l’intérieur, mais des coûts élevés vers l’extérieur ». Une telle approche apporte une explication des dysfonctions du marché au regard du modèle néo-classique. Elle conduit aussi, dans la pratique, à des orientations méthodologiques importantes menant à examiner le détail de chacune des étapes des différents types de transaction, selon les agents sociaux impliqués.
3. L’accent mis sur l’information. L’asymétrie informationnelle est une proposition parente de celle des coûts de transaction 10. Elle est basée sur le fait que les agents qui échangent sur le marché ne possèdent pas le même niveau d’information, ce qui est particulièrement important en matière foncière où la transparence est difficilement la règle. Les coûts de transaction différentiels et l’asymétrie informationnelle sont considérés comme étant à l’origine de la segmentation des marchés entre les différentes catégories d’agents.
Un impact décisif sur la vision que les organismes multilatéraux ont des problèmes fonciers
En termes généraux, les propositions concernant le foncier formulées dans le cadre des organismes multilatéraux se limitent aux aspects que nous venons d’évoquer et ne prennent pas directement en considération d’autres aspects essentiels, tels que l’importance des rapports de force dans la mise en œuvre des politiques foncières.
Les propositions néo-institutionnelles, nourries de la réflexion sur les situations domestiques des États-Unis, et en particulier de la prise en compte des décisions de justice, inspirent les mesures proposées pour le foncier par la plus grande partie des organismes multilatéraux de développement (Banque Mondiale, Banque Inter-américaine de Développement). Ces postulats, assumés par l’Agence de Développement International du gouvernement des États-Unis (USAID) et par une bonne part des universitaires américains, constituent ce que l’on a appelé le « Consensus de Washington » qui a dicté les grandes lignes des politiques foncières mises en œuvre dans la Tiers-Monde dans les années 1980 et 1990: accent mis sur le marché comme régulateur de la question foncière, remise en question les programmes de réforme agraire des années 60 et 70, retrait de l’État dans la mise en œuvre directe des programmes de développement rural, et renforcement des droits de propriété individuels.
Les évolutions récentes semblent revenir à une position moins extrême, visant à équilibrer les formes de redistribution foncière par le marché et par la réforme agraire. C’est le « post Washington Consensus » 11, qui propose une « réforme agraire assistée par le marché » et insiste sur des aspects négligés par les politiques antérieures du « tout-marché », tels qu’une formation modulée des droits de propriété.
1 avec des niveaux d’application très inégaux et une jurisprudence qui s’écarte souvent des règles du droit, suivant les situations régionales et les rapports de force
2 Toutefois, la pratique n’était pas en accord avec ces énoncés de principe d’un idéal de propriété démocratique. La politique foncière réelle incluait d’immenses concessions à des compagnies de chemin de fer ou autres, et des ventes à des spéculateurs.
3 l’agriculteur était supposé parcourir six étapes dans sa carrière : apprenti de ferme, ouvrier agricole, fermier, propriétaire cultivateur payant une hypothèque, propriétaire cultivateur sans hypothèque, et enfin propriétaire foncier retraité.
4 L’Agricultural Adjustment Act -AAA- gérait les pro-grammes de paiement aux producteurs en compensa¬tion de la réduction de leur superficie cultivée; la Resettlement Administration installa des familles pauvres sur deux millions d’hectares achetés par le gouvernement fédéral et se transforma en Farm Security Adminis¬tration, dont l’influence et les programmes devinrent vite margi-naux.
5 Il s’agit d’un concept proche de la définition ample du terme ‘institutions’, (voir Neale, 1987) qui recouvre non seulement les acteurs sociaux, mais aussi les normes formelles et informelles qui orientent leur comportement sur le marché.
6 Coase R. 1960. The Problem of Social Cost. The Journal of Law and Economics. 3(1):1-44.
7 Carter, Feder et Roth. Carter M. R. 1999. Old Questions and New Realities: Contemporary Land and Land Policy Research in Latin America. Congrès « Land in Latin America: New Context, New Claims, New Concepts ». Royal Tropical Institute. Amster-dam. 26/27-05-1999.
8 voir en particulier Anderson et Hill, qui proposent une méthode pour déterminer le moment où les coûts de la formalisa¬tion de la propriété foncière privée deviennent inférieurs aux bénéfices que l’on peut en attendre. Anderson T. et Hill P.J. 1976. The role of Private Property in the History of American Agriculture, 1776-1976. American Journal of Agricultural Economics. 58(5):937-945. Anderson T. et Hill P. J. 1990. The Race for Property Rights. The Journal of Law and Economics. 33:177-197.
9 Janvry, de A. Sadoulet E. et Thorbecke E. 1993. Introduction. World Development. 21(4):565-575.
10 Bardhan P. 1989. The New Institutional Economics and Development Theories: a Brief Critical Assessment. World Development 17(9):1389-1395.
11 Stiglitz, J. 1998. More Instruments and Broader Goals: Moving toward a Post-Washington Consensus. UNU/WIDER Annual Lecture. wider.unu.edu/stiglitz.htm