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Natural Resource Governance around the World

Hommage à René Dumont. L’optimisation de l’utilisation des ressources foncières

Une question stratégique de gouvernance, qui n’est plus seulement nationale, mais aussi locale, et mondiale

Written by: Michel Merlet

Writing date:

Organizations: Institut de Recherche et d’Applications des Méthodes de Développement (IRAM)

Type of document: Paper / Document for wide distribution

Documents of reference

Article publié dans « Un agronome dans son siècle. Actualité de René Dumont. » sous la coordination de Marc Dufumier. Karthala, INAPG, Association pour la création de la Fondation René Dumont (juin 2002)

Réforme agraire, par où commencer ?

En 1979, alors que se réunit à Rome une Conférence mondiale sur la Réforme Agraire au siège de la FAO, René Dumont publie pour Cérès, la revue de cette institution internationale, un court article intitulé « Réforme agraire: par où commencer? »

Ce texte qui peut passer pour un écrit mineur de l’agronome de la faim, qui a déjà écrit à cette date de très nombreux ouvrages sur le développement agricole et la réforme agraire, met très clairement l’accent sur trois points qui nous semblent aujourd’hui essentiels: l’intérêt de l’exploitation familiale, le lien qui existe entre la structuration sociale au niveau local la gestion du foncier et les aspects internationaux de la question agraire.

Après avoir constaté la répartition souvent très inégale des ressources rurales et de l’accès à la terre et ses conséquences (problèmes de malnutrition, faim, chômage, érosion et détérioration des ressources naturelles du fait de l’obligation pour les plus pauvres de cultiver des terres marginales), Dumont affirme que « Les petites exploitations produisent très généralement plus - ou même beaucoup plus - à l’hectare, que les grandes » et conclut « Tout ceci concourt à justifier certaines mesures de réforme agraire. »

Si cet article est intéressant, c’est peut-être parce qu’il se situe d’emblée en marge des débats qui ont dominé les cinquante années précédentes, ceux de la construction « du » socialisme 1, et dont on peut dire aujourd’hui qu’ils ont pollué la réflexion sur la réforme agraire en la reliant en permanence à la collectivisation, à l’établissement d’une économie planifiée et à l’affrontement entre les deux grands blocs politiques mondiaux.

L’article présente un certain nombre de mesures, que René Dumont appelle « de pré-réforme agraire », qu’il serait possible de mettre en place même quand les conditions politiques pour une réforme agraire véritable ne seraient pas remplies. Ces mesures, nous explique-t-il, bien que modestes « constitueraient un pas en avant très sensible tant pour la libération de la paysannerie que pour la production agricole ». Elles résultent de l’analyse de situations caractéristiques de trois grands groupes régionaux, l’Équateur pour l’Amérique Latine, la Haute Volta 2 pour l’Afrique tropicale, et l’Inde et le Bangladesh pour l’Asie méridionale.

Pour l’Équateur, les recommandations portent sur la mise en place d’un impôt foncier qui obligerait les latifundiaires à intensifier leur production ou à céder leurs terres, et l’établissement de mesures coercitives obligeant les propriétaires à intensifier l’usage des terres planes. Si ces deux mesures ne semblent pas aussi complexes que la mise en place d’une réforme agraire, l’auteur reconnaît qu’elles sont difficilement applicables par un gouvernement dominé par les propriétaires fonciers.

L’analyse de la situation en Haute Volta met en évidence la réduction de l’autorité des chefs de terre au profit de l’administration, et les conséquences que cela a en ce qui concerne la gestion de la fertilité des sols. Dans une situation où dominent les droits d’usage, mais où les terres commencent dans certaines régions à se vendre, Dumont recommande de renforcer l’autorité des communautés villageoises sur des terrains clairement délimités. Ceci implique un « réaménagement et un renforcement des communautés villageoises. La législation pourrait leur donner une personnalité juridique et les moyens d’exercer leur autorité sur leur terroir, y compris une activité économique. Un impôt local pourrait permettre à ces collectivités un aménagement progressif, une mise en valeur de leur terroir. » Dumont propose de transférer les crédits actuellement affectés aux organismes régionaux de développement à ces sortes de « Communes », et de confier parallèlement aux communautés pastorales les terroirs non cultivés, afin qu’elles aient intérêt à améliorer l’état des ressources fourragères.

En Inde et au Bangladesh, c’est aussi sur l’organisation économique et politique des populations à l’échelle du village que Dumont propose de centrer les efforts. En réorganisant le panchayat, l’autorité villageoise, Dumont suggère de développer des formes de crédit avec responsabilité collective de remboursement 3. Il suggère également de permettre au panchayat d’entreprendre des travaux d’intérêt collectif, en matière d’irrigation et de drainage et que soit rétabli à cet effet un impôt foncier au profit des collectivités locales.

Dans les trois contextes, l’alphabétisation et l’éducation des ruraux pourraient être réalisés à peu de frais, à condition de renoncer aux formes trop classiques d’écoles primaires, coûteuses et inadaptées. Pour Dumont, le succès de la réforme agraire passe par une révolution de l’éducation rurale, afin que celle ci permette de mettre en place des formes d’organisation sociales adaptées et originales. « La commune traditionnelle indienne de l’Équateur, le village traditionnel d’Afrique tropicale, le panchayat indien se gèrent avec moins de paperasserie et de bureaucratie que la coopérative occidentale. » On parlerait aujourd’hui de capital humain et de « social capital » 4.

Dumont conclut en soulignant les divergences d’intérêts dans les pays sous développés entre les minorités urbaines privilégiées et la paysannerie sur laquelle elles exercent leur domination. Il pointe alors du doigt la dimension internationale de cette question, mettant l’accent sur le risque d’une alliance entre ces élites nationales et les gouvernements des pays développés pour l’exploitation des ressources rares du Tiers Monde.

Toutes ces observations n’abordent pas la question de la réforme agraire en soi, mais une série d’aspects qui en sont indissociables. Les débats et les combats actuels, sur l’optimisation de l’utilisation des ressources foncières dans le monde, montrent qu’elles sont toujours étonnement modernes et actuelles.

Renforcer la structuration sociale et la gouvernance locale

Une des principales limites de nombreuses réformes agraires a été de ne pas permettre un approfondissement progressif des transformations agraires. Elles ont le plus souvent soustrait du marché les terres réformées, en les plaçant sous la protection de l’État, dans des régimes de tenure spécifiques. Les dynamiques de lutte sociale qui auraient pu faire évoluer les contradictions en faveur d’une répartition et d’une utilisation des ressources plus conformes avec l’intérêt des majorités s’en sont trouvées bloquées. Le poids de l’État dans les processus de transformation foncière n’a pas permis le développement d’organisations paysannes autonomes, ni le développement concomitant d’une capacité organisationnelle et sociale permettant de réguler le marché des droits sur la terre. Fondant son action sur le savoir technique et sur les bienfaits de la planification, et dans les pays socialistes sur les doctrines politiques laissant peu de place à la participation, les États ont inhibé dans la pratique la constitution d’une organisation sociale adaptée à la réalité et aux changements techniques et économiques. C’est ainsi que les transformations foncières pourtant radicales de la réforme agraire nicaraguayenne ont été remises en cause en quelques années seulement lorsque, du fait d’un changement de gouvernement, la « protection » de l’État disparut soudainement.

Tout se passe comme si entre marché et économie planifiée, il n’y avait aucun espace et comme si entre individus et État, il n’y avait aucun lieu pour la constitution d’instances intermédiaires de gouvernement. Dans de nombreuses réformes agraires, la dichotomie très réductrice entre collectif et individuel a donné lieu à de violents débats sur les modes d’attribution des terres. Or, la comparaison des systèmes fonciers de par le monde montre qu’il existe de très nombreuses combinaisons possibles, qui s’articulent sur des instances de pouvoir local.

Peu d’agronomes ont eu une connaissance aussi diversifiée des agricultures du monde que René Dumont. Il est intéressant, dès lors, de chercher dans quelle mesure il intégrait sa connaissance des différentes réalités dans son analyse des réformes agraires des pays sous développés 5.

Dans les années 40, la vision de Dumont sur les problèmes fonciers en France est liée à la position productiviste qui est alors la sienne. Dans Le Problème agricole français 6, il consacre tout un chapitre au remembrement, affirmant que « le champ doit être à la taille de l’outil ». « Un très rapide remembrement est pour notre économie agraire, donc pour la Nation, une question de vie ou de mort: entre l’agriculture française, qui ne pourra se replier derrière sa muraille de Chine, et ses concurrents, une course de vitesse dans la réduction des frais de culture est engagée: le remembrement, facilitant l’usage du matériel moderne, en est le facteur le plus important. » (Dumont R., 1946, p.222). Il va encore plus loin en préconisant la mise en place par les services techniques en collaboration avec les agriculteurs de véritables plans de production permettant une utilisation optimale des sols, non sans préciser toutefois que ceux-ci doivent pouvoir évoluer de façon souple. Cette recherche d’une optimisation de l’usage du sol est rendue difficile par les rapports de propriété existants. A chaque génération, avec les successions, ventes et achats, une partie du remembrement est à refaire. Dumont fait remarquer l’intérêt qu’il y aurait à accorder la priorité au producteur et non au propriétaire foncier, et reprend l’idée d’une commission cantonale qui aurait seule la responsabilité de gérer et de louer les terres des propriétaires non exploitants, de façon à en optimiser l’usage. Il fait même état de l’avantage du kolkhoze pour simplifier le remembrement et l’affectation des cultures, non sans préciser qu’ « il ne représente pas la solution unique » (Dumont R. 1946, p. 229-230).

Dans ce même ouvrage, Dumont insiste sur le pouvoir excessif du propriétaire terrien, et se félicite de l’amélioration du statut du fermage de 1945 7. Il n’hésite pas à remettre en question la vieille revendication socialiste, « la terre à celui qui la cultive » soulignant qu’ « il vaut mieux être fermier d’une ferme où l’on puisse vivre que propriétaire de terre où l’on meurt de faim » et l’intérêt qu’il y aurait pour la société à délivrer l’agriculteur de sa soif de terre, en lui permettant d’investir ses économies dans les améliorations foncières ou l’achat de machines. Ces observations n’ont pas vieilli et continuent de faire l’objet de réflexions aujourd’hui.

En 1964, au détour d’un ouvrage dont la finalité première était de réfléchir sur les transformations socialistes en URSS, Dumont, après avoir souligné le développement de l’agriculture de groupe, évoque pour la France la nécessité d’une « cantonalisation » progressive de la terre : « Le statut foncier laisse encore le propriétaire très libre d’user et d’abuser de son bien, malgré certaines restrictions insuffisantes. Le jeune agriculteur ne peut à la fois acheter une terre, dont la valeur ne cesse plus d’augmenter; et un matériel moderne, d’autant plus coûteux à l’hectare que sa ferme sera plus petite. Un but immédiat serait de permettre aux jeunes ruraux restant à la terre de cultiver en pleine sécurité une surface suffisante d’un fonds qui ne leur appartiendrait pas forcément. Ceci pourrait se réaliser par la création d’un Office national d’utilisation des terres agricoles. »

Cette idée, reprise par les projets sur les Offices Fonciers dans les années 80, prévoit la constitution d’une capacité locale de gestion des terres, indépendamment des droits des propriétaires. Une telle démarche revient à la mise en place de mécanismes de gouvernance locale d’un type nouveau pour gérer ce qui dans le sol constitue un bien commun. Soulignons qu’il ne s’agit pas d’une idée purement académique. En France, les luttes paysannes ont permis en 1960 la création des SAFER 8. La société rurale française réfléchit et travaille à la mise au point de nouvelles formes de structuration. Dumont va assez loin dans ses propositions, en insistant sur le caractère graduel et progressif des interventions qui pourraient permettre des constructions durables. L’Office commencerait par la gestion des terres incultes, puis contrôlerait les terres louées et en métayage. « Des sections cantonales autonomes, gérées par les cultivateurs, les représentants de l’État et des collectivités locales, pourraient modérer les taux de fermage et regrouper rationnellement les exploitations. » Puis dans une seconde étape, l’Office disposerait des terres des agriculteurs absentéistes, des terres de ceux dont le métier principal n’est pas l’agriculture, et contrôlerait « les terres cultivées en faire-valoir direct par leur propriétaire, mais sous exploitées, et reconnues telles par un jury de professionnels, comme celui qu’a institué la loi anglaise de 1938. Elles se verraient attribuées en location à des jeunes dont la capacité professionnelle aurait été au préalable reconnue. Seuls pourraient dans l’avenir, comme sur les polders des Pays Bas, devenir agriculteurs ceux qui auraient reçu la formation professionnelle nécessaire … . La concentration de l’exploitation étant désirable, mais pas celle de la propriété, la dotation de l’Office en propriété serait progressivement accrue par des droits de succession versés en nature, rapidement croissant avec la taille de la propriété. Ainsi, dès avant la fin de ce siècle, la grande majorité du sol français serait, non pas nationalisée, mais « cantonalisée » - de près on saura mieux la gérer - et confiée aux mains de la profession et des collectivités locales. » (Dumont R. 1964, p 301-302)

Dans les années 70, alors que René Dumont remet en question l’orientation productiviste de notre agriculture, il aborde de nouveau l’intérêt de l’instauration de structures collectives de gestion du foncier, les offices fonciers 9.

« Les SAFER doivent actuellement revendre assez vite les terres qu’elles achètent. Si elles pouvaient les louer, au moins à titre d’exemple, ou, en partie, en baux de longue durée, les agriculteurs auraient la sécurité de la jouissance, sans les charges de l’acquisition forcée. Une première mesure donnerait à la profession organisée le contrôle des attributions de terre, et d’abord de l’application du statut du fermage, des cumuls, des ventes d’herbe, etc. Elle aurait aussi à contrôler toutes les transactions, en liaison avec les SAFER, pour éviter l’accaparement de la terre par les non-agricoles; et les cumuls, notamment ceux des gros céréaliers. On pourrait envisager ensuite le monopole d’achat par les communes ou groupement de communes, qui deviendraient ainsi progressivement, en l’espace de deux ou trois générations, les propriétaires presque uniques des sols agricoles - délimités par un plan d’occupation des sols. Les agriculteurs deviendraient alors les fermiers d’un propriétaire collectif; et les groupements agricoles fonciers, cantonaux ou communaux choisiraient ces locataires en fonction des besoins des jeunes, de la réduction des inégalités, mais aussi des capacités des chefs d’exploitation, de la bonne utilisation des sols. Attention à ne pas diminuer, par une trop grande sécurité, qui ne serait pas toujours justifiée, l’efficacité de la production. » (Dumont R. et de Ravignan F. 1977, p .273-274)

Ces préoccupations se retrouvent dans certaines recommandations de René Dumont pour les pays du Sud, mais seulement, de façon ponctuelle. Par exemple, lorsqu’il travaille le cas de l’Égypte, Dumont souligne la nécessité des structures agraires réformées de pouvoir évoluer, et souligne que redistribution et accès sécurisé au foncier ne passent pas nécessairement par la propriété privée. Il fait référence à la construction d’instances structurant la société rurale, en mentionnant les coopératives : « L’attribution en propriété donne la sécurité, ce qui favorise les investissements, mais nullement la mobilité. On comprend que l’attribution ait été faite en propriété dans le cas des terres expropriées par la Réforme Agraire, pour satisfaire les aspirations séculaires des paysans sans terres. Dans le cas de colonisation de terres nouvelles, … nous conseillons l’attribution préférentielle des lots aux minifundiaires bons cultivateurs des régions surpeuplées, … . Pour concilier la sécurité avec la mobilité de la tenure, une location garantie de longue durée paraît être souvent la meilleure solution …. Cette propriété collective, associée à l’exploitation individuelle, sous encadrement coopératif, pourrait être considérée comme une forme de transition vers le socialisme. Elle permettrait le réajustement assez fréquent de la taille d’exploitation, avec l’évolution des techniques, sinon même avec les forces de travail d’une famille. » (Dumont R. 1968)

Un très grand nombre de travaux de Dumont portent sur les réformes agraires dans des contextes variés: pays socialistes d’Europe de l’Est (URSS, Hongrie, Tchécoslovaquie, …), bassin méditerranéen (Égypte, Maroc, Algérie), Amérique Latine (Mexique, Brésil, Colombie, Nicaragua, etc), et Asie (Inde, Vietnam, Chine).

Il critique dans les pays de l’Est les excès de la collectivisation forcée, les trop grandes fermes d’État, et analyse la phase précédant la collectivisation dans des textes moins connus mais toujours très intéressants.

Il insiste à maintes reprises sur les insuffisances de bon nombre de réformes agraires d’Amérique Latine, sur leur récupération et sabotage par les élites nationales en particulier dans son ouvrage sur le « mal-développement » en Amérique Latine. Malgré sa connaissance des expériences françaises d’intervention d’organisations paysannes sur les marchés fonciers, nous n’avons pas trouvé de recommandation de René Dumont portant sur le contrôle des marchés fonciers: si la construction d’une capacité sociale de gestion des ressources communes n’est pas absente de sa réflexion, ce sujet n’est pas directement abordé. Très souvent, comme le signale Dumont pour l’ejido mexicain 10, un discours dogmatique inapplicable complique l’institutionnalisation des nouvelles pratiques sociales et bloque leurs possibilités d’évolution et de perfectionnement 11. On pourrait multiplier les exemples: au Nicaragua, la flexibilité pragmatique d’organisation des coopératives de production n’a pas suffi en soi à générer une capacité sociale de gestion des ressources foncières communes; elle est restée informelle voire clandestine, et le discours politique diabolisant la production individuelle a nié toute reconnaissance sociale de multiples formes embryonnaires innovantes d’organisation. Plus encore que l’innovation technique, l’innovation sociale a besoin de conditions appropriées et de mécanismes adaptés pour pouvoir être testée, validée et se développer au rythme de plus en plus accéléré qu’exige le développement économique et technologique.

L’agriculture comparée empirique, même fondée sur une exceptionnelle connaissance personnelle du monde, a ses limites. Les recommandations de Dumont ne prennent souvent tout leur sens pour les lecteurs que des années plus tard, lorsque les faits lui ont donné raison.

Dumont fait preuve d’une lucidité remarquable quand il écrit en 1980 au Nicaragua qu’entre la ferme d’État qui a plus ou moins échoué à travers le monde, le latifundium abusif et la petite paysannerie trop peu productive, il lui semble qu’il y a de la place, au moins pour une période de transition qui pourrait durer assez longtemps, pour une moyenne paysannerie plus efficiente et plus productive. Il faudra attendre plusieurs années pour que l’on reconnaisse l’importance que jouait déjà à l’époque ce groupe de producteurs de taille moyenne dans les régions de l’intérieur 12. Dès 1980, Dumont évoque la nécessité d’« établir une civilisation paysanne », de ne plus donner la priorité absolue aux cultures d’exportation, d’améliorer l’outillage des producteurs sans céder à la « tentation « diabolique » d’une mécanisation et d’une chimisation accrue » qui enfoncerait le Nicaragua dans le « mal-développement » 13. Il termine son rapport avec son insolence habituelle en conseillant fort justement aux responsables Nicaraguayens de ne pas prendre leurs décisions sans consulter réellement les principaux intéressés, paysans et ouvriers agricoles. (Dumont R. 1980).

Si, par delà ses provocations, Dumont n’est le plus souvent pas compris, c’est parce qu’il n’est pas simple d’intégrer l’expérience des autres, de ces ailleurs qui semblent en tout point différents au contexte que l’on connaît. Cela demande une grille de lecture, des bases théoriques susceptibles de faire le lien entre ces réalités 13. C’est aussi parce que les intérêts de nombreux dirigeants n’étaient pas ceux que l’on croyait 14. Si le rôle de « conseiller du prince » est nécessaire, il ne peut être suffisant. C’est aussi et surtout au niveau des paysans qu’il convient de tisser des liens et de construire des alternatives. Lorsque René Dumont, avec une grande lucidité, centre ses recommandations à la FAO en 1977 sur ce que nous appellerions aujourd’hui le renforcement des structures de gouvernance locale et de gestion des ressources communes, il démontre avoir conscience d’un problème de fonds des sociétés rurales, quand bien même il ait peu approfondi ce sujet dans ses travaux 15. Il est aujourd’hui non seulement possible mais indispensable d’étendre aux réformes agraires, et d’une façon plus générale aux politiques de gestion du foncier, l’analyse qu’il appliquait aux situations « de pré réforme agraire ». On ne peut laisser aux seuls États le soin de les définir et de les appliquer. Ces politiques ont besoin, pour durer, de s’ancrer sur des nouvelles formes d’organisation et de structuration sociales au niveau local, et de s’appuyer sur un rôle beaucoup plus protagoniste des organisations de producteurs.

Mais les interventions au niveau local ne peuvent suffire aujourd’hui à changer les rapports de force. Intervenir au niveau planétaire constitue l’autre défi auquel nous invitait déjà René Dumont avec tant de conviction.

la question foncière n’est plus seulement nationale, mais aussi mondiale

Il n’est plus possible aujourd’hui de limiter la réflexion sur l’optimisation de l’accès aux ressources naturelles et foncières au seul niveau des États nationaux, qui était traditionnellement celui de l’élaboration des politiques.

Depuis très longtemps et bien avant que cela ne devienne une évidence, Dumont était conscient de l’interdépendance des développements des grandes régions du monde 16. En tant que consultant international, c’est avant tout aux gouvernants qu’il s’adressait, avec une franchise qui lui fera de nombreux ennemis. Profondément conscient qu’un agronome honnête et responsable ne peut en rester là, il interpelle très tôt le grand public par ses livres, dénonce et crée avant même l’écologie politique, une agronomie politique, consciente de ses responsabilités, et se transforme en pionnier d’une réflexion planétaire. La Chaire d’Agriculture Comparée de l’Institut National Agronomique qu’il dirige, et que reprend et développe après lui Marcel Mazoyer, devient une école de pensée critique où se forment au cours des 25 dernières années nombre de ceux qui aujourd’hui continuent le combat initié par René Dumont.

La construction de nouveaux mécanismes de gouvernance ne peut plus se faire aujourd’hui au seul niveau des États. Avec la libéralisation et la généralisation des échanges, la dérégulation et la soumission de la plupart des activités humaines aux lois du marché, nous vivons une crise de nature similaire à celle qui a secoué le monde dans les années 30. L’économiste et anthropologue Karl Polanyi a brillamment montré comment la dérégulation de l’économie mondiale au dix neuvième et au début du vingtième siècle avait débouché non seulement sur la crise de 1929, mais sur la montée du fascisme et sur un conflit armé mondial. Chercher à traiter les phénomènes économiques indépendamment de la société, comme constituant à eux seuls un système distinct auquel tout le reste du social devrait être soumis, est une illusion dont les conséquences dramatiques et les dangers, déjà patents il y a cinquante ans, apparaissent aujourd’hui sous des formes nouvelles et encore plus inquiétantes et font peser une menace croissante sur l’avenir de l’humanité.

Marcel Mazoyer soulignait récemment au Forum Social Mondial 17que la ruine de milliards de paysans pauvres de par le monde constitue un des éléments constitutifs de cette crise mondiale: des paysans ruinés par la concurrence (directe ou indirecte) d’agricultures d’autres régions du monde dont la productivité peut être plusieurs centaines de fois supérieure à la leur. Nous sommes tous concernés par cette situation qui s’accélère encore avec l’évolution de la structure agraire des anciens pays socialistes et celle des latifundia modernisés des pays du Sud. En utilisant les techniques les plus modernes (en alliance avec quelques sociétés transnationales qui ont entrepris, avec la diffusion des organismes génétiquement modifiés, de s’approprier l’essentiel du vivant agricole) ces exploitations provoquent une croissante dévalorisation du travail agricole, expulsent vers les banlieues des mégapoles des millions de paysans paupérisés et inondent le marché mondial de produits à des prix tellement bas que même la production moderne des producteurs des pays développés s’en trouve aujourd’hui directement menacée. Tandis que les paysans sombrent dans la misère, les savoirs et les modes d’organisation des sociétés rurales qui étaient les leurs disparaissent irréversiblement, en même temps que la biodiversité des milieux qu’ils utilisent.

Une grande proportion de ces paysans paupérisés n’a pas accès à la terre en quantité suffisante, ou souffre la spoliation des droits coutumiers de leurs parents sur la terre. La question foncière devient dès lors une des grandes questions mondiales 18, indissociable de la stagnation de la demande solvable au niveau planétaire dont l’économie capitaliste dans son ensemble commence à souffrir et de la montée des terrorismes. Ce n’est pas par hasard si on trouve souvent dans les conditionnalités imposées aux États lors de la mise en œuvre des plans d’ajustement des aspects liés à la question foncière.

Mais celles-ci, loin de s’attaquer aux racines des problèmes, les aggravent bien souvent 19.

Si le travail d’expert est toujours nécessaire, il n’est plus suffisant. Pour pouvoir changer les rapports de force, il convient aujourd’hui de construire de nouvelles alliances, non plus seulement au niveau des États, mais par delà les frontières nationales. La mobilisation des sociétés civiles et des organisations paysannes se situe désormais au niveau planétaire: projection internationale des luttes d’organisations paysannes nationales 20, naissance d’organisations mondiales comme « Via Campesina », grands rassemblements anti-mondialisation, Forum Social Mondial. Un très important effort d’analyse, de proposition et d’alliances planétaires reste à faire, sans équivalent dans l’histoire humaine. C’est dans l’urgence que nous devons construire des alternatives, en mettant en perspective l’expérience mondiale, en observant et en recherchant comment préserver la diversité, en faisant une critique sans complaisance tant des échecs que des réussites du passé 21.

Poursuivre le travail que René Dumont a initié, en l’élargissant aux organisations de producteurs et aux organisations citoyennes, est sans nul doute le meilleur hommage que l’on puisse aujourd’hui lui faire.

Michel Merlet est ingénieur agronome. Il travaillait comme chargé de programme à l’IRAM lorsqu’il a rédigé cet article. La création quelques années plus tard de l’association AGTER, dont il a pris l’initiative, s’inscrit dans la continuité de la réflexion et des actions auxquelles cet article fait référence.

1Dumont écrit dans la conclusion de son ouvrage « Agronome de la faim », « Ce qui me ramène à ma quête du Graal, menée depuis un bon demi-siècle, déjà : celle d’un socialisme … comment dirais-je ? « Vrai » ne serait nullement satisfaisant; « humain » reste équivoque; je préfère imparfait, donc susceptible d’une amélioration permanente. J’avais d’abord écrit « révisionniste », mais cela me classait aussitôt sur les bancs de l’hérésie. Dans le fond, ce doit bien être là ma place, je sens trop le soufre. » . Il continue un peu plus loin en soulignant « La recherche d’un socialisme , ai-je écrit; et non pas du socialisme, comme disent volontiers ceux qui prétendent avoir trouvé le seul, l’unique, le vrai. » (R.Dumont, 1974. p. 373-374).

2Aujourd’hui, le Burkina Faso.

3Comme dans le système allemand Raiffeissen.

4Que nous traduirions plutôt par capital sociétal, le terme capital social ayant un autre sens en français.

5Ce travail ne constitue qu’un premier pas. Il n’est ni systématique ni exhaustif, mais donne toutefois quelques indications intéressantes. La quantité de travaux, livres, rapports qu’il aurait fallu réviser pour un travail plus approfondi était beaucoup trop importante pour pouvoir être entreprise dans le cadre de ce travail.

6un ouvrage dont Dumont soulignera plus tard les limites, comme il le fera d’ailleurs souvent, mettant en évidence le caractère dynamique de sa réflexion. Dumont reconnaît que la perception qu’il avait alors des problèmes de l’agriculture était insuffisante. « En 1944-1950, le problème agricole français me paraissait simple; je n’en voyais pas toute la complexité, et je proposais des solutions à dominance technique.(…) En 1976, le problème nous paraît au contraire d’une redoutable complexité. (…) la croissance la plus oubliée, mais non la moindre, a été celle des inégalités » (Dumont R. et de Ravignan F. 1977, p.259).

7Statut qui accorde plus de droits au producteur, permettant une meilleure indemnisation des plus-values et le droit à la prorogation du contrat.

8Société d’Aménagement Foncier et d’Établissement Rural. Ce sont des instances paritaires (État, profession agricole) dont le rôle est d’intervenir sur les marchés fonciers, en contrôlant la concentration des terres libérées par la disparition des petites exploitations et en évitant les « cumuls » de terres. En 1962, le système sera perfectionné par l’incorporation d’un droit de préemption de ces instances dans les achats et ventes de terres sur leur territoire d’intervention. Elles interviennent également en contrôlant l’évolution du prix de la terre. Bien que faisant l’objet de nombreuses critiques dans leur fonctionnement, elles constituent un outil original de grand intérêt en établissant un contrôle des organisations de producteur sur le marché de la terre.

9Paraîtra la même année l’ouvrage d’Edgar Pisani, préfacé par Michel Rocard, Utopie foncière qui propose une série de changements profonds de la gestion de la propriété. D’importantes discussions se développent alors sur ce thème au sein des organisations paysannes. Le projet d’établissement d’Offices Fonciers, repris par le programme de la gauche, sera finalement abandonné. La Société Civile des Terres du Larzac, résultat de la lutte exemplaire des paysans contre l’expansion du camp militaire, et dont certains protagonistes, parmi lesquels José Bové, participent à l’élaboration de propositions pour une autre politiques foncière (Une autre politique foncière applicable immédiatement à toutes les exploitations agricoles CNSTP, 1982) constitue en quelque sorte un premier exemple d’un mécanisme de type « office foncier ».

10L’ejido mexicain constitue un mode original de tenure foncière mis en place par la réforme agraire dans lequel les terres sont attribuées collectivement à un groupe de paysans revendiquant une dotation foncière. L’assemblée ejidal est responsable de leur gestion. Les parcelles, inaliénables, peuvent être attribuées individuellement à chaque membre de l’ejido ou conservées indivises pour un usage commun. Les droits d’usufruit sont transmissibles par héritage à un descendant de chaque bénéficiaire et un seul. Voir l’article d’Hubert Cochet dans ce même ouvrage sur le Mexique.

11Le cas de l’ejido mexicain et de son évolution aurait été très intéressant à regarder de près, puisqu’il s’agissait d’un système combinant des tenures individuelles ou collectives et un mécanisme de gouvernance locale au niveau d’un territoire : Dumont n’ignore pas le sujet, mais ne l’approfondit pas.

12Quand il propose de vendre à crédit des domaines de taille moyenne aux gérants (mandadores) des grandes fermes absentéistes, personne ne le suit ni ne comprend ce qu’il veut dire. C’était pourtant reconnaître déjà que certaines interventions sur le marché foncier pouvaient être souhaitables.

13De même, les doutes émis en 1981 par R. Dumont sur la pertinence de l’installation d’une sucrerie géante appuyée par la coopération cubaine se sont avérés tout à fait justifiés. L’usine du TIMAL, fleuron de la révolution sandiniste, en cessation de paiement, a fermé en 2001 et a été démantelée. (Denis Pommier: communication personnelle).

13Grâce aux travaux des enseignants et chercheurs de la Chaire d’Agriculture Comparée et Développement Agricole qui ont pris la suite de René Dumont, Marcel Mazoyer, Marc Dufumier, et bien d’autres, l’essentiel de ce cadre théorique nécessaire est aujourd’hui disponible.

14En ce sens le Nicaragua n’est qu’un exemple parmi bien d’autres.

15Peut-être parce que l’observation des mécanismes d’organisation sociale peut difficilement être faite par le biais d’enquêtes de terrain rapides, qui constituent l’outil de base du travail de terrain de l’agronome en mission courte.

16Dumont ne disait-il pas dès 1953 que l’avenir du monde était lié … à la réalisation de réelles réformes agraires aux Indes et en revenant de Chine en 1956 que l’importance des progrès agricoles chinois, concernait non seulement la Chine mais le monde. (Dumont R. 1960, p.430)

17En conférence plénière et lors des ateliers sur les questions foncières que l’IRAM et les réseaux Agriculture Paysanne et Mondialisation ont organisé en 2001 avec la CONTAG, puissante organisation paysanne brésilienne et en 2002 avec le mouvement mondial paysan « Via Campesina ».

18Tout comme le sont la régulation du commerce mondial, la préservation des équilibres écologiques au niveau planétaire, la privatisation du vivant, …

19La sécurisation du foncier ne peut passer par la seule privatisation, malgré les sommes considérables prêtées ou données aux pays par les institutions financières internationales pour mettre en place des cadastres, et l’optimisation de la répartition des ressources foncières ne peut être atteinte par la substitution de la réforme agraire par des mécanismes de marché.

20Comme la Confédération Paysanne par exemple.

21Les ateliers sur les politiques foncières que nous avons organisés avec les réseaux de chercheurs et de dirigeants paysans d’Agriculture Paysanne et Mondialisation et avec Via Campesina, à Porto Alegre et à La Havane en 2001 et 2002 s’inscrivent dans cette perspective. Ce n’est pas un hasard si un certain nombre des personnes engagées dans ce processus ont connu René Dumont et travaillé d’une façon ou d’une autre avec lui. (Marcel Mazoyer, Jacques Chonchol, Dao Thê Tuân, José Bové, pour ne citer que les plus connus.)

Bibliography

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