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Une synthèse à partir de « La terre de l’autre. Une anthropologie des régimes d’appropriation foncière »
Written by: Michel Merlet, Étienne Le Roy
Writing date:
Organizations: Association pour contribuer à l’Amélioration de la Gouvernance de la Terre, de l’Eau et des Ressources naturelles (AGTER)
Type of document: Paper / Document for wide distribution
Le Roy, Étienne. La terre de l’autre. Une anthropologie des régimes d’appropriation foncière. LGDJ. Lextenso Editions, 2011. 441 pages.
Les cinq modèles de représentations d’espaces que nous présente É. Le Roy aident à mieux comprendre les logiques et les rationalités de « l’autre », c’est-à-dire des populations qui ont élaboré des visions du monde et des pratiques très différentes de celles que nous connaissons dans le monde qu’on dit « développé » et qui sont aujourd’hui très souvent profondément menacées dans leur spécificité et leur culture par la mondialisation.
Ces cinq représentations, nous dit-il, « sont susceptibles de se retrouver dans toutes les sociétés et à toutes les phases de leur histoire », mais, « vraisemblablement, aucune société ne les développe et ne les associe de la même façon ». Et il est possible que l’on puisse en identifier d’autres.
C’est essentiel pour percevoir la profondeur du bouleversement qu’introduisent les propositions de sécurisation du foncier par les titres fonciers et la propriété qui sont imposées partout dans le monde par les organisations internationales et les États.
C’est aussi tout à fait fondamental pour raisonner avec les habitants comment peuvent se mettre en place des processus de construction depuis le bas de nouvelles formes de gouvernance, qui préservent les intérêts des populations locales, indigènes ou non, et ne détruisent pas les ressources naturelles qui constituent la base de leur survie (et de notre survie) dans le temps long. De nouvelles formes de gouvernance qui sont nécessaires aux différentes échelles, depuis le niveau local jusqu’au niveau mondial, en passant par le niveau national.
J’avais évoqué avec Étienne Le Roy en 2017 le besoin de présenter ses analyses des représentations d’espaces de façon accessible à un public plus large, une proposition qu’il partageait. Je n’ai pu mener à bien ce projet que 3 années après sa disparition, mais je suis heureux de publier aujourd’hui enfin cette petite synthèse, en espérant être aussi fidèle que possible à ses analyses.
Michel Merlet
Synthèse et commentaires réalisés à partir du Chapitre 1 de la Partie I de : Le Roy, E. (2011). La terre de l’autre. Une anthropologie des régimes d’appropriation foncière 1
Remarque liminaire
Dans cette synthèse, nous nous limiterons au contenu du chapitre 1 de la première partie de La terre de l’autre, Les représentations d’espaces et les usages qu’elles autorisent. Le chapitre 2 traite des différentes manières qu’ont les sociétés humaines de se représenter symboliquement l’appropriation de la terre et ses matérialisations. Ces deux chapitres permettent de situer les recherches de l’auteur dans une problématique plus vaste qui remet en cause « La propriété privée » et « Le droit », relevant du pluralisme juridique. Pour en faciliter la compréhension, nous avons incorporé un encadré sur les maîtrises foncières, un concept central de l’auteur qui est développé dans le chapitre 7, mais mentionné dans la description des représentations d’espaces.
C’est en partant de l’observation des différentes représentations que les sociétés associent à la terre qu’Etienne Le Roy construit l’analyse qu’il présente dans La terre de l’autre, une anthropologie des régimes d’appropriation foncière. Il nous raconte comment il a initié son raisonnement, en partant des travaux de Paul Bohannan 2 et de ses propres terrains d’étude, en Afrique (Sénégal, Comores, Madagascar, Mali, Burkina Faso, Niger), en France et en Amérique (Peuples indigènes du Canada en particulier). É. Le Roy constate que « ni la carte géographique ou le cadastre, ni le droit de propriété et ses démembrements n’ont la généralité qu’on leur prête 3» et nous explique qu’il cherche à « libérer les recherches foncières de leurs attaches occidentales initiales » 4.
É. Le Roy va d’abord décrire deux premières représentations d’espaces, la représentation « topocentrique » (de topos : lieu) et la représentation « géométrique » (de geometria, arpentage, mesure). L’observation des sociétés pastorales le conduira ensuite à décrire une troisième forme qui est liée à la connaissance des cheminements, la représentation « odologique » (de odos la voie, le chemin et logos le savoir). Ces trois premières représentations sont devenues « classiques » en anthropologie, comme l’a souligné Jean Pierre Chauveau lors de la présentation du livre La terre de l’autre en 2012 5.
É. Le Roy sera ensuite amené à en ajouter deux autres, « deux représentations contraires de deshumanisation et d’humanisation de l’étendue ». Il les nomme respectivement « hiéronomique » (de hieros : coupé, sacré et nomos : espace et normes) pour décrire un processus de sanctuarisation, et « de territoire » pour faire référence à « un processus d’humanisation progressive de l’étendue, faisant passer de l’exercice d’un droit d’accès sur un espace ‘’ouvert’’ à des formes d’organisation qui ne sont pas seulement foncières mais aussi politiques, liées à l’exercice d’un pouvoir d’autorité sur les hommes et, par ceux-ci, sur les terres et leurs ressources ».
Nous reprenons ci-dessous chacune d’entre elles, en soulignant leurs principales caractéristiques et en faisant le lien avec les usages qui s’y rattachent. Notons dès à présent qu’il s’agit de modèles théoriques. Dans un pays, à un moment donné, les populations peuvent utiliser des représentations qui combinent plusieurs de ces modèles. É. Le Roy explique : « À partir de la fin des années 1990, j’avais déjà vérifié que les trois représentations sur lesquelles je travaille alors sont connues de toutes les sociétés sur lesquelles j’ai des informations et que chaque société en aménage les rapports selon un dispositif à chaque fois original, fruit de son histoire interne et de son insertion régionale » 6.
Ainsi, les représentations et les combinaisons de modèles de représentation de l’espace sont le produit de l’histoire et évoluent au cours du temps. C’est compréhensible, puisque que le rapport des populations avec le milieu naturel se transforme en permanence (systèmes pastoraux, systèmes agricoles, …), et que les rapports et les échanges entre différents groupes humains changent également dans la durée. Nous verrons pourquoi ces évolutions des représentations sont importantes, après avoir explicité le lien qui existe entre les modèles de représentation et « les usages qu’elles autorisent ». C’est là un de apports importants d’E. Le Roy, au croisement entre, d’une part, l’analyse anthropologique des pratiques productives, agricoles, pastorales, forestières, ou de chasse, cueillette et pêche des populations qui les utilisent, de leurs formes d’organisation sociale et de leurs imaginaires et conceptualisations, et d’autre part, l’analyse dans le cadre du pluralisme juridique des différentes formes de juridicité, terme qu’il préfère à celui de droit, trop lié à la vision centraliste du droit des sociétés occidentales.
L’importance de cette mise en perspective pour les « acteurs du développement », nationaux et internationaux, est considérable : elle conduit à s’interroger sur le sens et les implications des politiques foncières importées qui prétendent augmenter la sécurité des droits des habitants sur les terres qu’ils occupent en généralisant des « titres de propriété » et des « cadastres » qui s’appuient sur une représentation des espaces souvent totalement étrangère aux pratiques et aux modalités de gouvernance du foncier des populations concernées. Un dialogue de sourds s’instaure alors entre communautés locales et intervenants externes (nationaux ou internationaux). Comment traduire dans la langue et les imaginaires des populations concernées des concepts et des pratiques qui n’existent pas dans leur propre société ? Réciproquement, pour des agents de développement externes, comment comprendre des situations qui ne répondent en rien aux règles et aux imaginaires qu’ils connaissent ? C’est alors le plus souvent la vision des groupes dominants qui s’impose, entrainant de profondes transformations des sociétés locales, lesquelles n’ont souvent pas d’autre option que d’utiliser les mots et concepts de leurs interlocuteurs, demandant des « titres », par exemple, sans toujours mesurer ce que cela implique à court et à moyen terme.
Cette réflexion sur les représentations d’espaces est une invitation à lire en entier l’ouvrage parfois complexe, mais tout à fait passionnant d’Etienne Le Roy, La terre de l’autre. Une anthropologie des régimes d’appropriation foncière.
Les représentations d’espaces faisant référence à diverses « maîtrises foncières », un concept central développé par l’anthropologue et juriste, nous avons intégré ici un encadré (#1) qui permettra à tous les lecteurs de mieux comprendre de quoi il s’agit.
1. « La représentation topocentrique » (reconnaissance de territoires centrés autour de lieux particuliers)
Dans la représentation topocentrique, « … l’étendue est ramenée à un ensemble plus ou moins jointif d’espaces qu’on peut appeler génériquement des territoires … avec une extension correspondant aux capacités et aux compétences de circulation des utilisateurs ‘’jusque là où on peut aller’’. Cet ensemble est rattaché à un point (topos) dont la fonctionnalité détermine la capacité d’attraction des usagers et des espaces. » 7
Les Tiv, société lignagère du centre du Nigéria pratiquant une agriculture semi-itinérante décrite par Paul Bohannan n’utilisent pas de carte géographique, mais une « carte généalogique » conçue à partir de la case du patriarche, le topo-centre de l’organisation spatiale. Cette carte, ‘’mouvante sur la surface terrestre’’ suite aux déplacements des villages tous les deux ou trois ans, est ici entièrement déterminée par les rapports de parenté, avec un seul type de topo-centre (organisation monofonctionnelle). É. Le Roy précise que « ce modèle d’assignation des droits fonciers par la parenté était loin d’être généralisé dans les sociétés africaines ». 8
Les Plateaux Tonga du nord de la Rhodésie utilisent une carte construite autour de points d’une nature totalement différente, les autels de pluie, dont la localisation est fixe (Bohannan). « L’autel de pluie, sur des plateaux particulièrement exposés à la sécheresse, est donc un topo-centre à fonction religieuse, économique et politique essentiel ». Probablement, selon E. Le Roy, des topo-centres secondaires existaient probablement à l’échelle des villages pour déterminer l’installation et l’accès aux droits d’exploitation. 9
« Chaque espace, aimanté à partir de son topos, voit sa fonctionnalité se réduire avec la distance vis-à-vis du centre pour aboutir à des confins ou à un no man’s land, zone tampon, territoire ouvert, non revendiqué ou non occupé. (…) Des espaces de même fonctionnalité se concurrencent, donc produisent des confins, voire des limites. Les espaces de fonctionnalités différentes se superposent, produisant un ‘’feuilleté’’ qui peut concerner, dans des exemples africains, entre cinq à dix types d’espaces superposés, considérés selon les fonctions de production, d’échange, de commercialisation, des pratiques religieuses ou initiatiques, des fonctions de résidence selon les périodes et les statuts, de domination politique, d’administration, etc. ». 10
Cette représentation topocentrique, nous précise E. Le Roy, semble reposer essentiellement sur une « carte mémorielle », par mobilisation de la mémoire des acteurs. Il ne connaît pas de cartographie dessinée qui ne fasse que positionner des points sans les relier entre eux, comme c’est le cas dans la représentation odologique qui sera décrite plus bas. Mais pour fixer la représentation dans l’imaginaire du lecteur, il renvoie celui-ci à la figure 1. 11
La représentation topocentrique est, selon l’auteur, principalement associée à ce qu’il appelle une « maîtrise spécialisée ». Le concept fait partie de son analyse des « maîtrises foncières », qu’il a développée successivement dans plusieurs publications, et qui fait l’objet d’une synthèse dans le chapitre 7 (4e partie) de La terre de l’autre. Tous les ayants droit ont accès à l’espace, peuvent y faire des prélèvements de façon prioritaire, et en assurent la gestion. Aucun d’entre eux ne peut en exclure un autre, ni aliéner ses droits. (voir l’encadré #1)
Figure 1. Représentation topocentrique. Illustration reprise de La terre de l’autre, p. 57
2. « La représentation géométrique » (usage de la géométrie pour établir des parcelles et mesurer les étendues)
Dans la représentation géométrique « l’étendue est dilatée au maximum pour couvrir l’ensemble de la sphère terrestre. Elle est considérée comme une mosaïque, un ensemble de polygones qui peuvent être chacun mesurés pour leur donner une valeur d’usage ou d’échange. Les modes de mesures peuvent être basés sur le calcul mathématique des superficies ou des unités de temps propres aux fonctions qui sont autorisées. »
« Chaque espace fait l’objet d’une délimitation précise en terme de limites ou de frontières. Le passage non autorisé est une agression/transgression et tout passage suppose un changement de qualité ou de statut (propriétaire/occupant, national/étranger, etc.). »
« Chaque espace devient une zone d’exclusivité et, tendanciellement, d’exclusion. Dans les conditions du marché généralisé, au caractère exclusif on adjoindra le caractère absolu, autorisant la pratique du droit de propriété privée débouchant sur la sanctuarisation (Modèle quatre, infra). » 12
E. Le Roy, à la suite de Paul Bohannan, explique que la cartographie qui sous-tend et rend possible cette représentation s’est développée entre le XVe et le XVIIe siècle en Europe, avec les grands voyages maritimes. Elle « repose sur le principe d’un relevé de position à partir des étoiles, dont la ‘’fixité’’ par rapport à l’observateur va permettre de s’affranchir des repères physiques ou naturels et de combiner une carte imaginaire à l’échelle de la planisphère et des cartes particulières à l’échelle du territoire politique, du terroir ou de la parcelle. Cette carte imaginaire est une sorte de filet jeté conventionnellement sur le globe terrestre, composé d’une part de lignes parallèles à l’équateur et d’autre part de méridien se recoupant aux deux extrêmes, les pôles nord et sud, l’un de ces méridiens étant, toujours conventionnellement, le point de référence ‘’0’’. (…) Cette organisation d’esprit orthogonal permet de calculer en latitude et longitude la position de points, celui d’un navire en pleine mer puis des polygones terrestres et de les resituer sur les cartes géographiques et sur les cadastres. »
Cette représentation géométrique qui permet l’arpentage, la mesure des parcelles, en fixant des limites précises entre elles, va pouvoir servir à la mise en place d’une maîtrise absolue, permettant non seulement d’accéder et de gérer, mais aussi d’exclure et d’aliéner, la propriété privée.
La figure 2 en résume les principales caractéristiques.
Figure 2. Représentation géométrique. Illustration reprise de La terre de l’autre. p.58
3. « La représentation odologique » (connaissance des cheminements)
C’est à partir de l’étude des sociétés pastorales africaines que s’est progressivement imposé un troisième type de représentation. S’appuyant en particulier sur les travaux de Gunther Schlee sur les nomades du nord du Kenya, qui notait que « la perception qu’avaient les nomades de leur espace et leurs formes de territorialité étaient très différentes de celles de leurs futurs colonisateurs » 13, É. Le Roy caractérise une représentation articulée autour de routes qui relient deux points en passant au moins par un troisième. « Une route est indiscutablement une ligne mesurable par sa longueur selon une unité qui peut être une durée combinée ou pas avec le véhicule de transport (…) ou selon le critère de la vitesse (en km/h), de la pénibilité (risque de fatigue accru pour des bœufs, des chevaux, des chameaux, selon les cas). (…)
Mais la science des cheminements est d’abord celle des flux d’hommes et de ressources qui empruntent ces routes et des ressources dont ces hommes ont besoin pour répondre aux conditions parfois dangereuses ou extrêmes du milieu naturel qu’ils ont à affronter. Que l’on songe aux navigateurs que décrit Bronislaw Malinowski dans les Argonautes du Pacifique occidental avant l’invention des instruments modernes et affrontant le grand océan avec de frêles pirogues ou aux caravanes traversant le Sahara et dépendant des points d’eau ou aux trappeurs dans le Grand-Nord canadien. L’accès à ces ressources (fruits, graines, herbages pour les animaux, eau, combustible, abris, etc.) est une condition de survie plus ou moins immédiate ou différée de groupes entiers. Leur disponibilité est stratégiquement déterminante et, ainsi, les espaces associés à la route et les ressources qu’ils supportent combinent des contraintes différentes qui en faisaient généralement des ‘’communs’’ dont on retrouvera l’impact dans plusieurs parties de cet ouvrage ». 14
Les caractéristiques de la représentation odologique sont les suivantes.
« par rapport à l’étendue : la représentation est conçue à partir d’une ligne allant d’un point à un autre et incluant ses abords et ses dépendances ;
son marquage : par le chemin, la route et le cheminement ;
sa relation avec les autres représentations est son trait fonctionnel dominant, en mettant en contact des lieux, des territoires et des autorités sur les espaces
le support technique est la carte routière, l’itinéraire, le portulan. » 15
Les usages qui y sont associés sont rendus possibles par des droits d’accès et de prélèvement, ce qui correspond à ce qu’E. Le Roy appelle « maîtrise prioritaire ».
Ces représentations se retrouvent avec des activités et dans des environnements très différents. Lors d’une mission en Amazonie bolivienne en 2008, dans la région de Pando, j’avais découvert que la représentation de l’espace des collecteurs de noix du Brésil (Bertholletia excelsa, castaña en espagnol) était aussi de type odologique. Le travail de Marco Antonio Albornoz, chercheur au CIFOR, avec les habitants de la communauté de Palma Real (municipio Sena) montrait clairement que c’était un droit de prélèvement des noix d’une ‘’grappe d’arbres’’ qui était reconnu par la communauté à un cueilleur, et que ces arbres se répartissaient sur un sentier de collecte les reliant. Il n’entrainait en aucune façon l’appropriation de parcelles entières de forêts. Mais, dans le même milieu, nous avions pu constater lors d’une autre recherche avec Marta Fraticelli dans la même région que les petits agriculteurs qui défrichaient pour leur production alimentaire et installaient ensuite des pâturages sur ces terrains au lieu de laisser se reconstituer un couvert forestier, avaient, eux, une représentation de l’espace totalement différente, sans doute de type topocentrique à l’origine, et de plus en plus de type géométrique avec la division en parcelles et la remise de titres fonciers promue par le gouvernement bolivien. 16
La figure 3 présente un résumé des caractéristiques du modèle de représentation odologique de l’espace.
Figure 3. Représentation odologique. Illustration reprise de La terre de l’autre, p.64
4. « La représentation hiéronomique » (espaces sanctuarisés)
Jusque dans les années 1990, E. Le Roy considérait que « les bois sacrés, les lieux d’initiations, les puits ou arbres abritant des génies, les autels d’ancêtres » qu’il avait rencontrés dans ses « travaux sur le régime foncier des Wolof puis des Diolas du Sénégal » relevaient d’une représentation topocentrique de l’espace. Ses travaux ultérieurs, en particulier avec Olivier Barrière en pays Bassari (est de la Gambie, Guinée et dans le parc du Niokolo-Koba au Sénégal oriental), l’ont amené à définir une représentation spécifique pour caractériser certains espaces sanctuarisés.
Les Bassari « sont des chasseurs – collecteurs qui se sont convertis de manière sélective à l’agriculture et à l’élevage en adoptant la technologie qui les accompagne. » Olivier Barrière décrit les Bassari comme un groupe social qui « se caractérise par une culture participant fortement à un rapport symbiotique à la nature, où le visible (belyan) et l’invisible (biyil) s’interpénètrent. Son existence est imprégnée par la présence des ancêtres et des génies tutélaires et son organisation interne est fortement structurée par les classes d’âge. » E. Le Roy nous explique qu’il s’agit d’un groupe de quelques milliers de personnes et que, « victimes de multiples exactions, ils faillirent disparaître à la fin de l’époque pré-coloniale sous les razias des Peuls du Fouta-Djalon. » Ils manifestent cependant « un réel dynamisme et une forte capacité d’adaptation aux nouveaux enjeux de la modernité, à condition que cette modernité tienne compte d’un mode de vie singulier. (…) ils sont des chasseurs dans l’âme et la viande de chasse occupait une place importante dans leur régime alimentaire. Or la chasse ne peut se faire que dans le parc du Niokolo-Koba. » 17
Le parc du Niokolo-Koba, créé en 1926 et couvrant plus d’un million d’hectares, est « une aire protégée intégrale, exempte de tout résident humain. Les habitants de certains villages ont ainsi été expulsés dans les années 1970, la circulation à l’intérieur du parc [est] soumise à autorisations (rares). » Cette situation a entraîné de fortes tensions entre les gardes forestiers et les populations, qui ont été jusqu’à nécessiter parfois l’intervention de l’armée sénégalaise. « Il y a là une pratique d’interdiction et d’expulsion des populations fondée sur des exigences de préservations de richesses fauniques ou floristiques indéniables, mais qui ont pour conséquence de faire perdre à des populations non seulement leurs ressources alimentaires et leurs zones d’activités parfois pluri-centenaires mais également des éléments du paysage, des sites ou des espaces aménagés par leurs ancêtres et qui constituent des éléments déterminants de leurs identités. Leur disparition brutale parce que non négociée ni maîtrisée induit une destruction de ces identités et un véritable naufrage des sociétés. » 18
É. Le Roy va retrouver une situation similaire au Canada en travaillant sur la reconnaissance des peuples autochtones Innu et leurs ‘’réserves’’ au Nord-Québec et les peuples Innuit encore plus au nord, expulsés de leurs territoires par l’armée pour des raisons militaires à l’époque de la guerre froide. C’est dans ce contexte qu’il entend parler de « sanctuarisation », un terme qu’il reprendra pour décrire un espace totalement déshumanisé, en opposition au « territoire » qui, lui, est mis en avant par les interlocuteurs autochtones.
« La sanctuarisation suppose la disparition de tout marquage interne mais sa multiplication aux limites ou aux frontières pour communiquer sur l’interdit et justifier toute répression ». (…) « La relation avec les autres espaces … est non pas nulle mais négative ». É. Le Roy commente qu’«en niant une réalité antérieure reconnue et organisée », … la sanctuarisation peut entrainer des conséquences opposées aux objectifs initialement prévus, par exemple la protection de la nature.
La figure 4 reprend et résume la représentation « hiéronomique », (de hieros : coupé, sacré et nomos : espace et normes) liée au processus de sanctuarisation. ; É-. Le Roy l’associe à une maîtrise exclusive des tiers (usagers ou propriétaires), qui dans ce cas précis se traduit par une pratique d’exclusion de tout usage.
Figure 4. Représentation hiéronomique. Illustration reprise de La terre de l’autre. p.69
5. « Représentation originelle du territoire »
É. Le Roy définit sa cinquième représentation, le territoire, comme un espace humanisé, c’est-à-dire en quelque sorte comme le contraire de la sanctuarisation.
Repartant de la double nature du territoire décrite par Maurice Godelier 19, « une portion de la nature et donc de l’espace sur laquelle une société déterminée revendique et garantit à tout ou partie de ses membres des droits d’accès, de contrôle et d’usage portant sur tout ou partie des ressources qui s’y trouvent et qu’elle est désireuse et capable d’exploiter » et « … un lieu où ses membres trouveront en permanence des conditions et moyens matériels de leur existence (…) ». « Ce que revendique une société en s’appropriant un territoire, c’est l’accès, le contrôle et l’usage, tout autant des réalités visibles que des puissances invisibles qui le composent, et semblent se partager la maîtrise des conditions de reproduction de la vie des hommes, la leur propre comme de celle des ressources dont ils dépendent ». (…)
É. Le Roy précise que ces deux conceptions, s’imbriquant l’une dans l’autre, ont « une fonction commune d’humanisation de la nature à laquelle on peut accéder en qualité de membre d’un groupe et en respectant toutes les conditions qui sont associées à ce statut de membre de ce groupe-là, dans cette situation-là. (…). Dans un sens premier, le territoire est une étendue à laquelle on accède paisiblement et qu’on transforme ainsi en un espace partagé (…). » Dans les sociétés plus complexes qui ne se limitent pas à la cueillette, la chasse ou la pêche, mais transforment les ressources, le « territoire » devient « le lieu physique puis mythique de la reproduction de populations de plus en plus nombreuses (donc politiquement différenciées) et dont les procès de production sont de plus en plus sophistiqués. Dans le langage actuel, on considérera selon cette seconde acception le territoire comme le support de la gouvernance du groupe et dans le contexte de la société moderne, comme le cadre d’exercice de la souveraineté, la souveraineté étant à l’État ce que la propriété privée est à l’individu : une, absolue et indivisible. » 20
La territorialisation induit un marquage de plus en plus explicite, pouvant aller avec la territorialité de l’État moderne jusqu’à des formes proches de celui de la sanctuarisation.
En résumant beaucoup au risque d’appauvrir l’analyse d’É. Le Roy, on pourrait dire que la territorialisation remet l’homme au cœur du rapport entre société et nature, mais pas en termes de propriété, sinon d’appartenance à la fois à la nature et à la société, qu’il construit et modifie en permanence.
La figure 5 reprend de manière schématique la représentation originelle du territoire.
Figure 5. Représentation originelle du territoire. Illustration reprise de la terre de l’autre. p.71
1 Collection Droit et société. Volume 54. L.G.D.J. Lextenso Editions, Paris 2011. 441 p.
2 Bohannan, Paul. Land, Tenure and Land-Tenure, in Daniel Biebuyck (ed.) African Agrarian Systems, Oxford University Press, Oxford, 1963, p. 101-110)
3 Le Roy, E. La terre de l’autre, introduction du chapitre 1, p. 53.
4 Le Roy, E. La terre de l’autre, introduction générale, p. 37.
5 Discussion autour de l’ouvrage d’Étienne Le Roy « La terre de l’autre. Une anthropologie des régimes d’appropriation foncière ». Réflexion sur les communs. Réunion thématique AGTER et Comité Technique Foncier et Développement, le 22 mars 2012. www.agter.org/bdf/fr/corpus_chemin/fiche-chemin-430.html
6 Le Roy, E. La terre de l’autre, p. 54.
7 Le Roy, E. La terre de l’autre, p. 55.
8 Le Roy, E. La terre de l’autre, p. 53.
9 Le Roy, E. La terre de l’autre, p. 53.
10 Le Roy, E. La terre de l’autre, p. 55.
11 Le Roy, E. La terre de l’autre, p. 56.
12 Le Roy, E. La terre de l’autre, p. 55 et 56.
13 Schlee, Gunther. Nomades et État au nord du Kenya. In Bourgeot, A. (dir) Horizons nomades en Afrique sahélienne, sociétés, développement et démocratie. Karthala Paris 1999. Le Roy E. La terre de l’autre, p. 62.
14 Le Roy E. La terre de l’autre, p. 63.
15 Le Roy E. La terre de l’autre, p. 65.
16 Merlet, M. ; Fraticelli, M. (2009). Cambios en la tenencia de la tierra, las normas de gestión del bosque y la regulación del acceso a los recursos forestales en las comunidades campesinas de la Amazonia Boliviana. CIFOR.
17 Le Roy E. La terre de l’autre, p. 66.
18 Le Roy E. La terre de l’autre, p. 66.
19 Godelier, Maurice (1984). L’idéel et le matériel. Pensée, économie, sociétés. Fayard, Paris. p.112.
20 Le Roy E. La terre de l’autre, p. 70.